Quand il survient, le pire ne sort pas de nulle part. Il s'insinue dans l'existence par étapes, sans que personne, proches, famille, système, n'y prenne garde. Il germe sur le terreau de la honte d'appeler à l'aide, sur celui des doutes ou d'une confiance aveugle en l'avenir, repoussant les limites du temps jusqu'au point de non-retour.
Le 14 décembre 2017, le décès de Zélia est prononcé à l'hôpital de Marseille.
Debout dans sa robe noire, l'huissier de la cour d'assises du Gard présente des clichés aux jurés. De main en main se passent les photos couleur du corps du bébé de 11 mois prises à son arrivée à l'hôpital. Certains jurés rapprochent leur visage des photos ou ajustent leurs lunettes. D'autres se lèvent et font un pas de côté pour regarder les clichés en silence, par-dessus l'épaule de leur voisin.
Quand Hélène dépose Zélia aux urgences de Nîmes, le 12 décembre 2017 à 7h30, elle explique que les plus grandes l'ont poussée et que l'une d'elles lui a donné un coup de calculette au visage quelques jours auparavant; elle ne dit rien d'autre, ce dont elle se défendra par la suite en arguant «qu'on ne lui a pas posé la question», à savoir s'il y avait pu avoir autre chose. Aux urgences, Zélia ne répond à aucun stimulus. Hélène non plus: elle ne montre –c'est consigné à plusieurs reprises– «aucune émotion».
«Zélia ma fille, tu m'entends?»
Le rapport d'autopsie note les cheveux rasés et des cicatrices sur le haut du crâne de l'enfant, caractéristiques des soins de neurochirurgie. Entendu en visioconférence à la cour d'assises de Nîmes, le médecin légiste énonce l'ensemble des blessures constatées à l'œil nu: des ecchymoses «bleues et saillantes», une plaie au frein de la lèvre supérieure, «très spécifique» à l'introduction forcée d'un objet dans la bouche, des lésions sur le visage, les bras, les fesses, la hanche.
Il parle de l'acte suivant, des incisions faites pour constater les blessures «invisibles à l'œil nu». Il omet de dire que cet acte n'a pas pour seul but de déterminer les causes du décès: l'autopsie sert aussi à vérifier la compatibilité de la version d'Hélène avec les blessures constatées.
Quand Zélia est transférée à l'hôpital de Marseille, elle est en état de mort cérébrale.
Le père de Zélia, Suevang, se rappelle d'Hélène dans la voiture, à côté de lui. Il se souvient des derniers mots du docteur des urgences de Nîmes, «je ne peux pas m'occuper de sa tête». Il revoit la route jusqu'à cette ville dont il ne connaît même pas le nom, son arrêt sur l'aire d'autoroute vers Montpellier où il a dû demander: «Est-ce que c'est bien la route de Marseille?», l'ascenseur de l'hôpital à Marseille où Zélia était d'une autre couleur, «toute noire», ses larmes en murmurant en laotien à l'oreille de son enfant: «Zélia ma fille, tu m'entends, est-ce que tu m'entends?»
Zélia ne bougeait pas. Suevang s'était alors tourné vers les docteurs: «Elle est là? Elle est là encore?» Mais les docteurs avaient secoué la tête en répondant: «C'est pas bon.» Le lendemain, on l'avait appelé pour lui dire que c'était fini.
«Je m'endors à 21 heures. Je me lève à 5 heures. Toute seule.»
Le médecin légiste constate une hémorragie et une «fracture occipitale complexe de forme stellaire»: un coup dont l'impact avec un «objet contondant de haute énergie» a provoqué une fracture en étoile. Le rapport d'autopsie conclut: Zélia est décédée d'un traumatisme encéphalique et crânien.
Cinq jours plus tôt, Suevang passait la porte de la gendarmerie. Il expliquait, grâce à ses cours de français, ne plus voir ses enfants. Il se rendait jusqu'à présent chez Hélène pour faire à manger, nettoyer, voir les petites, deux fois par semaine, parfois plus. Mais ce jour-là, il avait trouvé porte close. Cela l'avait inquiété. Suevang voulait montrer aux gendarmes une photo de Zélia qu'il avait prise avec son téléphone mi-novembre. Elle avait un œil au beurre noir.
Dans le box vitré, Hélène décrit ses journées: «Je m'endors à 21 heures. Je me lève à 5 heures. Toute seule.» À la suite d'une énième violente dispute, Suevang est parti de la maison quelques mois auparavant. «La première qui se lève, c'est Stacy.» Hélène prépare les enfants, les change, les douche, les habille. Elle leur donne le petit-déjeuner. Après avoir déposé les plus grandes à l'école ou à la crèche, elle rentre avec les jumelles Zélia et Zélie et s'occupe du linge. L'heure de préparer à manger arrive rapidement. Ensuite, la sieste. Ce sont les nuits qui sont compliquées.
Toutes les trois heures, les jumelles se réveillent. Hélène les berce, leur prépare un biberon, les prend avec elle dans le lit. Zélia pleure beaucoup, même si elle a mangé et été changée: «Je cherche le pourquoi du comment mais je ne trouve pas», s'agace Hélène. Elle dit qu'à sa naissance, Zélia était «la plus petite de tous [ses] enfants». Que pour cette raison elle a passé une semaine en néonatalogie.
Les différentes auditions de celles et ceux qui ont connu Hélène à cette période contiennent toutes la même phrase à son sujet: «Elle était dépassée par le nombre d'enfants.»
«Je vais te tuer, je vais te tuer!»
