Pourquoi envions-nous l'orgasme des cochons? Les gauchers sont-ils davantage intelligents? Quand il pleut, est-ce que les insectes meurent ou résistent? Vous vous êtes sans doute déjà posé ce genre de questions sans queue ni tête au détour d'une balade, sous la douche ou au cours d'une nuit sans sommeil. Chaque semaine, L'Explication répond à vos interrogations, des plus existentielles aux plus farfelues. Une question? Écrivez à [email protected]
La Manche est au beau milieu d'une tempête. Une tempête qui n'est pas due à des vents violents ou à des vagues fracassantes, mais plutôt à des affrontements diplomatiques entre deux voisins, sur fond d'enjeux économiques et politiques, avec, en bout de proue, du poisson.
Au milieu de ce bras de fer entre la France et la Grande-Bretagne se trouvent des licences de pêche permettant aux pêcheurs français de continuer à travailler encore quelque temps dans certaines eaux britanniques, malgré le Brexit. Mais nos voisins ne semblent visiblement pas pressés de les distribuer, et, selon le ministère de la Mer, quelque 150 autorisations sont encore attendues. C'est la goutte d'eau qui fait déborder la Manche: le 25 novembre, les représentants des marins-pêcheurs français ont annoncé plusieurs mouvements visant à bloquer le trafic de marchandises entre la France et le Royaume-Uni. Le ton se durcit à la frontière maritime.
Outre ces eaux, la question des délimitations des zones maritimes et de leur souveraineté fait des remous aux quatre coins du globe. En mer de Chine du sud notamment, théâtre des ambitions dévorantes de Pékin, ou encore, plus proche de nous, en mer Méditerranée, avec celle du turc Recep Tayyip Erdoğan. Comment, de manière générale, sont donc définies ces frontières? Et en quoi entrent-elles en ligne de compte dans le combat que livrent les pêcheurs français? L'Explication décrypte.
Cumul de milles
Par définition, une frontière maritime est une frontière délimitant sur les eaux les territoires respectifs sur lesquels s'exerce la souveraineté de deux États. Les enjeux derrière cette démarcation, qui est souvent le prolongement d'une frontière terrestre atteignant une côte, sont multiples, allant de l'économique au politique, sans oublier l'aspect géostratégique.
Mais à regarder les cartes traçant les limites de pouvoir et d'influence en mer, il est difficile de parler véritablement de frontières. Contrairement à la terre ferme, où une seule ligne bien établie –du moins quand elle n'est pas contestée– sépare distinctement deux États, sur les eaux, toutes une série de lignes apparaissent. Des lignes représentant les limites et zones de partage sur lesquelles les États se sont accordés, souvent après de longues négociations. Ou après un bon coup de canon.
Au XVIIe siècle, délimiter une frontière maritime était bien plus facile qu'aujourd'hui. Les pays étaient en mesure de revendiquer la souveraineté des eaux du moment qu'ils pouvaient la défendre depuis le rivage. Autrement dit, ils tiraient un bon vieux coup de canon, regardaient où le boulet tombait, et hop, le tour était joué: les eaux couvertes par le tir passaient sous leur houlette. Une zone qui s'est progressivement établie à trois milles marins (environ 5,5 kilomètres) au large. Au-delà, la haute mer était considérée comme un espace international.
Vous vous en doutez, fixer les limites en tirant des boulets, ça ne pouvait durer qu'un temps. À partir de 1958, une succession de conventions des Nations unies a fini par définir de façon juridiquement stable les droits et fonctions attribués aux frontières maritimes. Et au fil des conventions, les États cumulaient des milles. La largeur de la mer territoriale –la partie de mer côtière sur laquelle s'étend la souveraineté d'un État côtier– est ainsi passée de 3 à 6 milles marins en 1958, puis de 6 à 12 milles marins en 1982, avec la convention de Montego Bay, ratifiée par 168 pays. Soit un peu plus de 22 kilomètres au large.
