Je le lorgnais depuis le trottoir, le nez quasiment collé à la vitre du numéro 32 de la rue des Francs-Bourgeois, dans le Marais: il semblait m'attendre, lisse, gonflé, écarlate, adulte. Cher. Un magnifique agenda Filofax, les pages du semainier ligné grandes ouvertes dans sa couverture cuir qui me faisait de l'œil.
La devanture de la boutique Filofax –disparue en 2013– et ses agendas multicolores étaient devenus une étape incontournable de mes promenades parisiennes. Pigiste précaire, hors de question pour moi à l'époque d'en franchir le seuil. Des années plus tard, je craque pour un joli Filofax rouge (en simili cuir) qui m'accompagne encore aujourd'hui, quand la plupart de mes congénères (journalistes ou non) ont opté pour un Google Agenda bien plus pratique et moins contraignant.
Certes, il est lourd, épais, griffonné, déchiré, très souvent illisible. Mais sans lui, je suis perdue. Même en temps de confinement où il ne se passe pas grand-chose à noter.
«Inscrire une information sur son agenda personnel, c'est faire entrer cette information (événement, renseignement pratique, adresse) dans son territoire le plus personnel, son espace d'intimité. [...] Il est alors loisible de comprendre que les personnes égarant par inadvertance leur agenda se trouvent tout d'un coup détemporalisées, désocialisées, privées d'engagement et par le fait même dépersonnalisées», écrivait en 2004 le psycho-sociologue Jean-Pierre Boutinet.
Comment, alors, avons-nous pu abandonner ce précieux objet pour un outil virtuel qui, il est vrai, est physiquement imperdable mais semble aussi complètement impersonnel? Et l'organisation de notre temps, et donc de nos vies, est-elle vraiment plus simple grâce au tout-numérique?
Nourriture de nostalgie
Comme moi, Mathilde ne peut vivre sans agenda. Artisane textile, elle collectionne les semainiers depuis le collège. À la fac, après quinze ans de Filofax, adoré pour son design mais aussi ses gadgets (notes, intercalaires), elle lui fait une infidélité pour le Moleskine 12x21cm «plus pratique à mettre dans des petits sacs». Au fil des ans, Mathilde conserve ses pages griffonnées de listes de films à voir, de disques, d'envies de voyages, et de choses diverses. «L'agenda, c'est pour moi un espace où je consigne à la fois le quotidien et mes rêves.» Les jours de la semaine s'affichent à gauche, les notes à droite.
Rigoureuse et méthodique, Mathilde a toujours refusé le passage au numérique: «Ce n'est pas si simple à utiliser. Et pour moi c'est même une sorte de barrière. J'ai besoin d'une vue d'ensemble, de pouvoir feuilleter. Et puis j'aime la trace de l'écriture, la possibilité de raturer, de séparer les choses», souligne celle qui relit régulièrement ses anciens agendas, devenus «nourriture de nostalgie».
L'agenda est aussi un lieu de souvenirs et de désirs à concrétiser. | Thought Catalog via Unsplash
«L'adoption de l'agenda électronique a complètement effacé toute trace d'intimité, la sienne mais aussi celle de toutes les personnes extérieures à l'univers professionnel», analyse François-Xavier de Vaujany, professeur de sciences de gestion à PSL, Université Paris-Dauphine et spécialiste des nouvelles formes du travail. Certains découvraient un dessin de leurs enfants dans leur agenda, pour d'autres c'était une liste de courses. Pour Mathilde, c'est le lieu où elle note systématiquement la date d'anniversaire de ses proches ou d'autres événements à fêter. «C'est une forme d'attention envers les autres. Pour autant, mon agenda n'est pas mon journal intime, je n'y écris aucun état d'âme.»
Maîtres du temps
L'agenda papier permet aussi de se «décharger mentalement», remarque Diane Ballonad Rolland, formatrice, directrice du cabinet Temps & Équilibre. «Les gribouillages, les traces donnent une sensation de contrôle et permettent aussi de garder une forme de chronologie dans sa vie.»
Une impression que partage Emmanuelle Léon, spécialiste de l'organisation du travail. Adepte de l'agenda papier jusqu'en 2019, cette enseignante-chercheuse de l'école ESCP s'est récemment mise «par nécessité» à l'agenda électronique, avec notamment les options de partage d'agenda pour les cours et les réunions.
