Cet article est le premier épisode de notre récit de l'affaire de la joggeuse de Bouloc.
Retrouvez l'intégralité de la série:
> Épisode 1 - Premières heures
> Épisode 2 - Ceux qui ont cru voir, celui qui a vu
> Épisode 3 - L'appel anonyme
> Épisode 4 - Suspect n°1
> Épisode 5 - La Clio blanc glacier
> Épisode 6 - Diagnostic
> Épisode 7 - Monsieur l'avocat général
> Épisode 8 - L'intime conviction
À Bouloc, personne n’aurait pensé un jour entendre le nom du village sur toutes les chaînes d’information. En occitan, Bouloc signifie «bon lieu», et les gens du coin espéraient qu’il en serait toujours ainsi. Le dernier recensement leur donnait d’ailleurs raison, puisque la population était passée d’un peu moins de 3.000 à plus de 4.000 personnes en dix ans, entraînant l’ouverture d’une bibliothèque municipale, la bénédiction des cloches et la construction des premiers logements sociaux.
Mais le 14 février 2011, dans la petite commune du Frontonnais, le temps s’est arrêté. Carlyne Bouchon annonce: «Le jour de la fête des amoureux, on a brisé mon cœur.»
Il était 4h33 du matin.
«Ma femme, c’était un contraste»
Toute sa vie, Patricia Bouchon s’est levée à l’heure où l’on rêve encore. Trois fois par semaine, son réveil sonne à 4 heures. Elle enfile un jogging noir, un haut de couleur claire, des baskets blanches achetées avec son mari Christian et, selon la météo, un bonnet et un coupe-vent autour de la taille.
Atteinte de la maladie de Raynaud, Patricia peut vite développer des engelures à cause du froid. Alors elle a mis en place un rituel supplémentaire: elle badigeonne ses doigts de crème grasse, met des gants en latex et, par-dessus, ses gants d’hiver.
Le 14 février 2011, c’était un lundi, la température était de 7°C et il bruinait un peu. Patricia ne prend pas de petit-déjeuner. L’un des directeurs d’enquête, Didier Bonnin, dira de toute façon qu’elle est souvent à jeun, et prendra la peine de préciser: «Elle n’est pas dans la performance, Patricia Bouchon. Elle est dans l’addiction.»
Elle ferme la porte de sa maison à 4h15 précises –et de ça, il ne fait aucun doute, car la femme de 49 ans est très carrée.
«Les TOC commencent à l’adolescence, et ça va crescendo. Vous finissez par vous lever de plus en plus tôt le matin et vous coucher de plus en plus tard le soir, parce que vous n’avez pas le temps de tout faire, expliquera Christian Bouchon. Ma femme, c’était un contraste. Elle était très peureuse, mais a contrario capable d’aller courir à quatre heures du matin en pleine nuit. Évidemment, j’étais mort d’inquiétude. On en a parlé plusieurs fois.»
Lorsqu’ils se rencontrent, Patricia et Christian ont 16 ans. «Mais les amours à cet âge-là, ça va, ça vient, et on s’est mis ensemble sérieusement à 18 ans. On était des gamins. On partait en vacances en moto. Avec une vie plus facile aussi, parce que la vie était plus facile à ce moment-là.» Ils se marient en 1982 et ont une fille unique, Carlyne, deux ans plus tard.
Christian Bouchon travaille beaucoup. Au gré de ses postes, le couple déménage une quarantaine de fois avec leur fille, avant de poser leurs valises à Bouloc en 2007.
La maison du couple Bouchon à Bouloc, 15 février 2011 | Pascal Pavani / AFP
«Les TOC s’amplifiaient, je le voyais, raconte Christian Bouchon. Pour moi, c’était… J’avais l’impression qu’on allait faire une thérapie. Je me disais que si elle avait un jardin, des fleurs… J’ai vraiment pensé ça très très fort. Je me disais que ça l’aiderait à aller mieux.» Il secoue la tête: «Ça n’a pas fonctionné, et je ne sais pas si ça n’a pas empiré les choses.»
«Là, j’ai peur»
Le parcours de Patricia dure très exactement trente-cinq minutes: une boucle de 4,5 kilomètres éclairée sur une large portion et passant par le stade, l’école élémentaire, la boulangerie, le supermarché et la station-service.
