«Vous avez le droit de ne rien dire.» Quentin*, bientôt 18 ans, est mis en examen pour cambriolage, vols de bijoux et d'appareils multimédias, recel de clefs… L’audience se déroule dans le bureau de la juge des enfants du tribunal de Toulouse, Odile Barral. «Est-ce que vous êtes d’accord pour vous expliquer? J’ai vu que vous vouliez que ça avance.» Le jeune lui fait face, concentré. Un grand corps mince, encore dans l’adolescence. Des cheveux gominés, une raie sur le côté. Son père l’accompagne. Le même châtain, les mêmes yeux bleus.
- J’ai reconnu tous les faits sauf un cambriolage, je ne sais plus lequel.
- Vous êtes impliqué sur ce cambriolage. Les gendarmes font remarquer que c’est la même période et le même mode opératoire: une fenêtre forcée par un tournevis à l’arrière de la maison.
- C’est le mode opératoire classique. Mais là, c’était pas moi. J’ai jamais passé le portail de cette maison.
- Sur ce vol-là, vous maintenez votre version, donc. Et le reste?
«Je suis en train de changer»
En 2017, 63.383 mineures et mineurs ont eu affaire à un juge des enfants dans un cadre pénal, d’après le ministère de la Justice. Comme les enfants en assistance éducative, elles et ils sont considérés en danger.
«L’adolescence est une période de transition difficile, où l'on expérimente les transgressions, où il ne faut pas se dégonfler, analyse la juge. La délinquance peut aussi être une manière d’exprimer un mal-être.»
«Vous, vous le voyez de dehors. Il faut le vivre pour comprendre à quel point c’est dur de s’en sortir.»
Quentin revient sur la période où il a basculé, au moment du divorce de ses parents. «Ça n’allait pas avec mon père. Je passais mes journées et mes nuits dehors. Je n’avais pas d’argent pour manger, pour des cigarettes et j’ai commencé à fréquenter des personnes pas fréquentables.»
Il commence par deux vols, tout seul. Suivent une dizaine d’autres avec ses nouveaux copains, qu’il ne veut pas dénoncer. «Je me suis fait attraper moi. C’est à moi de payer.» «La justice, c’est que ceux qui ont fait des choses paient, lui rétorque la juge. Après, il y a d’autres règles. Celles de la délinquance.»
Elle craint une nouvelle récidive. Poliment, l’ado lui explique qu’effectivement, on ne peut pas arrêter comme ça, du jour au lendemain. Il lui a fallu des mois pour parvenir à arrêter de voir ces personnes. «Vous, vous le voyez de dehors. Il faut le vivre pour comprendre à quel point c’est dur de s’en sortir. Je suis en train de changer.»
Son père confirme. L’éducatrice de la Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) chargée de le suivre dans le cadre de son contrôle judiciaire aussi. Son procès est dans six mois. Il devra y arriver avec des éléments positifs, montrer qu’il est à un autre moment de sa vie.
Pour Sonia Ollivier, éducatrice de la PJJ et membre du syndicat SNPES-PJJ/ FSU, ce délai avant le jugement est nécessaire. «L’adolescence prend du temps. Ce qui est utile pour un ado, c’est une figure d’autorité qui incarne la loi et l’autorité, mais qui lui offre aussi un espace bienveillant de parole, de rencontre, où il peut raconter son histoire et parvenir à décortiquer ce qu’il s’est passé.»
La majorité des jeunes comme Quentin ont un suivi dit «en milieu ouvert» et restent avec leur famille; 65% ne récidivent pas. «Quand on a du temps et que l'on en accorde au jeune, il peut avancer.»
C’est l’esprit même de l’ordonnance de 1945, pilier de la justice des mineurs en France. Après des années de répression et de déni de l’enfance, considérant qu’elle n’avait plus assez de jeunes pour se permettre de les perdre dans les méandres de la délinquance, la France a pris le chemin de la protection et de la mesure. On considère désormais les ados comme des êtres en construction, qui ne peuvent être traités comme des adultes. L’éducatif doit primer sur le répressif.
