Cet article est le quatrième épisode de notre récit de l'affaire de la joggeuse de Bouloc.
Retrouvez l'intégralité de la série:
> Épisode 1 - Premières heures
> Épisode 2 - Ceux qui ont cru voir, celui qui a vu
> Épisode 3 - L'appel anonyme
> Épisode 4 - Suspect n°1
> Épisode 5 - La Clio blanc glacier
> Épisode 6 - Diagnostic
> Épisode 7 - Monsieur l'avocat général
> Épisode 8 - L'intime conviction
Laurent Dejean aimait fumer des joints dans son petit logement social, rue du Cardillou à Bouloc –un appartement aux volets vert provençal, dans une résidence coquette aux murs ocres. En dessous de chez lui, une voisine avec qui les relations n’étaient pas au beau fixe.
Tout avait pourtant bien commencé: Fatou* était aide à domicile, mais elle ne travaillait pas beaucoup, alors Laurent venait souvent prendre le café chez elle. Parfois, raconte-t-elle, «on partageait le manger».
Laurent l’aidait à bricoler, faire quelques courses, monter un meuble. Et puis, explique la voisine, «quand il voulait parler, il venait me parler». «Il m’a toujours donné le respect. Jamais un geste déplacé», ajoute-t-elle. Il lui répète souvent: «Je te protège, je te protège.» Non, vraiment, il était gentil, elle n’avait rien à lui reprocher. Si ce n’est ses crises.
«C’est son monde à lui»
La première, c’était à l’été 2011. Elle était partie en vacances en Italie. Laurent avait sonné chez elle, hurlant et tambourinant à la porte. Il était en proie à des hallucinations, persuadé qu’elle fabriquait des poupées vaudou contre lui. Et puis il a recommencé, cette fois quand elle était là. Il entendait des voix remonter le long des canalisations jusqu’au soupirail de sa salle de bain.
Le 12 janvier 2012, il n'a pourtant pas entendu celle des enquêteurs, venus montrer à sa voisine le portrait-robot réalisé à partir du témoignage de Nicolas Gélis, ni celle de Fatou, qui a désigné le plafond du doigt en pleurant et tremblant. L’appartement du dessus, le numéro 5. Elle l’avait reconnu. Le regard, le même bonnet noir l’hiver, les lèvres, aussi.
Les enquêteurs sont montés. Dejean leur a ouvert la porte, un nuage de fumée est sorti. «Excusez-moi, je fume un petit joint pour me détendre», leur a-t-il dit. Ils ont répondu: «Ne vous en faites pas monsieur, nous ne sommes pas là pour ça.»
Les gendarmes connaissent déjà Laurent Dejean. L’homme de 32 ans n’a jamais quitté Bouloc. «C’est son monde à lui», souligne le directeur d’enquêteur Frédéric Aüllo.
En septembre 2011, Dejean avait déjà été signalé, car il se promenait dans le centre-ville une bible à la main. Le regard intense, il arpentait volontiers le cimetière ces derniers temps, se recueillant sur la tombe de son père. Il avait «un rapport à la mort particulier», fait remarquer l’enquêteur Didier Bonnin.
«Mentalement, j’étais épuisé»
Dans les locaux de la gendarmerie, en janvier 2012, Laurent Dejean a accepté le prélèvement ADN –un de plus, qui vient s’ajouter aux 1.559 autres récoltés par la gendarmerie. Cela ne l’a pas gêné du tout; il lui a suffi d’ouvrir la bouche et de faire «aaah», le temps que l’enquêteur frotte le long coton-tige à l’intérieur de sa joue.
Dejean a déclaré ne pas posséder de Renault Clio, et qu'il travaillait le jour du meurtre de Patricia Bouchon. Tous les matins, il embauche à 7h15. «Quand madame Bouchon a été assassinée, parce que c’était un assassinat, racontera-t-il plus tard au président de la cour d’assises, je vais vous dire mon programme: je me levais à 6 heures, j’étais dans le gaz –pardonnez-moi l’expression–, je mettais ma salopette, j’allais au bureau de tabac pour acheter des Marlboro et j’arrivais au dépôt à 7 heures, 7h05.»
Laurent Dejean aime beaucoup son patron. Monsieur Riedi lui a offert son premier CDI en 2010 et il lui en est éternellement reconnaissant, lui qui était le dernier de ses amis à décrocher le saint Graal du contrat à durée indéterminée.