En ce qui concerne les eaux britanniques, l'histoire se complique également. Conclue en 1964, avant que le Royaume-Uni n'intègre l'UE, la convention de Londres autorisait la pêche dans une zone comprise entre 6 milles et 12 milles au large des côtes des six signataires –France, Belgique, Allemagne, Royaume-Uni, Irlande et Pays-Bas. Autrement dit, un pêcheur français pouvait aller travailler à 6 milles des côtes anglaises et inversement. «Pouvait», car on connaît la suite: le Brexit a complètement redessiné les zones de pêche autour du Royaume-Uni.Pour les pays rattachés à une masse continentale, comme la France métropolitaine, cette bande suit approximativement la côte. Là, les pays ont une autorité absolue: aucun navire ne peut passer sans autorisation, sauf sur les voies maritimes officielles, et les lois nationales s'appliquent comme sur terre, explique The Economist.
Au-delà de cette ligne, on trouve différents espaces plus ou moins réglementés, dont la zone économique exclusive (ZEE), s'étendant jusqu'à 200 milles marins, sur lesquels l'État côtier exerce des droits souverains, notamment en ce qui concerne les ressources naturelles. Dans le cas où deux pays face à face verraient ces zones se chevaucher, la frontière est normalement fixée à mi-chemin entre eux. Sur le papier, ça paraît simple, mais dans les faits, d'innombrables arrangements bilatéraux ou régionaux sont venus compléter ces accords, entre autres, vis-à-vis de la pêche. Et ce, partout dans le monde, notamment dans les archipels.
Un fish(u) casse-tête
Les frontières maritimes entre la Grande-Bretagne et ses voisins ne font l'objet d'aucune contestation, et ne sont pas la source du problème. Les discussions bloquent plutôt au niveau de ce qu'elles contiennent: le poisson. L'accord sur le Brexit, conclu in extremis fin 2020, prévoit que les pêcheurs européens peuvent continuer à travailler dans certaines eaux britanniques pendant une période transitoire de cinq ans et demi, jusqu'en juin 2026. Pour cela, il leur faut toutefois demander de nouvelles licences à Londres. Et pour les obtenir, ils doivent entre autres prouver qu'ils pêchaient déjà dans cette zone auparavant.
Il existe en fait plusieurs types de licences attribuées en fonction des différentes zones de souveraineté en mer vues précédemment. Les premières concernent les accès dans les 12 à 200 milles nautiques des côtes britanniques. Pour celles-là, pas d'anguille sous roche: elles ont toutes été obtenues en janvier, avec «seulement» trois semaines de retard, explique Le Parisien. Pour ce qui est du périmètre bien plus proche de la côte britannique, les choses se compliquent.
De nombreux pêcheurs français attendent ces précieuses autorisations d'accès depuis des mois, sans que
rien ne bouge.
Dans la zone des 6 à 12 milles marins au large de la Grande-Bretagne, très poissonneuse, Français et Britanniques se disputent sur la nature et l'ampleur des justificatifs à fournir, plus particulièrement en ce qui concerne les petits navires, qui ont du mal à justifier de leur présence antérieure dans ces eaux.
Pendant que les gouvernements jouent des coudes, de nombreux pêcheurs français attendent ces précieuses autorisations d'accès depuis des mois, sans que rien ne bouge. Dans les zones encore disputées, notamment celles autour des Îles anglo-normandes, pour lesquelles la question est encore plus épineuse, la France réclame 169 licences supplémentaires. Le bordel.
À mesure que le poisson grandit, il se déplace en fait progressivement des côtes françaises vers les côtes anglaises, dans un environnement plus favorable. C'est pourquoi, pour pêcher du poisson adulte, mais aussi des espèces plus nobles, comme l'encornet ou le rouget, mieux vaut laisser traîner ses filets près de notre voisin britannique. Pourquoi vouloir absolument se rendre dans les eaux anglaises me direz-vous? Pourquoi ne pas se contenter de nos mers territoriales? De nos harengs pomme à l'huile plutôt que des fish and chips? La réponse est simple: les eaux anglaises proches des côtes sont très riches en poissons de toutes sortes. La faute à la nature.
Comme bien souvent avec la question des frontières maritimes, l'enjeu est multiple. Cette histoire de pêche et de licence va au-delà du simple aspect économique. Pour les deux pays et leur représentant, il s'agit aussi de montrer les muscles, avec d'autres idées en tête. Se détacher de l'Union européenne pour Boris Johnson; jouer habilement un coup politique à six mois de l'élection présidentielle pour Emmanuel Macron, tout en montrant que l'Union européenne peut aussi ne rien lâcher, après avoir longtemps été très conciliante sur de nombreux dossiers avec son ex.