Pour lire, Benjamin Cau plaque le papier contre son œil. Malgré ses lunettes, sa vue est de 1/10 de loin et de 6/10 de près, et encore, avec un bon éclairage. Interpellé et placé en garde à vue pour tentative de meurtre le 16 mai 2020, il est désormais poursuivi pour meurtre. Dans sa cellule, à la maison d'arrêt de Lyon-Corbas, Benjamin Cau se demande comment tout ça a pu arriver.
Durant quarante-huit heures, les amis de Romane Duffourd ont veillé devant l'hôpital. Les nouvelles n'étaient pas encourageantes. Romane avait reçu un coup de couteau dans l'artère iliaque externe gauche, d'une profondeur de 7,5 centimètres. Le choc hémorragique avait provoqué un arrêt cardiaque, entraînant une nécrose intestinale. Les médecins laissaient peu d'espoir à sa famille. Si elle s'en sortait, avaient-ils dit, cela tiendrait du miracle. Le 19 mai 2020, à 9h20, Romane Duffourd mourait de ses blessures. Son amie Léa se souvient: «J'étais sûre qu'elle allait s'en sortir. Quand on m'a dit que c'était terminé, je suis tombée de 10.000 étages.»
«Quand il sait être dans son bon droit, il est obstiné»
Benjamin Cau avait choisi le quartier Dauphiné-Montluc pour son calme. C'était un emplacement idéal: l'appartement était situé non loin de son travail et de la gare de Lyon-Part-Dieu, d'où il partait régulièrement pour des tournois d'échecs et de Scrabble. «Il y avait aussi des petits commerces, et les propriétaires de l'immeuble étaient des personnes plus âgées, respectueuses du voisinage», décrit-il.
Né le 28 août 1981 à Séoul de parents inconnus, Benjamin Cau présente à la naissance une déficience visuelle grave, l'amblyopie. Il est opéré en Corée du Sud, sans grand succès. Sa vision de loin et sa vision intermédiaire sont qualifiées de «très basses». Benjamin Cau ne garde aucun souvenir de la Corée. À ses parents, il a simplement dit: «Ça a commencé avec vous.»
Il a pourtant presque 6 ans quand ce couple de Français, habitant en Normandie, l'adopte. Déjà parents de deux enfants, ils en ont adopté trois autres. Benjamin est le dernier de la fratrie. Un an plus tard, la famille s'installe à Villeurbanne. Benjamin apprend à parler français en quelques mois. À l'école, il n'a pas beaucoup d'amis. Ses parents et ses frères et sœurs n'y voient rien de mal, si ce n'est un caractère: Benjamin a toujours été solitaire. «C'était un enfant facile, docile, et sans histoire», dépeint sa mère. On ne lui connaît aucune relation sentimentale non plus. Benjamin se pense «trop timide» et ayant «trop de défauts physiques».
Le voisin, épisode 1: «Y a un voisin qui a planté un couteau dans la jambe de ma copine»
Après un bac économique et social obtenu avec mention, il s'inscrit dans un DUT de gestion des entreprises, et finit major de sa promotion avec un master de finance en poche. Cela fait la fierté de sa famille. Au club d'échecs, tout comme au club de Scrabble, personne ne l'a jamais vu élever la voix. «C'est un sport cérébral qui peut rendre les joueurs nerveux. Mais il a toujours été impeccable», assure le président de son club d'échecs aux enquêteurs. Là, Benjamin Cau se fait des amis, des personnes «beaucoup plus âgées». Il confie que depuis l'enfance, c'est en leur compagnie qu'il se sent le mieux, qu'il se sent plus proche «des ex-soixante-huitards» que des gens de sa génération. Bien que reconnu handicapé à 80%, il ne demande jamais d'aide et tient à n'avoir aucun aménagement spécifique à la table des joueurs.
À la sortie de son master, il décroche un emploi de contrôleur de gestion. Dans son bureau, ils sont trois, avec son supérieur hiérarchique. Son chef dit de Benjamin Cau qu'il est «exigeant avec les autres et avec lui-même. C'est quelqu'un de très calme. C'est un de ses traits de caractère.» Dans l'entreprise où il travaille, tout le monde le connaît. Alors qu'à la cantine, les employés ont tendance à déjeuner entre gens du même service –les salariés de la comptabilité entre eux, ceux des relations humaines entre eux, etc.–, Benjamin s'assoit à n'importe quelle table. «C'est agréable de discuter avec lui. Il a beaucoup de culture générale», reconnaît son chef. De l'avis de ses proches comme de ses collègues, Benjamin Cau peut «avoir beaucoup d'humour».
Mais il y a une chose avec laquelle il ne plaisante pas, ce sont les règles. «Il ne se laisse pas manipuler, note sa mère. Quand il sait être dans son bon droit, il est obstiné. Il aime être dans son bon droit.»
«Ce sont des personnes qui se donnent le droit de transgresser la loi»
Il comprenait le bruit des travaux. Percer des murs, bouger des meubles, ou même rénover une salle de bains, tout cela lui était audible. Ce qui relevait de l'exceptionnel, c'est-à-dire une fête d'anniversaire ou une pendaison de crémaillère, lui semblait beaucoup plus sujet à caution car «vous ne savez jamais si l'exceptionnel ne va pas devenir récurrent» et qu'alors, «ce sont des personnes qui se donnent le droit de transgresser la loi quelque part», et par «la loi», il entend plus spécifiquement «le silence entre 22h et 6h du matin».
