Jean-Baptiste Rambla est né, comme bien d'autres, au début de l'automne. C'était en 1967, à Marseille. Sa grande sœur, Maria-Dolorès, est née au printemps 1966 dans la même ville. Les jumeaux, Karine et Noël, sont venus après. Quelques années auparavant, leurs parents avaient quitté leur village d'Andalousie pour s'installer en France. Le père s'échinait à la boulangerie jusqu'à ce qu'il contracte «la maladie du boulanger», une allergie à la farine. La mère était employée comme femme de ménage chez le directeur adjoint de la banque. À la naissance des jumeaux, elle a arrêté de travailler pour s'occuper du foyer. Le père a retrouvé un emploi comme maître, dans une compagnie de wagons-lits.
Le matin, le père déposait Maria-Dolorès à l'école des filles, Jean-Baptiste à l'école des garçons. Le soir, les deux enfants rentraient ensemble à la maison et jouaient avec les copains de la cité. Il y avait des déguisements, les jours de carnaval. C'est à peu près tout. Dans l'histoire de Jean-Baptiste Rambla, telle qu'il la raconte, ce qui précède ses 6 ans et demi a disparu. Rien n'existe vraiment avant le 3 juin 1974.
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Ils sont au pied de l'immeuble.
En ce lundi de Pentecôte, leur mère passe la tête par la fenêtre de la cuisine. Elle prévient les enfants: le déjeuner est bientôt prêt. Dans la cité Sainte-Agnès, à Marseille, Maria-Dolorès et Jean-Baptiste traînent un peu. Sur l'herbe près des garages, ils cueillent des fleurs pour apporter un bouquet à leur maman. Un jeune homme arrive en voiture. Cheveux bruns et costume gris, il s'avance vers eux en souriant. Il est à la recherche de son gros chien noir. Pourraient-ils l'aider à le retrouver? Le jeune homme et Maria-Dolorès partent à gauche; Jean-Baptiste Rambla à droite, derrière l'immeuble. Quand le garçon revient devant les garages, le jeune homme n'est plus là. Sa sœur non plus. La mauvaise vie vient de commencer.
Deux jours plus tard, le 5 juin 1974, les gendarmes retrouvent un pull-over rouge à l'entrée d'une champignonnière. Le corps de Maria-Dolorès repose un peu plus loin sous des branchages aux fleurs jaunes, allongée sur le dos, vêtue de son polo et de son short blancs du lundi de Pentecôte. Son visage est tuméfié, ensanglanté au niveau de la tempe; le cou est tailladé. Le légiste dénombrera au total quinze coups de couteau sur le corps de la fillette de 8 ans. Il lui manque un soulier. Près du corps inerte, des pierres sont tachées de sang.
Un suspect est rapidement identifié et arrêté. Christian Ranucci, 20 ans, avoue le meurtre et donne l'emplacement exact du couteau –sous un tas de fumier– avant de se rétracter et de crier son innocence. Le 10 mars 1974, après un procès où il est apparu comme «arrogant», la cour d'assises des Bouches-du-Rhône condamne Christian Ranucci à la peine capitale. Valéry Giscard d'Estaing, alors président de la République, refuse sa demande de grâce. Pierre Michel, magistrat, dira: «L'enquête et l'instruction sont à chier, c'est un dossier de merde! Mais il est coupable.»
Au matin du 28 juillet 1974, le premier bulletin radio annonce l'exécution de Christian Ranucci, guillotiné à l'aube dans la cour de la prison des Baumettes. Le président Valéry Giscard d'Estaing entend la nouvelle, allongé sur son lit. Dans ses mémoires, il reviendra sur cet instant: «Je reste étendu. Je suis fatigué. En moi, rien ne bouge.» Christian Ranucci est l'un des derniers condamnés à mort en France.
Peu de temps après, Jean-Baptiste Rambla a ce souvenir de l'avocat de sa famille, Gilbert Collard, dans le salon de leur appartement de la cité Sainte-Agnès. Ou plus exactement, de ses chaussures: «Il s'est assis, pieds sur la table basse, comme un pacha.» À ses côtés se trouve l'écrivain Gilles Perrault. Il veut écrire un livre sur l'affaire. Le père réclame la vérité pour seule condition.
En 1978 sort ainsi Le Pull-over rouge. «Et là, raconte Jean-Baptiste Rambla, c'est pas le même son de cloche.»
«Si vous sortez le film, je mets une bombe dans la salle»
Quatre ans après les faits, le livre retraçant l'affaire Christian Ranucci ébranle les certitudes de l'opinion publique: et si Christian Ranucci était innocent?
Au fil des 469 pages, Gilles Perrault détaille plusieurs éléments en faveur du doute raisonnable, tels que: le pull-over rouge retrouvé dans la champignonnière, d'une taille plus grande que celle de Ranucci, qui par ailleurs détestait le rouge; le petit Jean, frère de Maria-Dolorès et seul témoin de l'enlèvement, qui ne l'a pas reconnu à l'Évêché –l'hôtel de police de Marseille– et qui, incollable sur les bagnoles, a désigné la voiture grise aperçue ce jour-là comme étant une Simca 1100 alors que Ranucci conduisait un coupé Peugeot 304.