Depuis, il travaille en tant que plaquiste sur des chantiers –ou plutôt travaillait, parce qu'à ce moment-là, il est en arrêt maladie. À son patron, il dit avoir été arrêté pour une tendinite. En réalité, son copain Gaby l’a emmené à trente bornes de là voir une psychiatre en urgence, parce qu’il entendait des voix en faisant le placo et que comme le reconnaîtra Dejean lui-même plus tard, «c'est quand même pas bien normal d’entendre des voix chuchoter».
La psychiatre lui avait délivré un arrêt de travail d’un mois et une ordonnance de neuroleptiques. Ça n’avait servi à rien du tout, et il avait fini par démissionner en juillet 2011. Des années après, il admettra: «Je voulais pas m’arrêter, mais je pouvais plus. Mentalement, j’étais épuisé.»
«Ce n’était pas une piste sérieuse»
Concernant Dejean, l’enquêteur Frédéric Aüllo évoque une «ressemblance subjective au portrait-robot» et remarque que son ADN «ne correspond pas aux pauvres traces ADN que nous avions».
Étrangement, peut-être par prudence extrême du meurtrier ou à cause des aléas dus à l’immersion d’un corps durant six semaines, aucun ADN n’a pu être prélevé sur le gant en latex enfoncé dans la bouche de Patricia Bouchon. Sur son pantalon de jogging, son tee-shirt et son bonnet de soutien-gorge, les biologistes ont en revanche retrouvé des traces d’ADN masculin partiel, quatre marqueurs génétiques précisément, parfois mélangées à de l’ADN féminin.
Avec quatre marqueurs ADN, la probabilité de tomber sur un profil, à Bouloc ou dans le fichier national automatisé des empreintes génétiques (FNAEG), est élevée. Simple question de statistiques: si dix marqueurs ADN donnent une séquence permettant d’identifier un individu à 99,9%, quatre marqueurs ADN ont plus de chances de correspondre à un individu, pour ne pas dire plusieurs.
L’expert en biologie n’en revient pas: sur les quatre millions de personnes enregistrées au FNAEG, aucune ne semble partager ces quatres petits marqueurs. Et surtout pas Laurent Dejean.
«A posteriori, j’ai des regrets qu’on n'ait pas enclenché de suite des mesures pour vérifier son emploi du temps.»
Il y a bien quelque chose, à propos de Laurent Dejean, qui a fait tiquer les enquêteurs. Lors de l’audition, il leur a indiqué avoir vu, le 14 février 2011, les gendarmes devant l’impasse de l’agression. Cela les étonne: le lieu n’a été découvert que le 15 février.
«Ce n’était pas une piste sérieuse. Un an après, Laurent Dejean pouvait se tromper», conçoit l’enquêteur Didier Bonnin. Il ajoute: «A posteriori, j’ai des regrets qu’on n'ait pas enclenché de suite des mesures pour vérifier son emploi du temps.»
Après son audition en janvier 2012, Laurent Dejean rentre chez lui.
«Et puis un jour, se souvient Carlyne, la fille de Patricia Bouchon, on apprend [son] arrestation.» «Ça fait des années que je ne sors plus, poursuit-elle, que je ne peux plus mettre les écouteurs dans la rue de peur d’être agressée, car je ne sais pas qui a tué ma mère.»
«Les langues se sont déliées»
Les gendarmes présentaient le portrait-robot à toutes les personnes qu’ils rencontraient, interrogeaient et auditionnaient, comme ce fut le cas pour la voisine du dessous, mais ils n’ont obtenu l’autorisation du procureur pour une diffusion dans la presse qu’à la fin 2013.
Le 4 décembre 2013, l’enquête prend une nouvelle tournure. La gendarmerie reçoit un appel anonyme. Dans le procès-verbal, il est écrit: «Ce témoin nous indique que Dejean avait été utilisateur d’une Renault Clio de première génération, qui n’était pas à son nom et dont il se serait débarrassé deux ou trois jours après le meurtre.»
«Selon ce témoin, Dejean aurait été hospitalisé en psychiatrie très rapidement après la disparition de Patricia Bouchon, et son comportement a complètement changé depuis le meurtre, lit-on plus loin. [...] Il est décrit à présent comme un personnage très délirant, enclin à avoir du remords. Laurent Dejean ressemble au portrait-robot et est souvent porteur d’un bonnet sombre.»
«“Dénonciation anonyme”, moi, je vous le dis sincèrement, c’est normal, ça grince dans la tête.»
