L'avocat général Stanislas Vallat se lève. Le dos courbé, il demande à ce que soient projetées les photos du corps de la petite Sarah, 11 ans, retrouvé le 23 juillet 2020 sur les berges du Rhône, pieds et mains liés par une fine cordelette blanche. Le président de la cour d'assises du Vaucluse s'offusque: «Surtout pas!» avant de souffler: «Je m'interdis de diffuser cette horreur...»
À la barre, Hélène veut parler de sa fille: «Sarah était une petite fille très souriante, depuis le jour de sa naissance. Toujours contente, malgré tout ce qu'elle a vécu.» En raison de son handicap, une auxiliaire de vie scolaire accompagne la petite en maternelle. À son entrée en CP, Sarah est admise à l'Institut médico-éducatif de Bagnols-sur-Cèze, rue des Violettes. «C'était la plus autonome et la moins handicapée», souligne Hélène. Elle poursuit: «Très coquette, elle aimait se vernir les ongles, se maquiller. Comme toutes les petites filles, je suppose. Elle adorait danser. Elle adorait la musique. Avec sa grand-mère, dès qu'elles étaient toutes les deux, elles dansaient.» La dernière année de Sarah fut «sa meilleure année», assure Hélène. Cette année-là, Sarah a pu voir sa grand-mère, sa tante Esther et ses cousins comme elle le voulait. Personne ne gérait leur emploi du temps. Hélène avait quitté son père, Sergio Gil Gonzalez, pour de bon.
Dans l'ambivalence de ses sentiments d'enfant, Sarah en voulait à sa mère. Son père lui manquait. Elle l'adorait. Mais assise dans le canapé de leur nouvel appartement, elle souriait: «On est bien, là, personne ne va venir nous frapper ou casser quoi que ce soit.» Alors Hélène souriait à son tour, oui, on est bien là. Elles n'attendaient plus le soir, «été comme hiver», dans la rue, sur le trottoir de l'épicerie, ou dans un bar, que Sergio finisse de boire ses bières.
Le soir, elles pouvaient dîner normalement. Personne n'imposait à Hélène de mettre la petite en pyjama et de l'emmener au lit sans manger. «Je devais attendre qu'il ait fini son cigare sur le balcon, et j'allais donner à manger à Sarah en cachette dans son lit», se rappelle Hélène. «Quand je lui apportais son yaourt dans sa chambre, elle me disait: “Pars! Pars!” parce qu'elle avait peur de lui. Elle avait peur qu'il me voie et s'énerve.» Sarah était une enfant «toujours prête à aider». À mettre la table, à cuisiner, et à la consoler. «Quand son père me frappait, elle venait me voir après pour me réconforter», pleure sa mère.
«J'espère qu'il a compris que je ne suis plus sa propriété»
Agrippée au chevalet des témoins, Hélène a les yeux rouges de larmes. Longtemps, elle a cru que Sergio changerait. Elle précise «petit à petit»: «J'ai cru qu'il changerait, petit à petit.» Elle laisse passer un silence, les jambes tremblantes, puis résume: «Malheureusement, c'est jamais arrivé.»
Un dimanche, elle ne sait pas pourquoi, Sergio a donné une grosse gifle à Sarah. Elle en avait gardé une marque rouge sur le visage. Il avait alors fait annuler le rendez-vous chez le neurologue prévu le lendemain à La Timone, à Marseille. Une autre fois, il avait arraché une touffe de cheveux à Sarah. Hélène ne se souvient pas pourquoi. Quand Sarah ne pouvait pas voir ni sa grand-mère ni sa tante, qui est aussi sa marraine, elle ne comprenait pas pourquoi. Comment expliquer qu'il n'y avait aucune raison?