À la naissance des jumelles, la maternité avait fait un signalement à l'aide sociale à l'enfance. Les aides à domicile, dites «techniciennes d'intervention sociale et familiale» (TISF) ont été mises à la porte les unes après les autres. Hélène les trouvaient «trop directives». Face à la cour, elle assure: «Je ne voulais pas demander de l'aide.»
La maîtresse avait signalé «un problème d'hygiène». Le signalement était remonté jusqu'au juge des enfants pour la mise en place de mesures éducatives. Il avait repris le dossier en octobre 2017. Hélène ne répondait pas aux «sollicitations».
Alors tous les matins, la mère d'Hélène et Jacques, son grand frère, viennent prêter main-forte. Ils préparent les enfants, les changent, les douchent, les habillent. Ils leur donnent le petit-déjeuner.
Jusqu'à la dispute.
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Hélène a une autre fille. Une adolescente de 13 ans, Pheth*, née d'un premier mariage.
Un matin d'automne, Hélène crie. Elle crie à Pheth* de prendre sa douche, lui fait une «leçon d'hygiène». Jacques est là. Avec les autres membres de la famille, il a élevé Pheth. Il prend sa défense: «Pourquoi tu la grondes? Ce n'est pas comme si tu montrais l'exemple.» Hélène réplique: «Qu'est-ce que ça peut te foutre? C'est ma fille!» Elle ne cesse de crier, menace d'appeler les gendarmes. Jacques la gifle. Hélène court dans la cuisine et attrape un couteau. Leur mère s'interpose comme elle le peut entre ses deux enfants, Hélène fulmine: «Je vais te tuer, je vais te tuer!» et donne des coups de couteau en direction de Jacques par-dessus sa mère, plus petite. Jacques est touché près de l'œil, «une petite entaille».
Il a coupé les ponts avec Hélène. Il n'a pas porté plainte, il s'est dit que tout ça ne servait à rien.
Sa mère n'a pas contacté les gendarmes non plus, elle avait «honte». Quand ils l'auditionnent dans leurs bureaux après le décès de Zélia, elle répète: «Excusez-moi de tout le travail qu'on vous donne. Nous ne sommes pas venus en France pour ça.»
«C'était comme un conseil de guerre»
Après la dispute, la mère d'Hélène se rend seule dans la maison de Bouillargues, où vivent sa fille et ses cinq enfants, pour aider. Un après-midi, elle veut aller acheter le journal à la maison de la presse, à 600 mètres de là. Zélia pleure, alors sa grand-mère la prend avec elle. Elle jurera que ce n'était pas pour la cacher des gendarmes. Elle l'a juste prise avec elle pour aller acheter le journal. Son mari adore jouer au tiercé.
Quand les gendarmes frappent à la porte, Hélène leur ouvre. Simple visite. Suevang, le père des filles, s'est plaint de ne pas voir ses enfants. Il leur a montré une photo de Zélia avec un œil au beurre noir. Hélène leur montre Zélie dans son trotteur. La petite sourit. Elle n'a pas de marque au visage.
Les gendarmes décident tout de même d'aller à la rencontre de la grand-mère. Elle n'est pas à la maison de la presse. Ils se garent devant la maison d'Hélène et attendent dans leur voiture. En vain. Alors qu'ils quittent la rue, la mère d'Hélène les voit partir au loin. Zélia est dans ses bras.
Le dossier contient une déposition très «intéressante»: en novembre 2017, une témoin de Jéhovah frappe à la porte d'Hélène. Elle voit Hélène comme quelqu'un d'avenant, de souriant, «elle avait la pêche». Quelque chose, toutefois, l'interpelle. Elle précise: «J'ai été surprise de voir que sur les six enfants, elle compte les jumelles comme un seul enfant.»
Après le décès de Zélia, les gendarmes placent Hélène sur écoute. Une information judiciaire est ouverte pour «faits de violences volontaire ayant entraîné la mort sans intention de la donner».
C'est aussi comme ça qu'ils ont su, pour la réunion de famille. Grâce aux écoutes téléphoniques.
Deux jours après la mort de l'enfant, la mère d'Hélène a invité la fratrie à dîner. Hélène était présente. Catherine, sa sœur, juge: «C'était comme un conseil de guerre.»
Rapidement, il y a eu des questions à propos du décès de Zélia. Les réponses d'Hélène étaient «décousues». Catherine dit que ça n'avait aucun sens, qu'elle ne comprenait pas pourquoi le corps du bébé de 11 mois était rapatrié à Montpellier pour une autopsie. Que tout ça était «incompréhensible». Son autre sœur, plus âgée, relate: «On n'était pas satisfait de sa réponse.» Ils insistent, encore et encore. «Vers 3 heures du matin, elle s'est relâchée. C'est là qu'elle a avoué.»
Catherine se souvient: «Là, j'ai arrêté de respirer.»
La propriétaire de la maison de Bouillargues voit la nouvelle dans les journaux. Inquiète, elle appelle tout de suite Hélène. Le transcript de l'écoute téléphonique est consigné au dossier:
– Comment vous allez faire pour le loyer? Qu'est-ce qui s'est passé? Je ne comprends pas...
– Zélia pleure jour et nuit! Donc j'ai pris le balai. [rires] Je l'ai tapée mais je pensais pas qu'elle aurait des séquelles après.
À la barre, le directeur d'enquête Obert, de la brigade de Nîmes, hésite un instant. Il indique: «Les rires n'étaient pas pour plaisanter. Je ne le dirais pas comme ça.»
*Le prénom a été changé.