Après vérification auprès de la Caisse primaire d’assurance-maladie, les enquêteurs de la cellule «Disparition 31» découvrent que l’arrêt de travail de Laurent Dejean date du 23 février 2011, neuf jours après le meurtre de Patricia Bouchon.
Qui a contacté la gendarmerie de Fronton? Cinq ans plus tard, en mars 2019, les enquêteurs affirment devant le tribunal ne pas savoir. Le président de la cour, Guillaume Roussel, leur fait part de son sentiment: «“Dénonciation anonyme”, moi, je vous le dis sincèrement, c’est normal, ça grince dans la tête.» Ils hochent la tête. Ils auraient pu retracer l’appel –avec les moyens engagés, c’eût été facile, c’est vrai– et remonter à l’origine de ce témoignage isolé, mais ils ne l'ont pas fait. Et est-ce finalement si important, quand on sait qu’à partir de là, «les langues se sont déliées», comme l'expose un enquêteur?
Trente-sept témoins –des connaissances, des copains et des amis d’enfance– reconnaissent Laurent Dejean suite à la diffusion du portrait-robot. Trente-et-un, dont sa sœur Martine, confirment que Laurent Dejean était bien détenteur d’une Renault Clio première génération au moment des faits. Vingt-sept assurent que Laurent Dejean, consommateur de cannabis et de cocaïne, a complètement arrêté après le meurtre de Patricia Bouchon.
Surtout, il y a ce feu qui semble consumer Laurent Dejean de l’intérieur.
«Il était colérique sur lui-même»
Mickaël fut son binôme sur un chantier d’insertion en 2009. Ils travaillaient aux espaces verts de Bouloc et s'occupaient des déchets. À la barre, il décrit: «Au fil du temps, je me suis aperçu qu’il pouvait être impulsif. Ça m’effrayait parfois. C’était des colères pas fondées. Il s’en prenait au monde par la parole, la colère. On sentait une colère en lui.» En audition, il a employé le terme de «Cocotte-Minute».
Auprès des enquêteurs, un copain développe: «C’est un gars agressif et nerveux, mais aussi un gars gentil. Quand il était défoncé au cannabis, il devenait paranoïaque. Un jour, je lui ai mis un coup de bêche dans le dos pour le calmer, il s’est calmé de suite.»
«C’est une personne qui saute dans tous les sens, complète son ami Gaby. Quand il parle, il est très nerveux. Surtout dans son comportement. Je ne sais pas pourquoi il est très nerveux comme ça.»
«Il était impulsif, un peu violent, mais jamais bagarreur. Même plus jeune, on se tenait loin de ça», explique Yannick, un autre bon ami.
Face au président de la cour d’assises, Laurent Dejean corrobore: «Je ne me suis bagarré que deux fois dans ma vie, à l’école maternelle et au collège avec… Comment il s’appelait, déjà?» Il réfléchit plusieurs secondes. Puis ça lui revient: «Jérémy Rèze*!»
«Quand il s’énervait, c’était sur lui-même, fait remarquer Yannick. Il cassait ses trucs à lui. Il était colérique sur lui-même. Il avait cassé son appartement, parce que ça lui rappelait Natacha.»
Natacha était le grand amour de Laurent. Lorsqu’ils se rencontrent en 2004, elle a 17 ans et lui 25. Le président de la cour lui demande: «Il faut parler des jolies choses, aussi. Vous avez eu un coup de foudre, c’est ça?» Natacha acquiesce: «Oui. Mon père a appris que je sortais avec Laurent Dejean et il ne l’a pas accepté. J’avais passé le week-end avec lui, quand mon père nous a croisés. Nous étions en mobylette, et il nous est rentré dedans.» Les deux amoureux ont fini à l’hôpital.
«Je voulais qu’on se sépare. Il a tout cassé dans l’appartement avec une masse, de la télévision à la cloison.»
Après l'incident, Natacha est placée jusqu’à ses 18 ans. Une fois majeure, elle part vivre chez Laurent: «Il avait construit un appartement accolé à la maison de sa mère. Il avait tout fait dedans.»
Mais Laurent est jaloux. Il n’aime pas que Natacha aille voir son père, qu’elle parte travailler à l’Intermarché de Bouloc: il veut qu’elle soit tout le temps avec lui. Au bout de deux ans et demi, Natacha préfère partir: «Je voulais qu’on se sépare. Il a tout cassé dans l’appartement avec une masse, de la télévision à la cloison.»
