Politique / Société

Manifestations contre la réforme des retraites: quand parler de révolution?

Temps de lecture : 3 min

[L'Explication #106] Certains critères doivent être réunis pour pouvoir employer ce terme.

Manifestation contre la réforme des retraites, le 13 avril 2023 à Paris. | Christophe Archambault / AFP
Manifestation contre la réforme des retraites, le 13 avril 2023 à Paris. | Christophe Archambault / AFP

Pourquoi envions-nous l'orgasme des cochons? Les gauchers sont-ils davantage intelligents? Quand il pleut, est-ce que les insectes meurent ou résistent? Vous vous êtes sans doute déjà posé ce genre de questions sans queue ni tête au détour d'une balade, sous la douche ou au cours d'une nuit sans sommeil. Chaque semaine, L'Explication répond à vos interrogations, des plus existentielles aux plus farfelues. Une question? Écrivez à [email protected]

Alors que les manifestations contre la réforme des retraites battent toujours leur plein en France, certains peinent à qualifier ce mouvement, employant parfois un mot fort qui résonne en chacun de nous: «révolution».

La presse internationale n'hésite notamment pas à parler de nouvelle «révolution française», quand certains députés, eux, évoquent une «ambiance révolutionnaire». Qu'en est-il vraiment? Peut-on réellement qualifier ces vagues de protestations de véritable révolution?

«Une révolution nécessite un basculement du régime»

Pour pouvoir parler d'une révolution, il faut tout d'abord qu'il y ait un changement radical, un renversement d'un ordre établi. «Une révolution nécessite un basculement du régime et une prise de pouvoir», explique Guillaume Mazeau, historien spécialiste de la Révolution française et maître de conférences à l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Mais contrairement à un coup d'État, qui est aussi un basculement de régime, note l'historien, une révolution doit avant tout être portée par les masses, notamment les classes populaires.

«Si l'on regarde les révolutions précédentes, elles ont engagé des masses de populations de classes sociales et d'opinions politiques différentes. Une révolution, c'est un moment où les classes unissent leurs forces pour faire basculer le pouvoir», précise Guillaume Mazeau. Transversale, elle doit réunir sous l'étendard d'une utopie nouvelle, d'une autre conception des rapports sociaux, aussi bien les bourgeois que les gens défavorisés. Cette union politique et sociale limitée dans le temps explique également pourquoi «les lendemains de révolution sont aussi difficiles». Alors, attention à la gueule de bois révolutionnaire.

À regarder de plus près les dernières révolutions en France, beaucoup ont un point commun: elles interviennent à un moment de crise particulièrement intense. La révolution de 1789, par exemple, est précédée de deux mauvaises récoltes de céréales qui ont entraîné la hausse du prix du pain, la régression du pouvoir d'achat, une crise de l'industrie textile et le chômage. Celle de 1830 est précédée par une grave crise due, entre autres, à de mauvaises récoltes là encore. Autant de problèmes majeurs qui ont rendu exsangue la vie de millions de Français, poussés à bout.

«Pour en arriver là, il faut un contexte d'inégalité et de souffrance sociale tellement fort et ancien que, si on fait le calcul, il n'y a rien de mieux à faire que la révolution. Il faut ne plus rien avoir à perdre», ajoute l'historien. Il existe souvent des signes avant-coureurs: il n'y a pas de renversement soudain, sorti de nulle part. «Il y a beaucoup d'alertes avant une révolution, comme une succession de mouvements de rébellion», indique Guillaume Mazeau. Tout a souvent déjà été tenté au préalable, et les esprits sont prêts pour un tel changement, comme en 1792 avec l'abolition de la royauté en France, précédée de trois années révolutionnaires.

«Une référence plus qu'une réalité»

Revenons-en à nos moutons: avons-nous affaire ici, avec les manifestations contre la réforme des retraites, à une révolution? Loin de là, estime Guillaume Mazeau. «Aujourd'hui, il y a des inégalités fortes et préoccupantes, c'est un moment de crise politique. […] Mais il faut faire attention aux mots: ici, ça n'a rien à voir avec une révolution.»

Comment qualifier alors ces grands rassemblements? Pour l'historien, il ne s'agit ni plus ni moins que d'un mouvement social qui reste globalement pacifique, «avec quelques petits moments d'insurrection de certains groupes». Rien de nouveau sous le soleil: «On reste dans la tradition des mouvements sociaux des XXe et XXIe siècles, qui ne se rapprochent en rien d'une révolution.»

En comparaison, Mai 68 revêtait déjà un aspect plus rébellionnaire, souligne Guillaume Mazeau: «Il y avait une vision bien plus alternative du monde, avec des contre-projets de société, même si aujourd'hui, la jeunesse porte une utopie nouvelle, notamment sur les questions climatiques.»

On est somme toute loin d'un renversement de l'ordre établi, d'autant que le mouvement social reste très encadré par les syndicats. Les manifestations actuelles ne peuvent même pas être comparées à celles des «gilets jaunes», «dernier grand mouvement insurrectionnel». Là encore, pourtant, on ne pouvait parler d'une révolution.

Pourquoi alors ce leitmotiv de la révolution, que l'on entend des cortèges jusqu'aux médias? Pour Guillaume Mazeau, cela relève avant tout du fantasme. «On vit dans le fantasme du retour permanent de la révolution, ça donne du sens aux manifestants. C'est plus une référence qu'une réalité: ça fait très longtemps qu'il n'y a pas eu de moment ou de mouvement révolutionnaire en France.»

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