Cet article est le sixième épisode de notre récit de l'affaire de la joggeuse de Bouloc.
Retrouvez l'intégralité de la série:
> Épisode 1 - Premières heures
> Épisode 2 - Ceux qui ont cru voir, celui qui a vu
> Épisode 3 - L'appel anonyme
> Épisode 4 - Suspect n°1
> Épisode 5 - La Clio blanc glacier
> Épisode 6 - Diagnostic
> Épisode 7 - Monsieur l'avocat général
> Épisode 8 - L'intime conviction
Le mardi 26 mars 2019 au matin, l'homme au centre de toutes les attentions doit parler. Dans l’aube encore grise, à la lueur pâle des lampadaires, la foule se presse contre l’immense porte de la cour d’assises de Toulouse.
Laurent Dejean est enfin entendu, après neuf jours d'audience, à l'avant-veille des plaidoiries. Qu’allait bien pouvoir dire celui qui est accusé du meurtre de Patricia Bouchon?
Au cours de la première semaine, l'avocat des parties civiles, Me Juillard, a bien demandé au président s’il pouvait lui poser une question, mais malheureusement, cela n'était pas prévu au planning avant le mardi 26 mars. Sa sœur aînée, entendue par visioconférence depuis Lyon, avait elle aussi souhaité lui parler, mais ça non plus, ce n'était pas possible: aucun témoin ne doit s’adresser à l’accusé.
Mieux valait s’en tenir au planning; le dossier comportait un peu plus de 40.000 cotes, il y avait suffisamment de faits et de témoignages à étudier pour ne pas se laisser aller à quelque fantaisie judiciaire.
«J’ai toujours été décalé»
Le mardi 26 mars, la grande horloge de la salle d’audience indique 9 heures. Laurent Dejean se lève, dans ses habits modernes et bien ajustés, et pose une main sur la barre en fer forgé du box.
Les juré·es regardent cet accusé d’1m82 qui ne s’est pas rasé depuis trois jours –à la demande expresse de son avocat– déclamer: «Eh ben, tout d’abord... Je dis bonjour à tout le monde!»
Laurent Dejean semble loin des assises.
L’homme a des manières cocasses –comme lorsque, épuisé après trois heures à répondre aux questions debout, il se mélange les pinceaux en s’adressant au président: «Oui Maître, enfin… C’est quoi votre prénom, déjà?»
Lui-même l'admet: «J’ai toujours été décalé.» Son ami Aabid le présente comme «monsieur Tout-le-Monde, mais pas un copier-coller».
Une fois, Eddy, un autre bon copain, a vu Laurent Dejean «croquer une motte de terre» pour amuser la galerie. À la réminiscence de l’anecdote dévoilée aux gendarmes, Eddy rit à la barre: «Pardon, ça me fait rigoler, c’est pas drôle.» Il se reprend: «Mais voilà: [Laurent] était drôle et en colère.»
Dans la petite salle de repos, sas de décompression entre le tribunal et les geôles, entre la foule et la solitude, la porte reste parfois ouverte. Laurent Dejean y déverse de temps en temps un sourire solaire, proche du désarmant. Avant de prendre, la seconde d’après, un regard sombre ou bien, comme on peut lire dans certains procès-verbaux de l’épais dossier, «psychotique».
Laurent Dejean n’est pas une personne que l’on peut juger au premier coup d’œil. Son comportement trahit tout –et donc rien– à la fois.
Sa mère, Maria, était dans sa soixante-quinzième année et déjà en mauvaise santé quand les gendarmes sont venus la voir. Face à eux, elle a concédé, à propos du meurtre de Patricia Bouchon: «Le Laurent normal est incapable de faire une chose pareille, mais le Laurent en crise est irrationnel et incontrôlable. C’est pour ça que je me pose la question.»
«Papa est mort»
Laurent Dejean est né le 20 mai 1979. Ses parents ne sont plus tout jeunes quand le petit dernier de la famille arrive, après ses sœurs Corinne et Martine. De son propre aveu, Laurent fut un peu «le chouchou». À l’enquêteur de personnalité, il raconte: «Nous ne partions pas en vacances, je restais à Bouloc. Ça ne me dérangeait pas.» Il reconnaîtra même: «J’ai eu une enfance super.»
Il se décrit enfant comme «un tigrou qui saute partout». Sa mère fait remarquer que vers 10 ou 11 ans déjà, elle l’entendait la nuit dans sa chambre: il ne dormait pas et parlait tout seul.
«Il a changé à la mort de son père. Laurent, émotionnellement, ça l’a énormément marqué.»
Martine, elle, estime que ses bizarreries ont commencé vers l’âge de 15 ans. Dejean rate son brevet des collèges, navigue entre les CAP boulangerie et maçonnerie –sans grand succès.