Jonglant toute l'année 2020 avec les deux formes d'agendas, elle admet avoir raté quelques rendez-vous. Pour la chercheuse, le «contrôle du temps est un luxe et sa gestion, un enjeu de société majeur. [...] On a gagné en flexibilité avec le télétravail mais la synchronisation et le partage d'un agenda autrefois personnel ont paradoxalement donné lieu à une inflation de prises de rendez-vous et une surcharge de travail qu'on évalue moins bien. Potentiellement, cela peut aggraver le stress au travail.»
L'agenda sur mobile remplace petit à petit le carnet papier. | Ales Nesetril via Unsplash
L'accumulation des informations brouille parfois l'organisation de ces dernières. Or, rappelle Diane Ballonad Rolland, «la gestion des priorités est au cœur de la gestion du temps». Et d'observer que le fait de partager son emploi du temps affecte d'autant plus la charge mentale des femmes, amenées à organiser le temps de tout le monde («rendez-vous médicaux des enfants», «réunion Zoom avec la famille», «Doodle pour la résa de la loc'»).
Perte d'intimité
Le rappel par notifications –un petit outil lancé en 2009 notamment par l'entreprise Research in Motion, créatrice du Blackberry– s'immisce de plus en plus dans la sphère privée.
«Les objets hybrides comme les agendas partagés créent de l'intrusion: on a le sentiment que l'entreprise à un œil partout», explique François-Xavier de Vaujany pour qui l'avènement du télétravail et sa forme exacerbée avec la crise sanitaire ont complètement brouillé les temporalités, et donc la nature des objets qui les accompagnent.
La chercheuse Emmanuelle Léon fait le lien entre les synchronisations multiples d'agenda, les mails, les rappels, et une organisation du travail très, trop encadrée. «Il me renvoie un peu à cette sirène du monde ouvrier qui sonnait les étapes de la chaîne. Les notifications c'est pratique, mais très intrusif.»
Pour retrouver un peu de sérénité, certains inventent des plages horaires dans leurs agendas partagés pour respirer, observe François-Xavier de Vaujany. Ou juste pour mieux travailler, sans constantes interruptions, renchérit Emmanuelle Léon qui constate, inquiète, un transfert des méthodes de management par le contrôle permanent dans l'organisation à distance.
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Bouée de secours
Dans ce tourbillon d'outils numériques dits de workflow (des to-do lists à Trello, Evernote et autres Slack ou WhatsApp) le recours au papier permet de respirer.
«Les gens ont besoin de se raccrocher à des choses tangibles, qu'ils maîtrisent pour protéger leur intimité», souligne François-Xavier de Vaujany qui, s'il n'observe pas de retour massif au papier, perçoit certains avantages intemporels. «Les agenda papiers, les carnets remplissent cette fonction. C'est une forme physique qui permet de passer du symbole au concret.» Selon une étude de ScienceDirect portant sur une population étudiante, le simple fait de noter physiquement une information permet non seulement de l'évacuer mais aussi de mieux la retenir sur le plan cognitif et d'optimiser sa capacité ensuite à effectuer des recherches (en ligne par exemple).
Cette possibilité de s'organiser par tâches et informations a été au cœur de la conception de l'Agenda Planning élaboré en 1952 à Marseille par le Dr Beltrami, créateur du fameux Quo Vadis.
À gauche, l'organisation du temps; à droite, les notes. | NORTHFOLK via Unsplash
Marque leader dans les années 1960, le Quo Vadis et son format Ministre 16x24, objet fétiche du cadre sup', atterrit rapidement sur tous les bureaux. Aujourd'hui, l'usine de Carquefoux, près de Nantes, fabrique encore quelque 8,2 millions d'agendas de la marque, rachetée en 2002 par le groupe Clairefontaine-Exacompta. «Les gens veulent désormais un agenda unique, personnalisé qui leur ressemble», souligne Jérôme Nusse, PDG de Quo Vadis, qui a notamment développé l'offre vers des collaborations avec d'autres marques de papeterie contemporaine ou des agendas numérisables.
Malgré ces efforts, les plus jeunes, ceux «qui naissent avec le numérique» restent hors cible. «Les agendas Quo Vadis séduisent ceux qui ont encore un rapport fort avec l'écrit. C'est un acte engagé en quelque sorte», relève celui qui conserve tous ses agendas, pour ne pas avoir l'impression de «jeter» sa vie. Réfléchissant à de nouveaux marchés, Quo Vadis songe à adapter son semainier noir vers des corps de métiers spécialisés comme le personnel soignant –un clin d'œil qui aurait fait plaisir au docteur Beltrami, décédé à l'âge de 102 ans début septembre 2020. Et attirer les fourbus du vertige numérique?