Mais depuis une vingtaine d’années, la délinquance juvénile est devenu un enjeu politique. Les chiffres sont stables, c’est le regard qui a changé: les chenapans sont devenus racaille. Une série de lois instaurant davantage de répression détricote peu à peu l’ordonnance de 1945. De nouveaux délits, comme le squat des halls d’immeubles, ont été créés; de nouveaux instruments, tels le contrôle judiciaire ou les jugements à délai rapproché, ont été mis en place; de nouveaux lieux, les centres éducatifs fermés (CEF), ont été inventés; des prisons pour mineurs ont été construites. Et les défèrements ne cessent d’augmenter.
«Quatre mois, à 311 km!»
Medhi* arrive entre deux policiers. Il vient de passer la matinée dans les geôles du tribunal. Pour gagner cent euros, il est allé balancer un paquet par-dessus les murs de la prison de Seysses, près de Toulouse. Des batteries de portables, un peu d’herbe.
Les faits constituent un nouveau délit, une nouvelle violation de son contrôle judiciaire. Ce coup-ci, le parquet demande l’incarcération. «Avec ces défèrements, on est dans l’émotion du moment de l’action, dans la réaction, analyse Sonia Ollivier. Or, souvent, une action s’explique dans un parcours. Ce n’est pas le temps adapté à la justice des enfants.»
La juge connaît Medhi depuis des années; elle le suit en assistance éducative. «Pourquoi tu n’es pas parti en centre éducatif renforcé comme prévu?» «Je n’étais pas bien. Je voulais rester avec ma mère.» Ses parents entrent. «Je peux lui faire un bisou?, demande sa mère avant de l’embrasser. Je t’aime.» À la juge, elle dit: «Je ne sais plus quoi dire. Moi, je ne suis pas coupable. Je l’ai nourri, élevé, raisonné, tous les jours. Le problème, c’est ses fréquentations, le quartier, les plus grands. Il ne va plus à l’école. Qu’est ce que vous voulez que je fasse? Je suis malade. Même si j’étais en bonne santé, je peux pas lui courir après.»
La magistrate ne veut pas encore opter pour la prison; elle sait qu’il ne faut pas monter les marches trop vite. Elle maintient le séjour de rupture et explique sa décision aux parents. Il s’agit d’éloigner l’ado pendant quatre mois, pour l’aider à redémarrer sur un projet personnel et professionnel. Le centre est dans un autre département.
«Je vous jure, si vous m’envoyez là-bas, ce sera des bagarres tous les jours. Je tape tout le monde!»
D’un coup, l’audience dérape. «Quatre mois, à 311 km! Mais pourquoi?» C’est le père. «Mon fils, il est adorable. On dirait parfois qu’il n’a pas de cerveau, il est influençable, mais c’est pas un meurtrier! Si on est séparés, on va en être malades tous les trois. Et puis dans ces lieux-là… On dit qu’on tape, qu’on viole...» Le ton devient menaçant.
- S’il lui arrive un truc, Madame la juge...
- Monsieur, vous devriez vous inquiéter quand il va jeter des colis. C’est là qu’il est avec des gens pas recommandables. C’est là qu’il est en danger!
La mère se met à pleurer. Medhi, jusqu’alors calme, pète les plombs. «Je vais pas laisser ma mère alors qu’elle est malade. Je vous jure, si vous m’envoyez là-bas, ce sera des bagarres tous les jours. Je tape tout le monde! Et puis moi, j’adore, j’adore l’argent. Dès que je sors, je vole.»
En fait, la famille préférerait que Medhi aille à la prison pour mineurs de Lavaur, plus proche. Le père est debout. «Je connais mon fils. Là-bas, il va devenir fou! Il n’y a pas moyen que je fasse les quatre mois à sa place?» À son fils, à peine plus bas: «T’inquiète pas, on sort d’ici, je t’envoie en Algérie.»
À LIRE AUSSI Que faire si mon enfant est en garde à vue?