Hélène desserre le poing d'où éclot un mouchoir en papier. Elle essuie ses joues trempées et dit: «J'ai souffert vingt ans. C'est toute une vie.» Le président de la cour, Roger Atara, tente de plonger ses yeux dans les siens. À propos de Sergio Gil Gonzalez assis dans le box des accusés, il lui dit: «Il vous entend.» Son avocat Marc Geiger se tient à côté d'elle, mais elle hésite. «J'espère... qu'il a compris, que je ne suis plus sa propriété, souffle-t-elle. J'ai mes propres choix.»
L'épisode 1 de la série La mauvaise vie: «Il a tué la niña»
«Avant je la commandais, là c'est elle qui commande»
En décembre 2018, à la suite d'une énième scène de violence, Hélène et Sarah ont quitté le domicile familial et ne sont jamais retournées en arrière. À son tour, Sergio ne comprend pas. Il appelle Hélène jusqu'à «vingt fois par jour», l'assaille de messages pour savoir ce qu'elle fait, qui elle voit. «Un enfer», même à distance. Le président de la cour d'assises du Vaucluse note: «Il parlait d'une troisième chance.» Hélène hausse les épaules. Qui pourrait compter? «Une troisième, une quatrième, une cinquième chance, il y en a eu tellement», soupire-t-elle. Pendant dix-huit mois, Sergio s'acharne ainsi à maintenir un lien. Esther, la sœur d'Hélène, la prévient: «Quand il appelle pour parler à Sarah, c'est pour te parler à toi en fait.» Hélène n'est pas dupe, mais argue: «Je le fais pour pas qu'il s'énerve. Pour qu'il reste tranquille.»
Reparti en Espagne chez son père, Sergio Gil Gonzalez réussit à soigner sa dépendance à l'alcool, mais pas celle à Hélène. Son père Rafael lui martèle qu'Hélène «ne veut plus rien avoir à voir» avec lui, qu'il est temps pour lui de passer à autre chose. À la barre, le vieil homme tient ses mains dans son dos: «Il n'arrivait pas à se convaincre. Il me répétait: “Non, je suis pour elle et elle est pour moi, et il n'y a personne d'autre”.» Quand, à la réouverture des frontières en juillet 2020, Sergio peut retourner en France, il ne boit plus. C'est du moins ce que tout le monde croit.
«Le premier week-end où il était là, ma fille m'a dit: “Papa a bu une canette, il y avait écrit bière dessus.” Je me suis dit: “Elle doit se tromper”», sanglote Hélène. Elle n'était pas ravie de son retour dans la région, mais sa fille voulait voir son père et son père voulait la revoir, alors elle l'avait aidé à réserver un hôtel –pas à le payer– pour une, peut-être deux semaines. Elle l'aiderait pour ses papiers de Pôle emploi. Et il pourrait voir Sarah. Hélène et Sergio avaient convenu qu'il la garderait un week-end. Cela s'arrêterait là.
En garde à vue, Sergio Gil Gonzalez expliquera à l'enquêteur Michaël Tomczak: «Avant je la commandais, là c'est elle qui commande.»
Après avoir passé deux semaines à l'hôtel de Rochefort-du-Gard, Sergio ne peut plus payer de nuit d'hôtel supplémentaire. Il va devoir partir. Hélène l'avait anticipé. Elle lui avait demandé ce qu'il ferait quand ce jour arriverait: «Où iras-tu?» Il n'avait ni travail, ni logement sur place. Sergio lui avait répondu qu'il se débrouillerait. Qu'il demanderait peut-être à son copain chauffeur de taxi. Hélène savait qu'il n'en ferait rien et qu'il voudrait reprendre la vie commune. Alors, elle l'avait prévenu: «N'attends rien de moi.» Sergio avait demandé à Hélène s'il pouvait avoir une dernière journée avec Sarah «parce qu'il ne savait pas quand il reviendrait». Hélène avait dit oui.
