Société

«Il a tué la niña»

Temps de lecture : 7 min

[Épisode 1] Ils ont beau être cousins, lorsque Sergio et Hélène se rencontrent, c'est le coup de foudre. Mais la romance prend vite fin: Sergio boit, frappe sa compagne et la coupe de ses proches. Cela n'empêche pas Hélène de rester et d'avoir un enfant avec lui.

«Les premiers coups ont commencé quand je suis allée vivre une année en Espagne.» | M.T ElGassier via Unsplash
«Les premiers coups ont commencé quand je suis allée vivre une année en Espagne.» | M.T ElGassier via Unsplash

Au matin du mercredi 22 juillet 2020, le soleil brûle déjà le ciel des Angles, près d'Avignon. David entre dans le centre commercial E.Leclerc. Il pousse son chariot dans les allées du supermarché. Au rayon boucherie, il se fige. Face à lui se tient un homme aux cheveux noirs, en t-shirt et bermuda, lunettes sur le nez. David le reconnaît immédiatement. Il abandonne son chariot et court vers un agent de sécurité. Le vigile est dubitatif, mais David en est certain.

Pour l'avoir croisé plusieurs fois accoudé au bar en sortant de son travail «bien entamé», il s'agit bien de l'homme recherché depuis trois jours. Son visage est partout dans les journaux télévisés et la presse quotidienne. Il n'y a pas de doute possible. L'homme de 38 ans se dirige vers les caisses et pose ses articles sur le tapis. David se met derrière lui et l'agent de sécurité se poste à la sortie pour le prendre en tenaille. Dans les minutes qui suivent, la police arrive sur les lieux. La cavale de Sergio Gil Gonzalez est terminée.

***

Dans les rues de Madrid, Rafael, le père de Sergio, le cherchait déjà partout. Sergio n'était qu'un adolescent quand il a commencé à s'absenter dans la nuit. D'abord pour le botellón [coutume espagnole qui consiste pour les jeunes à se rassembler à l'extérieur pour boire de l'alcool et écouter de la musique, ndlr] du week-end avec ses copains, puis tous les soirs après le lycée. Parfois, Rafael demandait à ses amis de l'aider et tous ensemble, ils arpentaient les quartiers de la ville pour retrouver Sergio, ivre mort. «C'était à cause de la solitude», explique Sergio, mais Hélène, elle, croit que «même sans les problèmes d'alcool, il est comme ça à la base».

Quand ils sont tombés amoureux, Sergio avait 17 ans et Hélène, 18. La date de leur premier baiser est restée gravée dans la tête de Sergio. Le 10 août 1999. «C'était une après-midi tout à fait calme à Madrid, se rappelle Sergio. Ma belle Hélène et moi sommes allés au Teatro Kapital.» Là, en face du Musée de la reine Sofia, il a prononcé la phrase des gitans: «Moi pour toi et toi pour moi.» Hélène a dit oui. Ils se sont embrassés. Et, dit-il, «tout a commencé comme ça».

«De la violence, de l'alcoolisme et des interdictions»

Au départ, leur famille n'était pas d'accord. Car Hélène et Sergio se sont rencontrés parce qu'ils sont cousins germains. «Quand j'ai perdu mon papa, j'avais 11 ans, relate Hélène. Ma mère nous emmenait en Espagne. J'ai rencontré mon cousin.» «Après les vacances, ils continuaient à s'écrire et à se téléphoner régulièrement», raconte Rafael, le père de Sergio. Esther, la sœur d'Hélène, assure: «Je voyais pas ça mal. J'étais contente pour eux.» La famille finit par accepter la relation. «J'ai fugué à deux reprises pour aller la rejoindre en France. Ma famille a compris que Hélène et moi étions inséparables», dit Sergio. La abuela [la grand-mère, ndlr], «le fanion de notre famille», donne son aval.