Aucun voisin de l'immeuble du 38, rue Saint-Maximin ne s'était jamais plaint du bruit. Les propriétaires de l'appartement de Romane Duffourd se souviennent toutefois d'un événement. Ils ont occupé les lieux pendant trois ans avant de le mettre en location. Un jour, ils ont reçu un recommandé de la part de Benjamin Cau concernant le bruit. Pouvaient-ils cesser le bruit? Ils n'avaient pas compris, l'immeuble était pourtant bien insonorisé. Ils ont ensuite reçu un second recommandé, qu'ils ont encore moins bien compris, puisqu'aux dates incriminées, ils étaient absents. La mère de Benjamin Cau, elle, se rappelle que quand il lui rendait visite le vendredi, la première chose qu'il faisait en arrivant était de baisser le son de la télévision.
Benjamin Cau trouvait les bruits du deuxième étage particulièrement agaçants. Il avait contacté les locataires directement, envoyé des courriers au syndic, prévenu la régie immobilière. Il était allé jusqu'à proposer une compensation financière aux propriétaires pour expulser les voisins au plus vite. Rien n'avait été fait. Il y avait des fautes d'orthographe dans les réponses écrites qui lui étaient formulées. Cela ne faisait pas très sérieux.
Le 14 mars 2020, à 23h59, Benjamin Cau avait alors composé le 17. Il avait compris que c'était «des jeunes qui font la fête» et craint qu'avec «le confinement, la belle saison qui arrive et surtout la fermeture des bars, les rassemblements clandestins ne se répètent». Il commente: «Ma crainte s'est vérifiée.» Il appellera à nouveau le 17 le 5 avril 2020 à 00h12, et le 19 avril 2020 à minuit, pour «tapage nocturne». Un dernier appel est enregistré dans la nuit des faits, le 16 mai 2020. Il se plaint de «la musique à un niveau notablement trop élevé». Par manque d'effectif disponible, aucune équipe de police ne fait le déplacement au 38, rue Saint-Maximin. À la barre, la mère de Benjamin Cau serre son manteau contre elle. «Pourquoi je suis là? déplore-t-elle. Pourquoi?» Elle n'en revient toujours pas, que Benjamin ait pris ce couteau.
«Si la police avait fait son travail, on n'arriverait pas à de tels drames»
Il était en train de jouer à une partie de Scrabble en ligne. C'était une partie importante. La Fédération française de Scrabble avait développé une application qui programme des jeux de trois parties simultanées. Il y jouait tous les soirs pendant le confinement. Il lui fallait du calme. La musique au deuxième étage était insupportable. Il avait déjà signalé le bruit à sa voisine et à son colocataire par le passé, mais il avait eu le sentiment qu'ils le prenaient de haut. Ce n'était pas correct. Alors le 16 mai, peu avant minuit, il était descendu, très en colère, à l'étage en dessous. Dans le tiroir de sa cuisine, il avait attrapé un couteau en céramique. Non pour blesser et encore moins pour tuer, jure-t-il. Le couteau servait à faire peur. Parfois, il lui arrivait de sortir dans la rue avec une bombe lacrymogène, au cas où il se ferait agresser.
Dans le box des accusés, Benjamin Cau bégaie beaucoup: «Le tapage nocturne répété dans le temps, toutes les tentatives amiables pour y mettre fin, les lettres au syndic… J'étais descendu le 14 mars 2020, sans obtenir de résultat… Je me sentais en situation de faiblesse. Étant handicapé, de par ma vue, je me sentais en position d'infériorité.» Il pressentait, expose-t-il, que les étudiants étaient un certain nombre, alors, explique-t-il: «J'ai eu cette réaction totalement disproportionnée de prendre un couteau pour rééquilibrer cette situation.»
Face à l'appartement de Romane Duffourd, il a sonné longuement. Du fait de son handicap visuel, il n'a pas bien vu qui ouvrait la porte. Il pense que c'était une femme. Il a juste avancé le couteau. Il n'a pas senti que la lame entrait dans un corps. Il a entendu une voix féminine crier: «Non mais ça va pas la tête?» Il a pénétré dans l'appartement à la recherche de «la source sonore», mais c'était une petite enceinte, il n'a pas pu la trouver. Avec un tabouret, deux garçons l'ont chassé. Il a couru jusqu'à son appartement du troisième.
Ce n'est qu'une fois remonté chez lui qu'il a vu le sang sur le couteau. Il l'a alors nettoyé et rangé à sa place dans le tiroir, avant de reprendre sa partie de Scrabble sur l'ordinateur. Il ne saurait dire pourquoi. Devant la juge d'instruction, il s'en émeut: «Ça ne me ressemble pas. Quand je vois ça, ça me révulse.» Il se souvient juste, dira-t-il à l'expert psychologue, avoir ressenti «un soulagement incroyable» face au silence.
Lors de son interpellation, Benjamin Cau a immédiatement demandé des nouvelles de la personne blessée. Mais des années après, l'officier de police judiciaire se souvient encore de cette phrase: «Vous savez Monsieur, si la police avait fait son travail ce soir-là, on n'arriverait pas à de tels drames.»