Société

«Je voulais faire peur, pas tuer. C'est épouvantable»

Temps de lecture : 7 min

[Épisode 3] À la cour d'assises du Rhône, les proches de Romane Duffourd racontent leur vie après sa mort et les experts se succèdent pour tenter de comprendre ce qui a poussé Benjamin Cau à poignarder la jeune femme.

Il n'était en proie à aucune psychose, délire ou maladie mentale. | Isai Ramos via Unsplash
Il n'était en proie à aucune psychose, délire ou maladie mentale. | Isai Ramos via Unsplash

Il y a des questions condamnées à rester sans réponse. À la barre de la cour d'assises du Rhône, Lucas, l'ex-colocataire de Romane Duffourd, serre la mâchoire: «Je me demande tout le temps: “Pourquoi elle est pas là?”» Sasha, la sœur aînée de Romane, souffle: «Quand ma mère vient me dire “Romane me manque”, je ne sais pas quoi lui dire. Comment on gère la peine de ses parents à cet âge-là?»

Sasha se souvient des policiers frappant à leur porte cette nuit du 16 mai 2020, de ses parents qui n'arrivaient plus à parler, et d'elle qui a dû demander si sa petite sœur était toujours en vie. «On a compris que oui mais qu'il fallait se dépêcher», prononce-t-elle face à la cour. Deux jours plus tard, Romane succombait à ses blessures, sans que personne ne comprenne vraiment comment c'était possible.

Le médecin légiste, dans son rapport d'autopsie, rapportait que «du fait de la profondeur de la lésion constatée, le coup avait été porté avec une violence certaine». La plaie mesurait 7,5 centimètres. Soit jusqu'à la garde du couteau. À la barre, le chef de service du centre médico-légal secoue la tête: «La peau est un tissu à la fois élastique et résistant», et répète: «7,5 centimètres! Il est peu probable qu'il n'ait pas eu conscience de faire une [telle] plaie.» Dans le box des accusés, Benjamin Cau ne dit rien.

L'expertise ophtalmologique fait état de son amblyopie, une déficience visuelle grave et congénitale, et note: «Les personnes malvoyantes depuis l'enfance développent leurs autres sens, notamment l'ouïe, sans que ce développement ne les rendent plus sensibles au bruit.» L'expertise ORL, quant à elle, établit chez Benjamin Cau «une baisse auditive modérée à droite à gauche», et conclut: «Monsieur Cau ne présente pas les symptômes d'une personne hyperacousique.» Benjamin Cau expose: «Ma seule préoccupation, c'était le calme.»

«Personne ne peut comprendre ce qu'on a vécu»

La nuit, la mère de Romane entend à nouveau les policiers frapper à sa porte. Souvent, elle se réveille en sursaut. Son mari lui dit qu'il n'y a personne. Gaëlle ne sonne plus jamais à la porte des gens: «Je toque», dit-elle. Le bruit de la sonnette hante la plupart des amis de Romane. Désormais, Pauline se «barricade dès le soir», elle ferme sa porte d'entrée à double-tour et glisse une chaise sous la poignée. Maxime, lui, a développé une angoisse au bureau, celle d'ouvrir sa porte: «Parce que je n'ai pas d'œilleton pour voir, alors je refuse d'ouvrir.» Nombreux sont ceux qui vivent à présent avec des TOC: «Je vérifie cinquante fois la porte fermée», soupire Léa.

Les transports en commun, les soirées, les personnes «avec une démarche atypique» sont autant de raisons de s'enfuir en courant. Des flashs reviennent sans cesse en mémoire, sans qu'ils n'y soient conviés. Morgane explique: «C'est une peur permanente. J'ai peur pour mes proches, pour mes parents...» À la barre, Lucas hoche la tête: «Je sais que ça n'arrive pas qu'aux autres.» Il se souvient de son retour à l'appartement le lendemain avec Mélissa, sa petite amie et la meilleure amie de Romane. L'odeur de cuivre les avait pris à la gorge. Il y avait du sang partout. Ensemble, ils ont frotté pendant des heures: «Les taches de sang par terre ne s'enlevaient pas... et se dire que c'était le sang de notre amie...», pleure Mélissa. Lucas souffle: «Y a pas un jour où je pense pas à Romane, à cette scène, à cet homme avec son couteau, et à tout ce sang.»

Face aux symptômes de stress post-traumatique décrits, le président de la cour d'assises, Antoine Molinar-Min, demande doucement à Lucas s'il a bénéficié d'un suivi psychologique: «Non, parce que personne ne peut comprendre ce qu'on a vécu. Personne ne peut m'aider.»

Dans le box des accusés, Benjamin Cau se tient pour se lever face à la cour: «Je suis bouleversé par le témoignage des témoins et de l'agonie horrible de la victime. Je suis horrifié par les traumatismes que j'ai pu leur causer», bégaie-t-il entre deux sanglots. Il jure ne pas avoir perçu la violence du coup porté, ni avoir eu conscience d'avoir pénétré un corps avec la lame du couteau, ajoutant: «Au vu des constatations médicales, je ne comprends pas pourquoi...» Le président de la cour lui demande pourquoi s'être saisi d'un couteau avant de descendre pour se plaindre de la musique. Benjamin Cau réfléchit. «J'ai eu une réaction disproportionnée et inappropriée. Je me dis que j'aurais pu hausser la voix, actionner la sonnette à outrance pour les embêter... Utiliser la sonnette aurait été plus proportionné, pour leur faire subir cette nuisance sonore. C'est un bruit criard.»