«C’est à lui d’avoir un déclic»
Dans les affaires pénales comme en assistance éducative, le personnel de la PJJ insiste sur le travail indispensable à faire avec la famille. Une éducatrice raconte après cette audience un cas de suivi en milieu ouvert où son action s’est centrée sur une mère alcoolique: «Quand l’enfant s’est rendu compte que la mère ne buvait plus, il s’est mis à aller mieux.» Tout le monde s’accorde également sur l’influence du milieu, du quartier, des fréquentations. De l’oisiveté, aussi.
Yann* a une gueule d’ange, selon l’éducatrice: «On lui donnerait le bon Dieu sans confession.» À seize ans, il a pourtant déjà été incarcéré à deux reprises à Lavaur, puis envoyé dans un centre éducatif fermé pour six mois. Mais au bout de quelques semaines, il est revenu passer un week-end chez son père, puis il est allé chez sa grand-mère. Il n’est jamais retourné au centre. Vingt-deux jours plus tard, la police est venue le chercher; il s’est débattu. Il arrive menotté dans le bureau de la juge des enfants, qui trouve que ça commence à bien faire.
- Ça fait plus d’un mois que tu fais n’importe quoi, que tu es chez ta grand-mère.
- J’avais envie de rester.
- C’est prendre les gens pour des idiots. Tu as un sursis avec mise à l’épreuve qui implique de respecter le placement. Dans le cadre de ce sursis, j’ai envisagé qu’il y ait une incarcération.
- Non, s’il vous plaît, laissez-moi une dernière chance.
Quand son père entre, Yann craque. Il pleure. Son père s’assoit tout près de lui. «Pendant ces vingt-deux jours, on était en contact avec le centre, avec les éducateurs. On a essayé de lui expliquer. Il reportait au lendemain. Nous, en tant que parents, nos cartouches sont épuisées depuis longtemps. Les vôtres n’ont pas l’air de marcher. Maintenant, je crois que c’est à lui d’avoir un déclic. Je ne sais pas ce qu’il attend.»
L’éducateur de la PJJ qui suit Yann confirme: «C’est lui qui doit décider de changer de voie. Aujourd’hui, il semble encore vouloir se confronter au cadre et à la loi. Le discours n’est pas suffisant.» Il rappelle néanmoins qu’il n’y a plus de délit depuis longtemps; une incarcération sur le temps long lui semble donc à proscrire. Quant au placement en centre éducatif fermé, il s’interroge. Deux tentatives, deux fugues: il faut peut-être chercher autre chose.
«Là-bas, on mange mal, on dort mal. Ce soir, c’est sûr, j’y pars?»
Dans le rapport législatif du projet de loi de finances pour 2018 concernant la PJJ, il est mis en avant la difficile évaluation de ces centres. Le taux de récidive est d'autant plus important que la durée passée dans le centre est courte. Or, parce que les ados fuguent ou repassent à l’acte, 41% des placements dans ces centres ne dépassent pas les trois mois, au lieu des six prévus. Le gouvernement prévoit pourtant la création de vingt nouveaux CEF, qui deviendront ainsi la principale réponse à la délinquance juvénile.
Pour Odile Barral, «la solution standard est une hérésie. Il est absurde de penser qu’une seule solution soit adaptée à tous les mineurs, à tous les stades de leur parcours. On a besoin d’une boîte à outils: lieux de vie, familles d’accueil, placements, hébergements classiques...»
Elle confirme à Yann sa décision de l’envoyer à la prison de Lavaur, charge à la PJJ de chercher des pistes pour la suite. «Aujourd’hui, pour moi, il est inconcevable que tu repartes comme ça, tranquillement. Quand on a fait certaines choses, à un moment, ça tombe. J’espère que tu vas comprendre que dans la vie, on ne fait pas ce qu’on veut quand on veut.
«Là-bas, on mange mal, on dort mal. Ce soir, c’est sûr, j’y pars?» La voix de Yann tremble. Il va bientôt rejoindre les 835 jeunes en prison que dénombrait en octobre 2018 l’administration pénitentiaire. Le père engueule son fils. «Je ne sais pas ce que te racontent tes potes. Que vous ne risquez rien? Il y en a un premier qui va tomber, qui va prendre cher. J’espère juste que ça ne sera pas toi.» Et il l’embrasse, juste avant que les policiers ne lui remettent les menottes.
* Les prénoms ont été changés.