Société

«J'ai vu le corps de ma fille. Méconnaissable»

Temps de lecture : 7 min

[Épisode 1] Un week-end de juillet 2017, plusieurs personnes vont frapper successivement à la porte d'un studio situé au 35, place des Tiercerettes, à Toulouse. Son amie Maria, son petit ami Aimar, son père Alberto... Tous tentent de joindre Cintia Lunimbu, en vain.

Photographie du palais de justice de Toulouse, prise le 21 octobre 2019. | Éric Cabanis / AFP
Photographie du palais de justice de Toulouse, prise le 21 octobre 2019. | Éric Cabanis / AFP

Emmitouflée dans son manteau et sa tristesse, Maria Lunimbu voit Tamara sortir en silence par la porte des témoins. La jeune femme descend les trois marches menant au cœur de la cour d'assises de la Haute-Garonne, à Toulouse, et passe devant les bancs des parties civiles. Alors, Maria Lunimbu s'accroche à sa manche, la tire vers elle, et l'implore: «Va raconter ma fille! Ma fille!» Tamara baisse les yeux et laisse les larmes de Maria Lunimbu couler sur son épaule. Doucement, elle défait son étreinte pour rejoindre la barre.

***

Cintia Lunimbu est née le 2 février 1996 dans une parenthèse de paix, en Angola.

Depuis 1975, la guerre civile gangrène le pays d'Afrique centrale. Jusqu'alors, l'Angola était occupé par l'empire colonial portugais. Le Mouvement populaire de libération de l'Angola (MPLA), d'inspiration marxiste-léniniste, avait participé à l'indépendance du pays. Il gouvernait désormais en tant que parti unique. L'Union nationale pour l'indépendance totale de l'Angola (UNITA), plutôt de droite conservatrice, était entrée en conflit avec lui. Le MPLA bénéficiait entre autres du soutien matériel de l'URSS et militaire de Cuba. L'UNITA, de son côté, était soutenue par l'Afrique du Sud, les États-Unis et la France.

Fin 1994, un accord de paix entre les deux partis rivaux avait enfin été signé à Lusaka, capitale de la Zambie. Les bonnes intentions ne dureront pas longtemps. En 1998, Ricardo, le petit frère de Cintia Lunimbu, voit le jour. Au même moment, les combats armés reprennent dans le pays.

Maria et Alberto Lunimbu ont l'impression de s'être toujours connus: «On était bien ensemble. On n'avait pas de problèmes.» À Luanda, la capitale, Alberto travaille dans la communication, Maria dans le commerce. Un jour, pour le travail, ils doivent se déplacer dans la campagne angolaise. Cintia et son frère sont confiés à leur oncle, le frère de Maria, le temps du séjour. «La guerre était de plus en plus intense alors», racontera Alberto Lunimbu. Le couple a déjà quitté la ville pour faire affaire dans les provinces. Ce voyage-là ne sera pas comme les autres. Maria Lunimbu relate: «Une troupe de soldats est sortie ce jour-là, et ils ont fait n'importe quoi.» Après ça, tout a changé. Maria est tombée malade. Avec Alberto, ils ont décidé de fuir le pays: une demande d'asile politique a été déposée auprès des autorités françaises. Le 10 juin 2002, leur avion atterrissait en France.

«Elle était bien, avec sa maman»

«Ce n'était pas notre volonté de quitter nos enfants», explique Alberto Lunimbu. Cintia, 8 ans, et Ricardo, 6 ans, partent vivre chez leur oncle et sa famille. Ils sont entourés de sept autres enfants. Le frère de Maria est pasteur. Il élève sa nièce et son neveu dans des valeurs chrétiennes: «Le travail, la maison et l'église.» Cintia aime la musique, le chant, et fait partie de la chorale de l'église évangélique.

À leur arrivée en France, Maria et Alberto s'installent dans un foyer, à Toulouse. Ils se mettent en quête d'un travail. «À cause des papiers», ils ne peuvent quitter le territoire français. Tout est compliqué. Les Lunimbu téléphonent à leurs enfants dès qu'ils le peuvent. Ils tiennent en pensant aux jours meilleurs.

Après huit ans de recours, leur demande d'asile est enfin acceptée. Alberto décroche un emploi de cuisinier; Maria, un CDI d'agent d'entretien dans une société de nettoyage. Ils emménagent dans un pavillon T4. Une enquête est diligentée à la suite de leur demande de regroupement familial. Ils payent leurs impôts, leur loyer. Tout est en règle.

Cintia est la première à les rejoindre. Leur fille a grandi. À 15 ans, ses parents estiment le danger plus grand pour elle en Angola que pour son jeune frère. Elle est donc la priorité. Quand elle arrive, c'est une grande joie: «Elle était bien, avec sa maman», dira son père Alberto. À la rentrée 2011, Cintia Lunimbu intègre une classe d'adaptation, dans un collège au sud de Toulouse. Dans sa classe, une jeune fille arrive d'Arménie.

«Si j'avais su, je lui aurais dit de ne pas aller là-bas»

Tamara touche la barre des témoins du bout des doigts: «On a appris le français ensemble.» Cintia et elle se voient tous les jours. Elles deviennent meilleures amies. Partout où elle passe, Cintia se fait des amies. Il y a Jessica, qui la décrit comme «quelqu'un de trop gentil», Wanda, qui qualifie Cintia d'«adorable, toujours allègre», Erica qui raconte Cintia aimant la fête mais pas «le genre de fille à boire, à fumer, des choses comme ça» et Maria, qui la voit comme «une battante», jamais à se plaindre ni à s'apitoyer sur son sort.

