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Il n'y a qu'à regarder l'actualité récente pour trouver des traces de ce phénomène: le 4 mai, six membres d'un groupuscule d'ultradroite ont été interpellés dans le Doubs et le Bas-Rhin pour avoir projeté d'organiser un attentat visant, entre autres, une loge maçonnique, et potentiellement Jean-Philippe Hubsch, l'ancien grand maître du Grand Orient de France.
Fascinés par Adolf Hitler, adeptes de la théorie du complot judéo-maçonnique et membres d'un groupe d'ultradroite baptisé «Honneur et nation», ces individus, dont trois d'entre eux ont été mis en examen pour «association de malfaiteurs terroriste criminelle», cherchaient à acquérir des armes tout en s'intéressant de près à la fabrication d'explosifs. Heureusement, la police leur a coupé l'herbe sous le pied avant qu'ils ne passent à l'acte.
Cet événement vient mettre en relief la haine que portent les mouvances d'extrême droite à l'encontre de la franc-maçonnerie. Une animosité qui n'est pas nouvelle et dont les racines profondes remontent à des siècles. Aujourd'hui, l'antimaçonnisme connaîtrait même une certaine résurgence. Comment expliquer ce phénomène? Pourquoi, par le passé comme de nos jours, l'extrême droite en veut-elle aux francs-maçons?
Complot judéo-maçonnique
L'antimaçonnisme ne date pas d'hier. Cette société de réflexion et de pensée, qui rassemble des groupes d'individus divers et variés à travers le monde, a toujours suscité les fantasmes les plus fous. Sa nature initiatique, discrète et ésotérique déchaîne les passions, au point d'être souvent prise pour cible au cours de l'histoire par ses détracteurs, dont l'extrême droite fait partie.
La naissance de la critique à l'encontre des francs-maçons en France remonte à la fin du XVIIIe siècle. «La franc-maçonnerie a été vilipendée d'abord par les contre-révolutionnaires qui la tenaient pour responsable de l'esprit philosophique et donc antireligieux qui avait conduit à la Révolution française», relate Jean-Yves Camus, politologue et directeur de l'Observatoire des radicalités politiques à la Fondation Jean-Jaurès.
Au sein des milieux contre-révolutionnaires et catholiques naît alors une théorie du complot, exprimée publiquement par l'abbé Barruel au début du siècle suivant, selon laquelle francs-maçons et juifs auraient noué une alliance secrète contre les valeurs de l'Église et de la royauté. De façon plus large, ils se seraient unis dans le but de dominer la société française et le monde. Ce complot judéo-maçonnique sera régulièrement mis en avant pour justifier les attaques à l'encontre des juifs et des maçons par les diverses mouvances d'extrême droite, depuis la Révolution française jusqu'à nos jours.
«La franc-maçonnerie est perçue comme un mouvement libéral cherchant à détruire les sociétés traditionnelles.»
D'un autre côté, les concepts progressistes avancés par certaines loges (il existe aussi des obédiences conservatrices), qui promeuvent alors les idées des Lumières et plaident pour des sociétés ouvertes, attirent les critiques, expose Stéphane François, historien des idées, politologue et spécialiste des fondations théoriques de l'extrême droite européenne.
«La franc-maçonnerie est alors perçue comme un mouvement libéral cherchant à miner et/ou à détruire les sociétés traditionnelles, fondées sur le respect de la hiérarchie sociale et de la religion», précise-t-il. Cette perception a traversé les âges, puisque des années après, l'extrême droite voit encore dans la franc-maçonnerie un mouvement délétère.
Cela peut notamment expliquer le rapprochement entre l'antimaçonnisme et l'antisémitisme au cours de l'histoire, ajoute Stéphane François. «La fusion avec l'antisémitisme s'est faite facilement puisque l'extrême droite voyait la même action chez les juifs. La diffusion au début du XXe siècle des Protocoles des Sages de Sion, le célèbre faux antisémite, accréditera l'idée d'un contrôle juif de la franc-maçonnerie dans le but de détruire les “nations” par la promotion des idées progressistes.»