Son père tombe très malade. Laurent se souvient que son beau-frère, le mari de Martine, venait le chercher en Austin Mini. Qu’un jour, sa maman était là aussi, et qu'elle a simplement dit: «Papa est mort.» Une bronchite asthmatique et la survenue d’une leucémie l’avaient emporté. Laurent a alors 17 ans. «Il a changé à la mort de son père. Laurent, émotionnellement, ça l’a énormément marqué», analyse Aabid.
À la barre, il l'appelle toujours Laurent. Mais à Bouloc, Laurent est «Loule» ou «P’tit Lolo». Avec ses amis Eddy, Yannick, Aabid, Gaby, Jean-Luc et son frère, le quotidien est rythmé par les soirées bières-pétards et les discussions sur les filles. Le week-end, ils tuent le temps en rafistolant des bagnoles et en fumant un peu d’herbe, celle qu’ils font pousser dans le jardin.
De temps à autre survient une nouvelle que l’on partage avec ses copains, un bébé qui arrive («Je vais moins sortir, maintenant») ou une rupture amoureuse («Toutes des putes»). Le genre d'information qui rend un peu nerveux, normal, «on est tous un peu nerveux, on vient tous d’un petit village», lâche un ami au président. Mais n'est-ce pas à ça que la vie ressemble, à Bouloc comme ailleurs?
Dr Franck, l’expert psychiatre, note toutefois que Laurent Dejean a des éléments de fragilité qui, quand il est confronté à un obstacle, «provoquent des moments de décompensation».
«En gros, résume-t-il face à la cour, la réalité est telle qu’elle devient insupportable et que quelque chose va la remplacer. Par exemple, nous sommes persuadés que Dieu nous envoie comme messie.» Il précise: «Cette éclosion de délire est souvent déclenchée par un événement de vie.»
«Ça a commencé au placo»
Laurent Dejean a fait plusieurs passages aux urgences psychiatriques, et notamment en 2007, après sa rupture avec Natacha. Aux médecins, il a confié avoir des problèmes avec sa copine, mais les hôpitaux psychiatriques sont remplis d’amours contrariées. Il est probable qu’il soit passé sous les radars d'un diagnostic adapté à ce moment-là.
Peu de temps après son trentième anniversaire, en mai 2009, Laurent consulte pour une douleur de «tendinite avec lombalgie» et «raideur matinale». Sa médecin traitante, qui s’est intéressée à la psychiatrie lors de son internat, inscrit dans le dossier du patient Dejean: «présentation scz». Dans le jargon, «SCZ» signifie schizophrénie.
Fin 2010, début 2011, la situation s’aggrave. «Ça a commencé au placo», indique Dejean.
«J’avais envie de marmiter les autres avec un gros bambou, marre de bosser pendant qu’ils prenaient le café.»
Il entend d’abord des sifflements, comme des acouphènes. «J’avais pas de casque, pas de masque sur le chantier», atteste-t-il à la cour. Viennent ensuite les chuchotements. Il pense: «Alors ça, c’est bizarre.» Puis les chuchotements deviennent des voix, «mais troubles». Il se met des serpillères autour de la tête pour la refroidir.
Au travail, cela ne se passe pas bien avec les collègues. En audition, Laurent en convient: «J’avais envie de marmiter les autres avec un gros bambou, j’en avais marre de bosser pendant qu’ils prenaient le café. J’avais envie de les tabasser gentiment.»
«Dans sa façon de parler... Il parle pas comme monsieur Tout-le-Monde, donc parfois, on se moquait de lui au travail et ça le gonflait, confirme Aabid. Il utilisait pas toujours le bon verbe. Un verbe un peu trop soutenu, et on se foutait de sa gueule.»
«Quand il vous raconte les choses, il les vit et vous les fait vivre», expose à la barre la mère d’une amie de Laurent.
Au président, Laurent soutient que «ça se passait très très mal. En argot, on dit “tire-au-flanc”». Il demande une augmentation pour tout son boulot supplémentaire, monsieur Riédi, son employeur, la lui accorde.
Mais il n’y a pas que ça: «Travailler avec tant, tant, tant, tant, tant, tant, tant, tant de personnes, ça m’a épuisé. Il fallait que je fasse ma gamelle, que je lave mon linge…»
Avant, sa mère lui rédigeait des listes de choses à faire: «refaire carte vitale», etc. Ça l’agaçait, mais il faut reconnaître que ça aidait. Là, il doit parfois faire des allers-retours jusqu’à Cahors, «4.000 kilomètres en un mois», estime-t-il. La fatigue s’accroche à lui comme la chienlit.
