Société / Monde

«Ah vraiment là, je n’ai aucun doute. Son visage! Il est majeur»

Temps de lecture : 5 min

Un toit, une école, des soins… La loi protège les enfants migrants aussi bien que les mineurs français. À une condition: prouver à la justice qu’ils ont moins de 18 ans.

Illustration par Juan Manuel
Illustration par Juan Manuel

«La nuit quand je pense, je pleure.» Alseny* arrive de Guinée. Il est passé par le Maroc puis l’Espagne. «On a voulu mourir sur l’eau.» Il est arrivé en France «le premier jour du ramadan, au crépuscule».

Pour l’assistante sociale présente ce jour-là dans le bureau d’Odile Barral, juge des enfants au tribunal de Toulouse, tout est en règle. Alseny a des papiers d’identité attestant de sa minorité. Normalement, ces dossiers n’arrivent pas jusqu’au bureau des juges des enfants. Ils sont traités par le parquet puis les mineures et mineurs attendent qu’une place se libère dans une maison d’enfants, un foyer d’accueil, une famille quelque part en France. Pour Alseny, il semblait difficile d’attendre davantage.

Ça se passe mal rue Stalingrad, au centre du Dispositif d’accueil, d’évaluation et d’orientation des mineurs isolés, le DDAEOMI qui héberge à leur arrivée ces migrantes et migrants se disant mineurs. Il a été hospitalisé trois fois la première semaine. «Il a un comportement erratique, des crises auto-agressives, explique un éducateur. C’est difficile avec le personnel et avec ses pairs. Les autres ont peur de lui.» Des sandales grises, un bermuda beige, un tee-shirt délavé vert. Tout est trop petit dans ce corps immense. C’est un homme dans des habits d’enfants. Courbé, souriant.

– Je voulais dire que je suis fatigué de rester au DDAEOMI. Je veux partir dans une famille même si c’est pas ma vraie famille. Je veux quelqu’un qui va me demander comment ça va, qui va m’écouter parler.
– C’est pas du tout sûr que tu ailles dans une famille,
lui répond la juge. Ce sera peut-être un foyer.
– Je veux aller à l’école.

«Le test osseux conclut à un âge de 19 ans»

Depuis trois ans, le nombre de mineurs non accompagnés, qu’on appelait avant «mineurs isolés», a explosé. Ils étaient 2.555 en 2013 selon le ministère de la Justice. 14.908 en 2017. La Convention internationale des droits de l’enfant de 1989, signée par la France, établit la primauté du statut d’enfant sur celui de migrant. Ces jeunes ont donc les mêmes droits qu’un enfant français en danger. Ils doivent être pris en charge par la protection de l’enfance. Mais avant ça, ils doivent prouver qu’ils ont moins de 18 ans.

Le graal: un acte de naissance officiel, des papiers d’identité. Des originaux. Avec des photos. Une exigence parfois impossible à satisfaire. Ahmat*, assis bien droit en face de la juge, est tchadien. Il a les cheveux courts, un pantalon et une chemise noire. Un traducteur est à ses côtés. «Il vient d’avoir 15 ans, expose l’assistante sociale. Mais on n’a aucun acte de naissance, juste une photo dans son téléphone selon laquelle il serait né en août 2002.» «La question des documents d’identité est essentielle», lui rappelle la juge. Avant de s'adresser à Ahmat:

– Pourquoi juste cette photo?
– J’étais en prison, j’ai fui sans avoir le temps de passer chez moi chercher mes papiers. Je suis passé par la Libye puis par l’Italie et la France.
– Comment as-tu fait pour garder ton téléphone portable en prison?
– J’avais la copie sur mon Facebook, je l’ai récupérée.
– Le DDAEOMI dit que tu es arrivé avec un certain nombre d’affaires: enceintes Bluetooth, portable. Que tu avais plutôt l’air d’arriver de voyage que de sortir de prison.
– J’ai récupéré les téléphones en Libye et l’enceinte, je l’ai achetée en Italie.
– Tu n’as pas de document d’identité, il y a des interrogations sur ton récit et sur ton âge, et le test osseux conclut à un âge de 19 ans.

Ces examens osseux, une radio de la main et du poignet gauche, sont réalisés en cas de doute sur la minorité et avec l’accord du jeune. Mais ils ont une marge d’erreur de dix-huit mois. Or, la grande majorité des mineurs non accompagnés qui arrivent en France ont aux alentours de seize ans.