Dans les librairies marseillaises, le père de Jean-Baptiste Rambla débarque aux séances de dédicaces de Gilles Perrault, fait tomber les piles de livres à terre, fracasse les stands en hurlant. À chaque fois, il emmène son fils avec lui. Gilles Perrault finit par proposer un arrangement financier. Le père réplique: «Moi de l'argent sale, j'en veux pas!» L'écrivain l'avertit: par la justice, il n'obtiendra jamais rien contre son livre. «Et il s'est pas trompé là-dessus. Il s'est pas trompé», reconnaîtra Jean-Baptiste Rambla quarante ans après. Le Pull-over rouge sera par la suite publié en version poche, des milliers d'exemplaires vendus sur les étals de France.
En 1979, une adaptation du Pull-over rouge doit sortir sur grand écran. Jean-Baptiste Rambla a gardé en mémoire ces réflexions, autour de lui: «Vous allez encore gagner de l'argent.» La famille Rambla cherche à faire interdire le film, mais parvient simplement à faire couper quatre scènes au montage. Le père téléphone à tous les cinémas de Marseille: «Si vous sortez le film, je mets une bombe dans la salle», prévient-il. Certains quartiers refusent de le mettre à l'affiche. Jean-Baptiste a alors 12 ans. Il va chez les scouts. Quelques mois plus tard, Robert Badinter évoque l'affaire Ranucci devant l'Assemblée nationale. Il est question d'abolition de la peine de mort. La loi sera votée le 9 octobre 1981.
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«Comment ça se fait que tu l'aies pas reconnu?»
Jean-Baptiste a 14 ans. Il vient de rentrer en quatrième. En classe, le professeur de français leur fait étudier un extrait du Pull-over rouge pour un exercice de grammaire. Jean-Baptiste arrache les feuilles, jette le livre à terre. Il est exclu pour dix jours. Son père l'emmène voir un psychologue. Il n'en ressort rien de particulier.
Jean-Baptiste a 15 ans. Son père lui rapporte une guitare sèche d'Espagne. L'adolescent ne va pas aux cours particuliers, il garde les 40 francs dédiés à cet effet pour lui. Quand son père l'apprend, il lui fracasse la guitare sur la tête. À la moindre apparition de Maria-Dolorès Rambla à l'écran, lors d'un reportage télé ou dans un magazine, son père menace d'attaquer en justice: «Ça nous rendait fous.» L'image de leur fille, c'est tout ce qui leur reste. Les parents se disputent souvent. Jean-Baptiste se souvient d'une dispute en particulier, «la pire de toutes»: son père menaçant sa mère avec un couteau, et lui s'interposant entre eux. Il obtient un BEP comptable. Il quitte la maison.
Jean-Baptiste a 18 ans. Il part faire son service militaire. Tout le monde lui parle de l'affaire Ranucci, des divers doutes à la lecture du Pull-over rouge. Une question revient sans cesse: «Comment ça se fait que tu l'aies pas reconnu?» Jean-Baptiste doit se justifier. Puis il se met à douter, lui aussi. Il ne sait pas pourquoi, à 6 ans et demi, il n'a pas reconnu l'homme au gros chien noir. À la base militaire du plateau d'Albion, là où se trouve une partie des missiles nucléaires français, Jean-Baptiste Rambla court dans la neige. La nuit, à 120 kilomètres de là, son père s'endort parfois dans son lit.
Au retour du service militaire, Jean-Baptiste Rambla se plonge dans le dossier de sa sœur pour se faire sa propre opinion. Chaque mot lui explose au visage. Malgré toutes les unes des journaux, les plateaux télévisés et les interviews à la radio, il découvre certains éléments.
261 erreurs sont relevées dans le livre de Gilles Perrault. Le petit Jean n'a jamais été spécialiste de voitures, comme le romancier le prétend. Chez les Rambla, ils n'avaient même pas d'automobile, son père allait travailler en mobylette. Comment aurait-il pu parler de Simca 1100? Il a identifié le véhicule de l'homme au gros chien noir, et c'est écrit dans son procès-verbal, comme une «voiture grise».
De tous les mensonges, celui-ci est le plus douloureux. Il déteste être celui par lequel le doute a pu s'infiltrer dans les esprits. Il pense que si ses parents avaient mieux maîtrisé la langue française, «ils ne se seraient pas fait berner». Jean-Baptiste Rambla réalise que sa famille était une famille simple des cités de Marseille, et que les petites gens n'ont pas dans la bouche les grands mots des avocats et des journalistes. Quand il était petit, ses parents le surnommaient «tête de cochon» parce que contrarié, il se renfermait sur lui-même. C'est une chose qu'il a gardée avec l'âge. Il se sent utilisé par les médias, instrumentalisé par les politiques et les intellectuels. De sa rancœur, il n'en parle à personne. Pas même à Patricia.