Un soir, après le travail, il lui faut encore décharger le camion. Laurent laisse tout en plan et rentre chez lui. Il n’en peut plus.
Et puis Patricia Bouchon est tuée à Bouloc.
«J’ai fait le deuil»
«Il est très sensible, Laurent. Il avait déjà rencontré cette femme, il en avait mal au ventre. Il est assez sensible pour en avoir mal au ventre», justifie Aabid.
«Nous disions qu’un salaud avait écrasé madame Bouchon, rapporte Gaby aux gendarmes. Laurent disait que l’on était en deuil. Laurent disait ça car il était malheureux qu’elle soit morte. Je pense qu’il n’aime pas entendre que les gens meurent.»
«Je trouve ça normal de faire une enquête comme ça, parce que c’est une honte de faire une chose pareille.»
Dans le box des accusés, Laurent Dejean revient sur un instant précis: «Vous savez, à la télé, vous avez un tableau noir, avec “Attention - Disparition”? Et là, j’ai vu le panneau “Bouloc” sur France 3. J’étais choqué.»
Au président qui l'interroge sur ce qu’il a retenu des neuf jours d’audience, Dejean répond: «Ce que j’ai mémorisé, c’est le monsieur qui est venu hier, l’expert [ADN, ndlr]. Je trouve ça normal de faire une enquête comme ça, parce que c’est une honte de faire une chose pareille. C’est déplorable.»
La famille de Laurent –sa mère Maria et ses sœurs Corinne et Martine– se souviennent qu’après l’annonce de la disparition de Patricia Bouchon, Laurent a demandé à sa mère de ne plus se promener toute seule. Il acquiesce: «Je lui ai dit: “Tu te mets avec Dolly dans la cuisine. C’est un chien très très gentil, toiletté…» Son avocat, Me Guy Debuisson, le coupe. Laurent digresse toujours trop.
En garde à vue, un enquêteur se rappelle de l’attitude étrange de Laurent Dejean. Ce n’est pas consigné par écrit, alors il en témoigne à la barre. Sur le bureau, une photographie de Patricia Bouchon est posée. Laurent Dejean se montre «très évasif» et «peu cohérent» quand soudain, il voit la photo. Il la prend dans ses mains, l’embrasse et s'exclame: «Elle est magnifique. J’ai fait le deuil. J’ai fait le deuil de Patricia Bouchon.» L’enquêteur marque une pause. «Surprenant», conclut-il.
Pour le Dr Franck, la mort violente d’une habitante de Bouloc, dans ce village où il a passé toute son existence, peut être de nature à accélérer le processus de la schizophrénie de Laurent. Dans son rapport, l’expert marque: «La confrontation à l’horreur des faits pouvait être un facteur de décompensation psychotique.»
«Patient logorrhéique. Dispersé»
Après le meurtre, une fois la nuit tombée, les voix commencent à visiter Laurent Dejean. Une voix, plus exactement. De femme. «Elle me disait: “Laurent, tu vas te faire prendre pour le cannabis; Laurent, tu vas te faire prendre pour la cocaïne…”», tente-t-il d'éclaircir pour l’avocat des parties civiles, Me Juillard.
Au départ, la voix ne lui parlait jamais distinctement au travail. Mais désormais, elle se manifeste aussi le jour. Laurent appelle le SAMU, indique qu’il a pris trois Valium, que les voix ne passent pas. Il essaie de s’automédicamenter à coup d’anxiolytiques ou de stupéfiants, rarement d’alcool, mais ça ne fonctionne pas et le SAMU ne se déplacera jamais.
«Nous connaissons tous, gradés ou spectateurs dans la salle d’audience, notre petite voix, détaille l’expert psychiatre Franck. On passe la journée à se parler. La schizophrénie est le dédoublement: “Pourquoi il me dit de sortir?”, “Pourquoi il me dit que je suis nul?”. La perte de contrôle de la pensée est insupportable, donc il y a une décompensation: “Si on me dit de ne pas sortir, c’est qu’on m’espionne”, par exemple.»
Laurent Dejean continue à travailler, mais il n’en peut plus de ses collègues, ces bons à rien qui lui font toujours faire le sale boulot. Il ne dort plus, il perd du poids. Le 23 février 2011, son ami Gaby l’emmène chez une psychiatre pour qu’il se fasse délivrer un arrêt de travail.
Dans le dossier, celle-ci écrit: «Patient logorrhéique. Dispersé. Appels téléphoniques anonymes.» En plus de son arrêt de travail, elle lui prescrit un antipsychotique: «Je ne me souviens pas qu’il me l’ait demandé, mais il se sentait en insécurité sur son lieu de travail, et le type de traitement donné met un certain temps à agir.»