À 5h50, le pompiste, monsieur Cazeneuve, ouvre boutique. C’est un vieux monsieur, quoique pas si vieux mais pas loin de la retraite tout de même, et le métier de mécanicien n’est pas du genre à dorloter vos articulations et votre dos. Il voit arriver Christian Bouchon, l'un de ses clients, complètement paniqué: «Vous avez vu Patricia ?»
«Il m’a regardé avec de grands yeux, se souvient Christian Bouchon. Il ne savait pas qu’elle s’appelait Patricia.»
Le pompiste n’a jamais vu Patricia courir, mais il la voit prendre son bus tous les matins à 7 heures pour rejoindre le cabinet d’avocats où elle travaille en tant que secrétaire juridique. L’arrêt est à cinquante mètres de sa station-essence. Quand elle passe, elle lui fait un petit signe de la main ou tape sur le carreau pour lui dire bonjour. Ce matin-là, il ne l’a pas vue.
«Je lui ai demandé le numéro qu’il fallait faire. Je ne savais même plus», poursuit Christian Bouchon. Il vient de voir une ambulance passer, et il est persuadé que sa femme est à l’intérieur.
Il pense à ça, à un accident.
Tous les lundis matins, à 5h30, Christian et Patricia prennent un taxi pour l’aéroport: Christian part en déplacement toute la semaine jusqu’au vendredi, et Patricia l’accompagne avant de se faire déposer sur son lieu de travail par le taxi.
Christian a croisé le chauffeur du taxi qui attendait en fumant une cigarette sur le parking du stade, mais il n’avait pas vu Patricia non plus. La course annulée, le chauffeur de taxi a proposé de rouler un peu dans Bouloc pour jeter un œil.
«Ça aurait dû me rassurer, mais ça m’inquiète encore plus.»
Christian pense aux fossés. Patricia a eu un malaise, peut-être a-t-elle été renversée avant de tomber dans un fossé. Quelqu’un l’a trouvée, et elle est dans l’ambulance filant tous gyrophares allumés. Le pompiste lui conseille de faire le 15 pour vérifier.
«Je pense que je suis tombé sur le centre de triage du SAMU. Une dame m’a dit: “Donnez-moi votre numéro, je me renseigne et vous rappelle.” Je me suis dit: “Elle va jamais me rappeler.” Je suis rentré chez moi. Et elle me rappelle. J’étais super content», décrit Christian Bouchon.
Mais l’ambulance n’était pas pour Patricia Bouchon: une personne âgée vient de faire une crise cardiaque. «Ça aurait dû me rassurer, mais ça m’inquiète encore plus. Là, j’ai peur», se remémore-t-il.
«On atteint un autre niveau»
Christian Bouchon appelle la gendarmerie de Fronton. «J’avais très très peur qu’ils me disent: “Ne vous inquiétez pas, elle va revenir.”»
Parfois, les émotions sont trop grandes pour se dire en quelques mots. Christian Bouchon connaît sa femme. Si elle était revenue de son footing en retard, c'eût été avec une ou deux minutes seulement. Elle aurait été déçue d’avoir fini son parcours en trente-six ou trente-sept minutes au lieu de trente-cinq, et ils auraient pris leur taxi pour aller travailler. Il n’aurait pas déjà parcouru tout Bouloc sous une bruine nocturne de février, à refaire les itinéraires qu’elle aurait pu emprunter.
Au bout du fil, une gendarme écoute Christian Bouchon. Elle lui répond: «Ok, je vous envoie une patrouille.» Lorsque l'on attend de l’aide, le temps paraît toujours une éternité. Les gendarmes arrivent à 7h15.
Quand Patricia quitte la maison, Christian dort. La semaine, il n’est pas là. Il ne sait pas dire comment elle est habillée ce matin-là, il culpabilise d’être ce mari au courant de rien. Il sait pour le coupe-vent, à cause de la bruine, pour les baskets blanches, parce qu’il les a achetées avec elle, et pour les gants, à cause de la maladie de Raynaud. Il est au moins sûr de ça, et de l’accident de Patricia.
«Mais la journée avançant, le nombre de gendarmes augmentait. Et là, vous passez d’une inquiétude à une peur à une angoisse. Ils étaient partout dans la maison. Plus j’en voyais, plus j’avais peur, parce qu’ils ne la retrouvaient pas. Ma fille me rejoint en début d’après-midi; on va à la gendarmerie. On atteint un autre niveau. Ce sont des niveaux qui changent, en fait. Des gens de Toulouse commencent à arriver, et il commence à y avoir beaucoup de monde dans cette toute petite gendarmerie de Fronton.»