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L'antisémitisme et l'antimaçonnisme sont étroitement liés. Adolf Hitler reprendra également la théorie du complot judéo-maçonnique pour dénoncer la mainmise des francs-maçons et des juifs sur le monde, note Séraphin Alava, maître de conférences à l'Université Toulouse-Jean-Jaurès et membre de la Chaire Unesco en prévention de la radicalisation et de l'extrémisme violents. «Les mouvements néonazis, comme les mouvements identitaires d'extrême droite ont, depuis le XIXe siècle, mis au centre de leurs haines les juifs et les francs-maçons», explique-t-il. Cette haine laissera des traces, et ses racines se sont étendues jusqu'à aujourd'hui, au point d'imprégner l'idéologie des groupuscules identitaires d'ultradroite, mais aussi des complotistes contemporains.
Des idéologies aux antipodes
Désormais, le rejet de la franc-maçonnerie de la part de l'extrême droite est surtout idéologique. Tout ou presque oppose les deux groupes. «L'extrême droite française s'appuie sur les principes de supériorité des races (suprémacisme), d'ancrage de la nationalité dans les origines des parents, de la haine contre l'idéal républicain et la démocratie, décrit le maître de conférences. Les francs-maçons, quant à eux, fondent leur doctrine sur la liberté, l'égalité la fraternité, et l'idéal de la raison et de l'équité entre tous les êtres.»
Les principales caractéristiques de la franc-maçonnerie ne manquent pas non plus d'attiser les suspicions de ses opposants. Fonctionnement occulte, discrétion de ses membres, présence jusque dans le haut niveau hiérarchique: le terreau est parfait pour le développement de la théorie d'un complot maçonnique, selon laquelle les ramifications étendues de l'organisation tireraient les ficelles d'une société aveuglée, au profit de l'internationalisme et à l'encontre de l'intérêt de la nation.
Au-delà du fait que la franc-maçonnerie représenterait une force de subversion de la société et des croyances traditionnelles, c'est donc bel et bien «ce caractère secret, ses rituels, la notion même d'initiation qui distingue l'adepte du profane», qui préoccupe avant tout l'extrême droite, observe Jean-Yves Camus. «Son soupçon porte sur le fait que ce qui est “secret” est nécessairement malfaisant. Sans quoi, pourquoi chercher la discrétion?»
En réalité, la discrétion des francs-maçons français –ils s'affichent sans complexe dans les pays anglo-saxons– s'expliquerait par le traumatisme consécutif aux persécutions du régime vichyste, et le secret par le caractère initiatique du mouvement.
L'antimaçonnisme est un moyen de «faire monter la colère et donner le sentiment d'une nécessité urgente du soulèvement ou du coup d'État».
Avec l'évolution de notre société, le gouffre qui sépare les deux entités semble se creuser toujours davantage. De nos jours, pour l'extrême droite, «la franc-maçonnerie inciterait au choix, à l'émancipation féminine et au déclin de la natalité (notamment via la pilule et l'avortement), au communautarisme et à la déliquescence des mœurs», ajoute Stéphane François, notamment parce que certaines obédiences, dont le Grand Orient de France, ont soutenu le mariage pour tous. Lors des manifestations à l'encontre de cette loi, des slogans antimaçonniques ont été scandés.
Pour autant, les actions violentes de groupuscules d'ultradroite à l'encontre des francs-maçons restent extrêmement rares. Cette animosité se traduit plutôt par la diffusion de contenus alimentant la thèse d'un supposé complot maçonnique par le biais de publications en ligne, de livres et de conférences –bien que des manifestations devant les loges aient déjà eu lieu dans le passé. L'attentat déjoué du 4 mai dernier «se place explicitement dans cette culture antimaçonnique», conclut le spécialiste des fondations théoriques de l'extrême droite européenne.
D'un point de vue plus général, l'antimaçonnisme est aussi un moyen utilisé par les ultras afin de «mettre en avant des figures boucs émissaires pour faire monter la colère et donner le sentiment d'une nécessité urgente du soulèvement ou du coup d'État», estime Séraphin Alava. Selon les mouvances, les cibles responsables de tous les maux ne manquent pas. Tandis que les courants néonazis mettent plutôt en avant l'antisémitisme et les francs-maçons, d'autres préfèrent se focaliser sur la théorie du grand remplacement islamiste et la complicité de la gauche, constate le professeur.
Enfin, la diffusion de la théorie du complot maçonnique fait partie d'une tendance globale: celle du développement des récits complotistes au sein de l'extrême droite, mais aussi dans de multiples strates de notre société. La période de crise et d'incertitudes que le monde traverse favorise l'émergence d'explications simplistes et le succès de théories du complot des plus loufoques aux plus anciennes, qui trouvent un nouvel écho auprès d'un public en quête de réponses.