Natacha a fini par le quitter, et Laurent Dejean a beaucoup pleuré.
Avec sa mère, Maria, ça ne se passe pas bien. Natacha se rappelle: «En paroles, il était très insultant envers [elle]. Parfois, il la bousculait pour pouvoir passer. Il lui criait dessus.»
Dans son audition, la mère de Laurent Dejean atteste que son fils lui fait vivre un calvaire à taper sur les portes, la table et le buffet, qu'il lui arrive de lui mettre des «petites gouttes sur son pain» –un tranquillisant– et qu’après ça, il redevient gentil. Elle dit, c’est noté dans son audition, qu'il n’a jamais fait preuve de violences physiques à son égard.
«Jamais je ne l’ai vu lever la main sur sa mère, assure Yannick. Dire qu’il tapait sa mère, c’est aberrant!» Il sourit: «La seule fois que je l’ai vue, c’est sa mère qui le tapait avec un petit bâton.»
Seulement, il y a l’histoire du chien. La mère de Laurent Dejean a un rottweiller. Elle a aussi une clôture fragile. Un jour, le rottweiller s’échappe et mord le voisin. Alors Laurent prend la carabine et abat le chien. Furieuse, sa sœur Martine lui confisque l’arme et lui interdit d’y retoucher. Pour apaiser les tensions, la mairie de Bouloc trouve à Dejean un appartement dans un logement social.
«Dis-moi, c’est pas toi qui aurait fait ça?»
Les enquêteurs de la cellule «Disparition 31» découvrent qu’après le meurtre, «monsieur Laurent Dejean a un comportement très anxieux». Il s’enferme chez lui, des crucifix en papier sur les fenêtres, en proie à des hallucinations, souffrant de persécutions imaginaires. Les voix lui disent que son copain Gaby a eu un accident de scooter, qu’il est mort. Il sort de chez lui en courant pour aller jusqu’au sommet de Bouloc, il ne le voit pas. Quand il rentre, Gaby est justement là. «Il était très rassuré de me voir, se souvient Gaby. Je crois qu’il entendait que sa mère était morte aussi.»
Le 13 février 2011, la veille du meurtre de Patricia Bouchon, Laurent casse son téléphone en mille morceaux. Il reçoit des appels en numéro privé, treize ou quatorze, tous les matins; quand il décroche, personne ne répond. Ça le rend fou, alors il balance son téléphone contre le mur.
«Je lui ai dit: “Si tu veux partir, pars.” Pour moi, il se faisait des films.»
Le président de la cour d’assises questionne Natacha: «Ça lui arrive souvent de monter en intensité comme ça, et après de s’excuser? C’est bien de s’excuser, mais est-ce que c’était... différent?» «Lui, c’était différent, oui. Laurent n’a jamais été comme les autres», répond-elle.
Les enquêteurs auditionnent l'ancien patron de Laurent Dejean, monsieur Riedi. Il leur apprend que Laurent Dejean a demandé son licenciement en juillet 2011, «parce que des copains à lui avaient été auditionnés, avec prélèvement ADN, etc.». Laurent ne veut pas que monsieur Riedi ait des ennuis. «Je lui ai dit: “Si tu veux partir, pars.” Pour moi, il se faisait des films.»
Fatou se souvient qu’elle lui a posé la question, à propos du meurtre de Patricia Bouchon: «Dis-moi, c’est pas toi qui aurait fait ça?» Il écarquille les yeux: «Mais non, arrête tes conneries!» À la barre, la voisine du dessous indique: «C’était pour plaisanter, mais j’y ai pensé en moi. Je ne sais pas pourquoi, je l’ai pensé comme ça.»
Après l’appel anonyme du 4 décembre 2013, les enquêteurs ont relancé leurs investigations. Ce n'est que le 28 janvier 2014 que Laurent Dejean a finalement été placé en garde à vue.
Alors qu’il est déjà intervenu quelques jours auparavant pour exposer les faits, le directeur d’enquête Frédéric Aüllo est rappelé à la barre de la cour d’assises. Il y reste trois heures.
Le soleil tombe à travers les immenses vitres, il fait encore chaud –plus chaud qu’en début de journée, quand la salle d’audience n’était pas encore pleine à craquer.
L’enquêteur Aüllo baisse sa garde et, au détour d’une phrase, lâche le nom de l’auteur de l’appel anonyme.
Il s’agit de Jean-Luc De Biasi, le meilleur ami de Laurent Dejean.
* Les prénoms et noms ont été changés.