Les gendarmes bloquent une route menant au village de Bouloc le 15 février 2011, dans le cadre de l'enquête sur la disparition de Patricia Bouchon. | Pascal Pavani / AFP
Carlyne Bouchon se rappelle: «Je vois mon père se faire questionner. Je suis mise de côté pour être interrogée, on est séparés. Je pense à un accident, ma mère a fait un malaise.» Elle marque une pause. «Moi, je vais très vite rentrer dans le déni. Je suis complètement spectatrice de la situation.»
«Dans l’absolu, la thèse de l’accident s’éloignait, reconnaît Christian Bouchon. Tous ces gendarmes... On l’aurait forcément trouvée. J’étais terrifié.»
Le père et sa fille rentrent à la maison. N’arrivant pas à trouver le sommeil, ils décident de sortir vers minuit: «On a été en ville pour regarder les fossés. On errait.» Ils ne dorment pas de la nuit, le monde se met à tourner étrangement.
«Le lendemain matin, il y avait un camp militaire. C’était monstrueux. Entre 200 et 300 gendarmes, la police, les hélicos…, revoit Christian Bouchon. Quand vous voyez ça... C'est sans doute le premier moment où je me suis dit: “On cherche un corps.”»
«Qui pouvait lui en vouloir?»
Véronique Chaudriller est cheffe de la division criminelle à la section de recherches de Toulouse. De permanence le lundi 14 février, elle est immédiatement désignée directrice d’enquête.
Dès le départ, il s’agit pour elle d’une disparition inquiétante: «Il n’y a pas d’idée de divorce. Carlyne et Christian Bouchon décrivent Patricia comme très sportive, très croyante, pas du tout dépressive, ni avec des idées suicidaires.» Elle précise: «Elle souffre de TOC, sur la propreté, l’hygiène, l’alimentation. Ses proches nous disent qu’“elle ne veut pas reconnaître qu’elle est anorexique.” Elle ne participe pas aux repas, mais elle entretient avec sa famille des relations sans tension.»
La première directrice d’enquête ajoute: «Les premières quarante-huit heures sont les plus importantes. Donc beaucoup de criminalistique va avoir lieu au domicile des Bouchon. Qui pouvait lui en vouloir?»
Les gendarmes procèdent à des perquisitions dans la maison, «d’une hygiène irréprochable». Patricia Bouchon est partie sans sac à main et sans téléphone. Le Bluestar, le révélateur de traces de sang, ne réagit ni dans la maison, ni dans le véhicule. «On se croirait dans une mauvaise série», pense Christian Bouchon.
Le téléphone et l’ordinateur sont saisis, pour voir si Patricia Bouchon ne mène pas une double vie. «On trouve des photos où elle apparaît très amoureuse de son mari, en vacances», constate la directrice d’enquête.
«On va se rendre compte qu’elle n’a aucune raison de disparaître», résume-t-elle.
«Il y avait beaucoup d’informations qui arrivaient en même temps. On était à l’affût.»
Le mardi 15 février, Bouloc est «en état de siège». La directrice d’enquête parle d’une «montée en puissance». La gendarmerie est capable de déployer une force militaire, des «recherches opérationnelles d’origine terrestre, aérienne et subaquatique». Les rivières longeant le village sont sondées, les hélicoptères survolent les forêts et des battues sont organisées dans la campagne. Patricia Bouchon reste introuvable.
«On a passé la journée à la gendarmerie. [...] Il y avait beaucoup d’informations qui arrivaient en même temps et qu’il fallait prendre, traiter. On était à l’affût», relate Christian Bouchon.
Pendant ce temps, les camions des médias nationaux arrivent sur Bouloc. Sur la place du village, ils installent des antennes paraboliques sur le toit de leur voiture, sortent les téléobjectifs, les caméras, et se mettent à arpenter le coin. Carlyne et Christian restent à la gendarmerie.
La nuit tombe à peine. Le gendarme qui a auditionné le père la veille s’approche de lui.
«Il me dit: “On a besoin de vous. On a trouvé quelque chose.”»
Christian Bouchon s’arrête un instant de parler. Il se mord la lèvre inférieure pour retenir un sanglot.
«Et là, il me montre le chouchou.»