«Les premiers coups ont commencé quand je suis allée vivre une année en Espagne, se souvient Hélène. Notre vie était à l'envers des personnes. On vivait la nuit et on dormait le jour. Lui ne faisait que boire.» En 2006, le couple s'installe en France, près d'Avignon, là où la mère et la sœur d'Hélène habitent. Sergio casse les talons des chaussures d'Hélène pour l'empêcher de sortir. «Avec Sergio, la vie était de la violence, de l'alcoolisme, et des interdictions.» Rafael affirme qu'en réalité, Sergio et Hélène ne se sont «jamais bien entendus», qu'il y avait «muchos problemas», allant jusqu'aux menaces de mort. Aux enquêteurs, il dira que son fils est «un tricheur et un menteur», qu'il peut boire entre «trente et quarante canettes de bière par jour». Toujours de la bière.

Une nuit de décembre 2007, Sergio appelle Esther, la sœur d'Hélène, en panique: «Viens vite, je ne sais pas ce qui s'est passé.» Quand Esther arrive, Hélène est dans une mare de sang. «Elle n'arrivait pas à me parler parce qu'il lui manquait des dents», expose-t-elle au président de la cour d'assises du Var. Elle essaie de livrer les faits de façon simple, mais c'est de sa sœur dont il s'agit, alors elle relâche les bras contre son corps et décrit: «C'était une scène d'horreur, en fait.»

Esther emmène de suite Hélène à l'hôpital, Sergio argue qu'il ne lui a envoyé qu'une pantoufle à la figure, mais les urgentistes expliquent que non, une pantoufle ne casse pas quatre dents, «ce n'est pas possible». Furieuse, Esther prend Sergio entre quatre yeux: «Ne t'approche plus jamais de ma sœur, je ne veux plus jamais te voir.» Rafael, le père de Sergio, la supplie de porter plainte. Mais à l'hôpital, Sergio envoie des messages à Hélène «pour savoir comment elle va». Rafael va en France pour ramener son fils en Espagne: «J'ai essayé de le mettre dans une clinique, mais il a toujours freiné des quatre fers et je n'ai pas pu…», regrette-t-il. Sergio et Hélène se remettent ensemble. À la barre, Hélène pleure: «J'ai cru qu'il changerait petit à petit. Mais malheureusement, c'est jamais arrivé.»

«Il contrôlait tout»

Deux ans plus tard, Sergio et Hélène attendent une petite fille. Lors de l'échographie, la médecin leur parle d'un retard de croissance. Sarah naît un matin de Noël. Elle est tout de suite placée en couveuse. Un mois après sa naissance, les médecins lui détectent une cardiopathie et «une maladie génétique inconnue à ce jour». «Ça a été une grande désillusion», dit Sergio. «La maladie de notre fille a beaucoup affecté nos relations entre sa mère et moi.» Trois mois plus tard, Hélène doit reprendre le travail. Sergio jure «devant sa mère et sa sœur» qu'il s'occupera de Sarah. «Et c'est ce que j'ai fait, assure-t-il. Ma fille a fait ses premiers pas avec moi.» Esther est la marraine de la petite. Sergio reconnaît: «Toute la famille nous a aidés pour que notre fille puisse grandir normalement.»

La famille d'Hélène donne une autre version de l'histoire. «Petit à petit, il nous a coupés d'elle. Ses amis, sa famille… Au point où je ne voyais plus ma sœur alors que nous habitons la même commune.» Esther en souffre terriblement. «Le peu d'échanges par SMS qu'on avait, on le faisait en cachette car je ne voulais pas la mettre en danger», rapporte-t-elle. Durant cinq ans, elle vit la peur au ventre qu'un jour on ne l'appelle pour lui annoncer «qu'il l'avait tuée».