«On ne sait jamais, s'il y a une bombe dans le bus»
Le samedi 18 juillet 2020, à 10h du matin, Hélène passe chercher Sergio à son hôtel pour les emmener, avec sa fille, au centre commercial E.Leclerc. Elle irait faire quelques courses, tandis qu'eux deux prendraient le bus pour aller se balader. Sur le parking du supermarché, Hélène embrasse Sarah. Sergio dit: «Fais un bisou à Sarah» et Hélène répond: «Mais c'est fait déjà.» Il insiste: «On ne sait jamais, s'il y a une bombe dans le bus.» Sergio Gil Gonzalez a toujours eu un humour décalé. Quand elle entre dans le centre commercial, Hélène réalise qu'elle a les pansements pour Sarah. Leur fille a de nouvelles sandales, Sergio en aura sûrement besoin. Hélène le contacte pour qu'il fasse demi-tour. Il lui dit de laisser tomber, qu'il en achètera.
Les caméras de vidéosurveillance montrent Sergio Gil Gonzalez vêtu d'un t-shirt noir et d'une casquette bordeaux, sa fille marchant à ses côtés en direction de l'arrêt du bus numéro 16. Il fait grand soleil. À peine sont-ils à bord du bus Sarah et lui qu'il commence à envoyer des textos à Hélène. Il lui parle d'amour, de vie ensemble, de sa solitude, et de ses bagages à l'hôtel qu'il ne sait pas où mettre en attendant de trouver une solution.
– Réfléchis s'il te plaît, nous ne perdons rien à essayer. Je t'en supplie Hélène, s'il te plaît ma chérie. Nous n'avons pas d'autre issue mon amour, écrit-il.
– Tu as dit que tu trouverais une solution. J'espère que tu l'as trouvée parce que la solution, c'est pas moi. Tu connais la réponse, c'est non, tu étais prévenu, tu ne rentreras pas chez moi, répond Hélène.
– Tu pourrais me donner un coup de main, argumente Sergio.
– C'est encore non. Non, non, non, non, non, non, non, non, non, non.
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«Une question peut se poser. Celle de la préméditation»
À 12h22, les images de vidéosurveillance montrent Sergio Gil Gonzalez marchant sur le pont de l'Europe. Il est seul. Il poursuit sa route, longe le mur d'enceinte du commissariat central d'Avignon, et entre dans un Carrefour City pour s'acheter trois cannettes de bière. Les caméras le filment ensuite place Pie en train de pianoter sur son téléphone.
«Ça ne va pas être la joie malgré le soleil magnifique», écrit-il à Hélène. Peu de temps après, il lui écrit à nouveau. Il va se rendre à la police car il a fait quelque chose «de pas bien». Il parle de «grosse bêtise». De Sarah qui n'existe plus. Hélène contacte tout de suite la gendarmerie. En un quart d'heure, les gendarmes arrivent à l'hôtel de Rochefort-du-Gard. Ils entrent dans la chambre louée par Sergio Gil Gonzalez.
L'un d'entre eux l'appelle par téléphone. Il décroche. «Quelque chose n'allait pas. Je sentais une confusion dans ses mots, dans un français très approximatif. Il me dit être près d'un théâtre, puis que non, il est près d'un pont...», raconte le gendarme à la barre. Il lui demande si sa fille est à côté de lui, s'il peut lui parler. Sergio Gil Gonzalez s'agite: «Non, non, des cailloux, des cailloux, elle est tombée dans l'eau.» Le gendarme fait alors signe à son coéquipier de lancer une géolocalisation. Il prévient le procureur qui se saisit de la police judiciaire. Dans la chambre d'hôtel, deux cordelettes en nylon blanc «coupées net et tranchées» sont retrouvées.
À la fin de la première matinée du procès, Roger Atara, le président de la cour d'assises d'Avignon, lève la tête: «Je préviens toutes les parties qu'une question peut se poser, sous forme de question spéciale subsidiaire –même si la peine encourue est la même. Celle de la préméditation.»