«Il avait l’impression qu’il allait mourir, qu’on le poursuivait. Il entendait des voix, il parlait du diable.»
«Cette idée de persécution dans le cadre du travail peut faire partie des éléments délirants, mais il n’avait pas encore désigné de persécuteur, analyse le Dr Franck. Ce n’est que lorsqu’il quitte [son emploi] qu’il désigne ses collègues.»
Il souligne: «Oui, on est dans un épisode délirant [le 23 février 2011, ndlr], mais on est neuf jours après les faits. Les livres décrivent la bouffée délirante comme un coup de tonnerre dans un ciel serein.» «Il n’est pas paranoïaque, complète l'expert psychiatre. Lui devient mystique: la Bible, la poupée vaudou… C’est désordonné. D'où “schizophrénie paranoïde”.»
À l’été 2011, Laurent Dejean «déconnecte». Sa sœur Martine révèle aux enquêteurs: «Il avait l’impression qu’il allait mourir, qu’on le poursuivait. Il entendait des voix, il parlait du diable. Corinne en a peur, mais moi, j’ai pas peur.»
Martine ne lâche pas son frère. Laurent ne peut pas lui mentir, elle le voit tout de suite. Elle lui pose la question, pour Patricia Bouchon. Il lui répète qu’il n’a rien à voir avec ça, puis lui demande d’une voix triste pourquoi elle le soupçonne.
Ce même été, Martine dort avec son petit frère durant deux nuits. Il est en proie à des hallucinations, voit «les mouches de la mort». Il la réveille pour qu’elle ouvre le placard, parce que des yeux rouges le regardent.
Alors Martine l’a mis sous tutelle renforcée, devenue par la suite curatelle, «pour le protéger, qu’il soit bien».
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«Je m’inquiétais pour lui»
Ses amis aussi voudraient qu’il soit bien, qu’il redevienne ce gars marrant. À la barre, ils se succèdent pour raconter leur Laurent Dejean, un brave garçon, «très gentil», «un copain tout le temps serviable». Cet ami qui s’arrêtait pour vous proposer de vous ramener quand il vous voyait sur la route, qui répondait toujours présent. «Je l’aimais comme mon frère. Je l’aime énormément. Il ne vous aurait jamais laissé dans la merde», jure Aabid.
Un autre ami s’approche de la barre. Dès les premières secondes, il est envahi par l’émotion: «Faut connaître Laurent pour comprendre ce qui se passe là.»
Pour beaucoup, le portrait-robot ne correspond pas à Laurent. Même pour cette femme, qui l’a vu agresser verbalement une jeune fille pour des cigarettes; même pour cette copine, qui sait que Laurent est capable de découper une voiture en une demi-journée et que s’il avait dû se débarrasser de sa Clio, c’est peut-être ce qu’il aurait fait; même pour ce copain, qui assure avoir vu Laurent creuser une tombe avec une casserole pour enterrer une carcasse de mouton et que s’il avait tué quelqu’un, «il aurait fait ça».
Devant la cour, un ami livre sa vision des choses: «Celui qui a fait [ce portrait-robot] ne connaissait pas Laurent Dejean.»
Après son audition par les gendarmes, Yannick sort en pleurs: «Je m’inquiétais pour lui. Il m’a dit: “T’inquiète pas Yannick, ils font leur boulot.”» Ce portrait-robot, lui non plus ne l’a pas trouvé ressemblant. Laurent n’a jamais pu avoir de barbe. Me Guy Debuisson pointe son doigt vers son client, pas rasé depuis trois jours. Yannick s’emporte: «Je me suis toujours foutu de sa gueule pour ça: il est imberbe! Il a un duvet!»
«Peut-être Laurent Dejean n’avouait pas parce que ce qu’il a fait à ma mère, il ne pouvait le supporter lui-même.»
À la barre, les premiers jours, Carlyne Bouchon l’avait affirmé: «Pour moi, si on incarcère quelqu’un, c’est qu’on a de bonnes raisons de le faire. C’est leur travail. Je vais chercher à comprendre Laurent Dejean. Son comportement. Pourquoi il a fait ces actes. Le fait de ne pas avoir d’aveux…»
Elle avait marqué une pause, puis élevé la voix: «Je me suis dit: “Est-ce que c’est vraiment lui?” Je me suis posée beaucoup de questions. Et j’en suis arrivée à la conclusion que, peut-être, Laurent Dejean n’avouait pas parce que ce qu’il a fait à ma mère, il ne pouvait le supporter lui-même.»
Sans quitter les juré·es des yeux, sa main s’était tendue en direction du box: «Quand on le voit, ce n’est pas le diable en personne. Alors soit il est dans le plus grand déni, soit je me fais manipuler.»