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«Il contrôlait tout, confirme Hélène. Si j'avais le malheur de mettre des habits qui ne lui plaisaient pas, il m'empêchait même d'aller au travail. Il disait que je provoquais les hommes dans la rue. Même parler avec des gens, ça ne lui convenait pas.» Esther renchérit: «La seule chose qu'il autorisait à ma sœur, c'est d'aller voir notre mère. En sa compagnie, bien évidemment.» Hélène hoche la tête: oui, Sergio décidait, comme ça, «Aujourd'hui on va voir ta mère», et ils allaient lui rendre visite. Dans le box des accusés, Sergio se dit «pas possessif, mais jaloux». Les violences, selon lui, venaient de là, de l'alcool dont il était «prisonnier» et de sa jalousie. Il indique: «Je la trouvais très jolie», et face à elle, assise sur les bancs des parties civiles, il se reprend, et répète: «Je la trouve très jolie. Je la trouve très jolie.» Il dit qu'il ne se considérait pas égaux, à ce niveau-là. Qu'il ne parvenait pas à s'aimer lui-même.

Le médecin généraliste conseille à Sergio de faire une cure de désintoxication, il ne l'écoute pas. Tout juste fait-il un séjour en addictologie à l'hôpital du Grau-du-roi. Cela dure quinze jours, et quand il ressort, il écume à nouveau les bars. «Comme il était majeur, cela devait être sa décision propre», se lamente son père par l'intermédiaire de l'interprète du tribunal.

«À force, plus rien ne fonctionnait chez lui»

Le 9 décembre 2018, en rentrant d'une journée passée à vider les pintes de bière au bar, Sergio «casse tout dans la maison». Sergio casse toujours tout. Les télévisions et les jouets de la petite. Hélène s'enferme dans la salle de bains avec la petite, et appelle Rafael. Sergio est en train de défoncer la porte. Il est incontrôlable. Rafael lui crie d'appeler la police. Alors Hélène «fait ce qu'elle a à faire». La police arrive tout de suite. Les agents lui disent: «Prenez vos affaires et votre fille, et allez chez votre mère.» À partir de là, Hélène a pensé que c'était fini. Elle dit: «Fini, fini, fini.»

Elle rend les clés de l'appartement. Paye pour tout ce que Sergio a cassé. Rafael fait la route depuis Madrid pour récupérer son fils. Les médecins sont effrayés par les taux de gamma GT dans son sang [qui signifient une infection du foie, ndlr]. «À force, plus rien ne fonctionnait chez lui. Ni mentalement, ni physiquement. Il n'était même plus capable de marcher. Il avait des problèmes de locomotion», explique Rafael. Il le pousse à consulter. Il se présente même à un tribunal, pour obtenir la tutelle ou la curatelle de son fils, n'importe quoi qui puisse le faire admettre à l'hôpital, même contre sa volonté. Sergio suit une thérapie.

Pendant ce temps, Rafael réunit les papiers réclamés par le juge. Sergio ne cesse de parler d'Hélène. «Oublie Hélène, lui intime son père. Laisse-la vivre sa vie, et essaie de vivre la tienne au mieux.» Peu à peu, grâce à la thérapie, Sergio semble aller mieux. Il remange normalement. Dort normalement. Il cuisine même pour son père. Mais Rafael ne le lâche pas pour autant. Il l'accompagne partout.

Sergio et Hélène sont séparés depuis dix-huit mois. Lui veut retourner en France pour la voir, voir sa fille Sarah. Rafael hésite. «Je le surveillais, raconte-t-il. Quand il allait dans un bar, il ne buvait plus d'alcool. J'ai donc décidé de lâcher du lest. Il avait effectivement arrêté.»

Sergio achète des billets de train pour Avignon. Il prend deux grosses valises remplies d'affaires, attache par-dessus un manteau acheté pour l'anniversaire de sa fille à l'aide d'une longue corde fine, du genre «corde à linge», et quitte Madrid. Le 5 juillet 2020, Sergio Gil Gonzalez arrive à la gare TGV d'Avignon. Hélène va le chercher et l'emmène directement en voiture à l'hôtel de Rochefort-du-Gard, où il doit loger durant une à deux semaines.

Le 18 juillet 2020, Rafael reçoit un appel d'Hélène. À l'autre bout du fil, il l'entend pleurer. Entre deux sanglots, Hélène lui dit: «Il a tué la niña.»

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