«Il cherche à ne pas déranger et ne pas être dérangé»

L'expert psychologue marque une pause. Il a rencontré Benjamin Cau en novembre 2020, à la maison d'arrêt de Lyon-Corbas. Celui-ci avait alors 39 ans, n'était en proie à aucune psychose, délire ou maladie mentale. L'amnésie infantile «non simulée» de Benjamin Cau avant son adoption en Corée du Sud à l'âge de 6 ans pouvait certes interroger: «Qu'a-t-il vécu ces premières années? Les choses sont verrouillées. On note un hyper-investissement de la vie intellectuelle au détriment de la vie affective», signale l'expert. «C'est quelqu'un qui vit beaucoup dans le moment présent», le décrit sa sœur.

L'expert psychologue avait alors écouté Benjamin Cau se raconter. Son incapacité «structurelle» à être en conflit, son mode défensif vis-à-vis de l'extérieur, sa quête d'isolement. Dans tout son parcours de vie, «il cherche à ne pas déranger et ne pas être dérangé», rapporte l'expert. Mais quand Benjamin Cau lui expose sa version de la nuit des faits, un diagnostic émerge: «Sa description du passage à l'acte est très compatible avec un diagnostic de trouble du spectre autistique.» L'expert ajoute: «Il n'est pas dans une logique de vouloir se bagarrer. C'est un envahissement. Il est envahi par la musique, et par un sentiment d'injustice et de frustration. Ce qui le dérange le plus, c'est d'avoir suivi les règles et pourtant de devoir subir.»

Benjamin Cau avait eu recours aux outils à sa disposition: les courriers au syndic de l'immeuble, les appels à la police. Il avait suivi «le protocole, celui de la loi». En faisant intrusion dans l'appartement, relate l'expert, «il supprime tout ce qui est devant le bruit. Une fois qu'il a porté ce coup de couteau, il est dans la déréalisation. Il va couper la musique. Ça, c'est très symptomatique.» Autrement dit: «Son acte est proportionnel à ce qu'il vit lui, à la désorganisation psychique à laquelle il est confronté.» Ce qui est particulièrement marquant, souligne le psychologue, c'est l'état dans lequel se trouve Benjamin Cau une fois remonté chez lui. Il était soulagé par le silence. «C'était un soulagement, et puis la police est arrivée», a-t-il confié à l'expert. Face à lui, il pleurait énormément: «Je voulais faire peur, pas tuer. C'est épouvantable.»

Christophe, son ancien chef, visite parfois Benjamin en détention. Ils ont travaillé ensemble pendant dix-sept ans, de la sortie de son école à son entrée en détention. «Je ne me voyais pas ne rien faire. Je savais que c'était une personne assez isolée, et j'ai émis le souhait d'aller le voir. Pour comprendre, aussi.» Au début de son incarcération, Benjamin Cau voulait travailler en atelier, et était «très demandeur d'activités culturelles». Mais les autres détenus se moquaient de lui, lui faisaient des remarques racistes, et les parties communes l'angoissaient terriblement.

Après avoir été placé de longs mois à l'isolement, dans le quartier des personnes vulnérables, il a vu cette mesure levée «contre sa volonté». Le rapport de détention fait part de son «mutisme total». Fut un temps où il recevait la visite de l'aumônier, ancien joueur d'échecs qu'il avait déjà affronté autrefois. Mais Benjamin Cau a fini par y mettre fin. Il n'a plus de rendez-vous parloir, quasiment pas de contact avec l'administration pénitentiaire, et ne sort jamais de sa cellule. Il y a toujours été seul. «Je trouve ça parfaitement injuste, dit-il au président de la cour d'assises, alors que d'autres sont trois dans des cellules de deux.»

«Je mérite la perpétuité. J'ai détruit la vie de plusieurs personnes»

À la barre, Nils, le frère jumeau de Romane, déclare: «On m'a pris une partie de moi.» Son anniversaire ne sera plus jamais un moment heureux. À sa mort, son cœur à lui s'est arrêté: «J'arrivais plus à respirer.» Il explique que Romane était celle qui «apportait la bonne humeur à la maison» et que depuis, «on rigole beaucoup moins». Sasha, leur sœur, assure: «Tous les quatre, on se regarde sans se regarder. Et en même temps, on a besoin d'être tout le temps ensemble. On est ensemble, mais on se fuit.» Un instant, le président demande à la mère de Romane ce qu'elle entend par «que justice soit faite». Elle répond simplement: «Qu'il y ait une punition à la hauteur de ce qu'on vit.»

Alors qu'il est debout dans le box des accusés, son avocate Me Léa Forest demande à Benjamin Cau ce qu'il en pense. Sans hésiter, il acquiesce: «Je mérite la perpétuité. J'ai détruit la vie de plusieurs personnes.» Le président lui rappelle que pourtant, un jour, liberté lui sera rendue: «Alors la justice est mal faite», soupire-t-il.

Le 9 février 2023, dans l'après-midi, Benjamin Cau a été condamné à quatorze ans de réclusion criminelle pour coups mortels sur la personne de Romane Duffourd.

Ses derniers mots ont été: «J'ai des regrets infinis pour cet acte qui restera dans ma conscience mes jours restants. Je vous ai plongés dans le malheur et dans l'effroi. Je ne vous laisse que du deuil, du traumatisme, du vide, des larmes inséchables et une douleur inconsolable. J'espère que ce procès vous a apporté ce que vous étiez venus chercher avec beaucoup de dignité. Je vous demande pardon.» Puis il a fait un signe de tête, pour signifier qu'il en avait terminé.

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