Et puis, il y a Aimar, son petit ami. Il est technicien chez Airbus. Cheveux longs et tressés, il arrive à la barre vêtu d'un costume bleu nuit. Il en parle ainsi: «Cintia, c'est une femme formidable, avec qui j'ai passé de très bons moments.» Derrière ses lunettes en écaille, le jeune homme précise: «Son plus grand rêve, c'était de faire venir des membres de sa famille en France.»

L'été 2017, Cintia travaille comme agent d'entretien. Au centre commercial de Portet-sur-Garonne, où elle se rend le matin en bus, elle s'occupe de l'entretien des boutiques Afflelou, Bouygues Télécom ou encore Général Optique. Elle espère économiser assez pour faire venir son petit frère Ricardo en France, auprès d'elle.

Après le lycée, Cintia et Tamara se sont un peu perdues de vue. Elles se sont recroisées deux ans plus tard, par hasard, à la préfecture. Elles se sont promis de se revoir vite, de manger ensemble, de se raconter leur vie. Depuis quelques mois, grâce au dispositif «Logement jeune» de la Mission locale, Cintia loge dans un appartement au 35, place des Tiercerettes. «Si j'avais su, je lui aurais dit de ne pas aller là-bas, car ce quartier n'est pas très bien fréquenté», déplorera plus tard Tamara face aux enquêteurs.

«Je lui ai dit qu'il ne fallait pas qu'elle quitte la maison»

Cintia sait que le quartier Arnaud-Bernard a mauvaise réputation, mais rien ne pourrait lui gâcher sa joie. Elle a 18 ans, un petit ami, un CAP en poche, et un appartement rien qu'à elle.

Elle avait d'abord contacté l'assistante sociale du lycée. Elle se plaignait des horaires, des règles et des contraintes chez ses parents: pas de copain à la maison, sauf aux anniversaires, couvre-feu à 22h. Cintia voulait être indépendante. Sa mère avait pleuré, l'avait suppliée: «Je lui ai dit qu'il ne fallait pas qu'elle quitte la maison. [...] Chez nous, les Africains, on reste chez les parents jusqu'à trouver un bon endroit, on ne part pas comme ça à 18 ans.»

Un soir où Maria Lunimbu était rentrée chez elle après le travail, Cintia était partie. On lui avait trouvé un foyer d'urgence temporaire. Son père, Alberto, l'avait aidée. «Mon mari m'a trahie», affirmera Maria. Elle expliquera que ce fut l'une des raisons de leur séparation.

Au foyer d'urgence, les éducateurs entrent sans demander la permission, comme ils veulent, pour vérifier l'état des chambres. Dans son studio, elle n'a plus à rendre de comptes à personne. Au quatrième étage du 35, place des Tiercerettes, appartement 118, Cintia peut recevoir ses amis comme elle l'entend. La semaine, elle travaille. Le week-end, elle fait la fête. Elle refuse de donner un double des clés à son petit ami Aimar. Cet appartement, c'est le sien. Elle le décore, le range, le nettoie. Tout y est propre et en ordre.

Le 21 juillet 2017, c'est un vendredi. Son amie Maria doit la rejoindre chez elle pour le week-end. Elle l'appelle plusieurs fois. Pas de réponse. Maria attend, une heure durant, en bas de l'immeuble. Cintia ne rentre pas. Le lendemain, son amie attend deux heures. Au troisième jour, Maria parvient à monter jusqu'au quatrième étage. Elle frappe à la porte de l'appartement 118. Il y a un sac poubelle, devant.

Le matin de ce troisième jour, Aimar voit lui aussi le sac poubelle. Comme Cintia ne lui répond pas, il pense qu'elle boude. Il frappe à la porte, lui envoie un selfie pour lui montrer qu'il est passé, puis repart. Il va passer le week-end à Bayonne pour un mariage.

Alberto Lunimbu tombe sans cesse sur le répondeur de sa fille. Le lundi matin, il explique à son patron que ce n'est pas possible, qu'il faut qu'il aille voir ce qui se passe. Il monte les étages quatre à quatre. Il remarque le sac poubelle. La porte est fermée. Au téléphone, la police lui demande d'appeler les pompiers.

«Votre fille n'est plus en vie»

Les pompiers défont le volet roulant de la porte-fenêtre et pénètrent à l'intérieur de l'appartement. Ils en ressortent aussitôt. Cette fois, il faut appeler la police. Ils s'adressent à Alberto: «Votre fille n'est plus en vie.» Alberto tombe à terre. Il n'y croit pas. Il crie qu'il veut la voir. Les pompiers essaient de l'en empêcher: «Non, non.»

Alberto Lunimbu s'arrête un instant. Il regarde les jurés de la cour d'assises de la Haute-Garonne et dit: «J'ai vu le corps de ma fille. Méconnaissable.»

Dans le salon, le corps de Cintia gît, nu, dans une mare de sang coagulé. L'appartement est sens dessus dessous. Dans le couloir, toute la garde-robe de la jeune fille est éparpillée au sol.

Un cutter au manche jaune est retrouvé sur le rebord de la fenêtre du couloir de l'étage. En combinaisons blanches, la police technique et scientifique pousse alors la porte du studio. Chaque parcelle de l'habitation est prise en photo. Le corps de Cintia Lunimbu présente de nombreuses plaies béantes réalisées avec un objet tranchant. Sa mâchoire est fracturée; sa carotide, sectionnée. Les pièces du studio sont quadrillées pour effectuer des prélèvements sur le mobilier et les affaires de Cintia.

Sur la poignée de la salle de bains, un ADN masculin est découvert. La procédure veut qu'il soit entré dans le Fichier national automatisé des empreintes génétiques. Immédiatement, un nom s'affiche. Un homme en liberté conditionnelle. Jean-Baptiste Rambla.

Celui que tout le monde, même le président de la République Valéry Giscard d'Estaing, appelait affectueusement en 1974 «le petit Jean».

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