En avril dernier, le défenseur des droits jugeait ces tests «inadaptés, inefficaces et indignes». Dans une réponse au Sénat, le ministère de la Justice rappelait qu’ils ne pouvaient en aucun cas suffire à déterminer la minorité de l'intéressé, le doute lui profitant.

Authenticité ou contradictions

Mais pour Ahmat, les doutes sur son âge sont trop importants. Peu importe qu’il ait l’air d’un enfant –Alseny avait l’air d’un homme. En l’absence de documents d’identité, les services sociaux le considèrent majeur. La juge des enfants aussi. Elle met fin aux mesures de protection. «Que vous ayez 20 ans ou 16 ans, je suis sûre que la situation est difficile, que les problèmes sont réels, on ne fait pas de grands voyages comme ça. Mais, ici, on a des protections pour les mineurs. Aujourd’hui, avec les éléments que j’ai, je suis obligée d’arrêter le placement, je suis désolée. Vous pouvez contacter le 115, juste pour pouvoir dormir.» Ahmat la regarde immobile. Il attend la traduction.

Après l’audience, la juge s’emporte sur ce «système hypocrite». Et sur la difficulté de ces audiences. «Sur ces affaires de mineurs non accompagnés, on se fait engueuler par tout le monde. Les avocats ne sont pas contents; les éducateurs du DDAEOMI nous reprochent de reconnaître trop de minorités.» Eux disposent de cinq jours, parfois davantage, pour réaliser des entretiens avec les jeunes migrantes et migrants, mener une évaluation scolaire, observer leur comportement dans leur vie quotidienne. Des contradictions dans un récit, un niveau scolaire très élevé, un comportement jugé trop mature… Si l’équipe a un doute, elle demande au parquet des investigations complémentaires. C’est alors la police aux frontières qui entre en jeu pour vérifier l’authenticité des documents, l’existence d’éléments antérieurs sur le parcours de ce ou cette jeune comme des empreintes, un examen osseux, des déclarations effectuées aux autres frontières.

Illustration par Juan Manuel

Le visage d’Ahmat s’efface pour laisser la place à Abdoul*. Lui vient de Guinée. «Il s’est déclaré majeur à son arrivée à Lampedusa, explique l’éducateur du DDAEOMI qui ne croit pas en sa minorité. Il apparaît sur un document qu’il exerce la profession de marchand. Sans compter qu’il a une attitude d’adulte.»

«On est obligé de déclarer qu’on est majeur en arrivant en Italie sinon ils ne nous laissent pas passer», répond Abdoul. Sur le fait qu’il ait déclaré être marchand? «En Guinée, cireur de chaussures est considéré comme marchand… Sur le troisième point concernant mon “attitude d’adulte”, je ne peux pas répondre à cette question.» Abdoul n’a lui aussi qu’une copie de ses documents d’identité. Les originaux? «Ils sont au consulat de Guinée à Madrid. Je voulais faire faire une carte consulaire. On m’avait dit qu’elle aurait plus de valeur…»

Une fois de plus, la juge ne peut pas affirmer qu’il est mineur. «Je prends une décision qui est contestable comme toutes les décisions et de laquelle vous pourrez faire appel.» «Ok, ok», répond Abdoul qui, contrairement à Ahmat, ne semble pas ébranlé outre mesure. Et cette fois-ci, la juge ne l’est pas non plus. «Ah vraiment là, je n’ai aucun doute. Son visage! Il est majeur.»

Il est 16 heures. 15, 18, 20 ans… Les visages et les histoires se mélangent. Razac* est aujourd’hui le dernier à être reçu par la juge Barral. Il est venu en France après le décès de ses parents. Il était persécuté par une bande. Il est passé par l’Italie, n’a été confronté à aucun contrôle, aucun jugement. L’assistance sociale à l’enfance demande une régularisation. Tout colle et les documents de naissance sont là. Il n’y a aucun doute sur sa minorité. La juge se détend. «Je vais régulariser les choses de manière rétroactive et jusqu’aux 18 ans.» C’est officiel, Razac a bien 15 ans. Jean, chemise noire, petites tresses. Un beau sourire lui traverse le visage. Le même de l’autre côté du bureau.

*Les prénoms ont été changés.

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