«Ça met des couleurs»
En 1990, alors qu'il a 23 ans, Jean-Baptiste Rambla rencontre Patricia. Elle a déjà une fille de 3 ans. Entre le jeune homme et la petite, une relation très forte se noue. Il la considère tout de suite comme sa propre fille. Thomas naîtra quelque temps plus tard. Il le considérera comme sa plus belle réussite. Devenus adultes, Thomas et sa sœur ne gardent que des bons souvenirs avec leur père. Au bout de dix ans de relation, Patricia apprend que Jean-Baptiste la trompe sur les tournages. Le couple se sépare.
Au fil des ans, Jean-Baptiste Rambla enchaîne les boulots: comptable dans une société immobilière, grossiste dans l'alimentation pour animaux, vendeur de barrières automatiques. Un matin où il prend son café au bar-tabac, il rencontre Corinne et Christian. Le couple Beidl tient une cantine de cinéma. Leur travail consiste à suivre les équipes de tournage au gré des productions. Ils lui proposent un petit job. Jean-Baptiste Rambla accepte. Ce seront sûrement les plus belles années de sa vie.
Il travaille à la cantine de la série Avocats et Associés, part à Lyon pour France 3, s'envole en Corse pour le film L'Enquête corse. Il côtoie Sophie Marceau et d'autres stars de cinéma. Il dort dans des gîtes, se réveille le matin dans «des endroits magnifiques». Les fins de mois, il s'occupe des cantines de tournages publicitaires à Marseille. Ces jours-là, il emmène son fils Thomas à l'école, le récupère à la sortie, essaie de passer un maximum de temps avec lui.
Mais peu à peu, cette vie l'essore. Jean-Baptiste Rambla rentre chez lui épuisé. Il y a toujours les joints pour se calmer, mais à cette époque-là, il y a aussi la cocaïne. Si le cannabis sert à l'apaiser, la cocaïne est là pour le faire parler, lui donner du courage, et puis, dira-t-il, «ça met des couleurs». Lors d'un match de foot, un joueur prononce l'insulte «con de tes morts». Jean-Baptiste Rambla ne supporte pas qu'on parle de ses morts, il donne un coup de tête au type.
Il a une liaison avec Corinne, la femme de son patron. C'est elle qui est venue le chercher. Il s'en veut un peu, mais Christian est tout le temps en train de rabaisser sa femme devant les autres, et lui, il le paye mal, souvent au noir. Fin 2003, Jean-Baptiste Rambla envoie finalement balader Christian et claque la porte.
Corinne le rappelle l'été suivant, propose qu'ils se voient. Elle sonne chez lui. Avant qu'elle n'arrive, il a sniffé de la cocaïne, comme souvent ces jours-là. La porte s'ouvre. Corinne sourit. Elle assure que son départ est dommage, que Jean-Baptiste travaillait bien. Elle s'assoit sur ses genoux. Il se lève, parle de son mari qui ne le déclare pas à la cantine. Corinne peut l'aider. Elle essaie de se rapprocher de lui. Jean-Baptiste lui explique qu'il veut rattraper les choses avec Patricia. Corinne tente une nouvelle approche, Jean-Baptiste voit bien qu'elle ne comprend pas. Elle répond que jamais son mari ne le déclarera. Le ton monte. Jean-Baptiste se met à «la gansailler», la secouer, en parler marseillais. Corinne crie. Il l'étrangle, elle tombe à terre et soudain, elle ne bouge plus.
C'est un mardi de 2004, la veille de la fête nationale. Jean-Baptiste Rambla emballe le corps dans des sacs. Il va chez Patricia et le dépose au fond du cabanon, dans le jardin.
Sept mois plus tard, Patricia cherche la trottinette de Thomas. En fouillant le cabanon, elle voit la tête de Corinne dépasser d'un sac. Elle appelle Jean-Baptiste, lui parle d'une inondation chez elle. Il quitte son appartement, ferme la porte, et part à pied. Plus il approche du domicile de Patricia, plus il sait que tout est terminé. Lorsqu'il arrive, la police l'interpelle. Le 17 octobre 2008, la cour d'assises des Bouches-du Rhône le condamnera, dans la salle où a été jugé Christian Ranucci, à dix-huit ans de réclusion criminelle pour le meurtre de Corinne Beidl.
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Toulouse, décembre 2020. Michel Valet est aujourd'hui un magistrat à la retraite. Durant plusieurs années, il a présidé la Commission pluridisciplinaire des mesures de sûreté. La CPMS a été créée en 2005 pour lutter contre la récidive.
Au micro de la cour d'assises de la Haute-Garonne, le magistrat Valet soupire: «Il ne s'agit pas de se dire: “Est-ce que Jean-Baptiste Rambla devait sortir ou ne pas sortir?” Il allait sortir.»