Société

«Papa, il a versé le gaz jaune sur Maman, et après, Maman est morte»

Temps de lecture : 6 min

[Épisode 3] Que s'est-il précisément passé, la nuit de l'incendie? Ghylaine ne peut plus répondre, Christophe ne se souvient pas. Mais leur fille Agate, 7 ans, était elle aussi présente sur les lieux.

La petite fille a couru pour ouvrir la fenêtre de sa chambre. Elle voulait de l'air frais, elle ne voulait pas «respirer le gaz». | Yoon Kang via Unsplash
La petite fille a couru pour ouvrir la fenêtre de sa chambre. Elle voulait de l'air frais, elle ne voulait pas «respirer le gaz». | Yoon Kang via Unsplash

La caméra commence à filmer. Une petite fille apparaît. Ses longs cheveux châtains sont un peu décoiffés. Un lapin en peluche dans les bras, elle est assise en tailleur sur un lit d'hôpital.

«Est-ce que tu sais qui on est?», demande une voix d'homme.

Agate* le regarde sans répondre. Nous sommes le 3 octobre 2017.

«Tous les deux, on est policiers, poursuit doucement la voix. Et on est là pour que tu nous dises ce qu'il s'est passé.»

«Il n'y avait plus d'espoir»

La fillette est en observation à l'hôpital Antoine-Béclère de Clamart, dans le département des Hauts-de-Seine, depuis la nuit de l'incendie, le 22 septembre 2017 –officiellement en raison de l'inhalation de fumées toxiques, mais surtout le temps pour la juge des enfants de décider où elle ira ensuite.

Placée dans un coma artificiel dès son arrivée à l'hôpital Saint-Louis de Paris, sa mère, Ghylaine Bouchait, était brûlée sur 92% du corps.

«Il n'y avait plus d'espoir», raconte Sandrine, sa sœur, la tante d'Agate. Quand elle l'a vue ainsi, une momie sur un lit d'hôpital, Sandrine a glissé à l'oreille de sa petite sœur: «Pars en paix, je prendrai soin de ta fille.»

Le lendemain, Ghylaine succombait à ses blessures. Le père d'Agate, Christophe Jallageas, avait pour sa part été transféré à l'hôpital Édouard-Herriot de Lyon, dans l'unité des grands brûlés, afin de subir des greffes de peau. Il n'avait toujours pas été entendu par les services de police.

«Tu as quel âge?», sonde le policier. «7 ans», répond Agate.

La procédure dite «Mélanie» permet de filmer un enfant durant son audition, pour deux raisons: observer sa gestuelle et lui éviter la répétition des faits.

«Pars en paix, je prendrai soin de ta fille.»
Sandrine, sœur de Ghylaine et tante d'Agate

«Est-ce que tu veux me raconter ton histoire?», tente le policier.

«C'est que Papa, il a versé le gaz jaune sur Maman, et après, Maman est morte.»

Il était environ 21 heures. Sa mère a voulu prendre son manteau, son père l'en a empêché. Puis Christophe Jallageas s'est mis à frapper Ghylaine au visage, «beaucoup de fois». C'était dans le couloir. Agate était en chemise de nuit; elle n'avait pas encore mangé. Elle a essayé d'arrêter son père, mais «il a pas arrêté».

Les oreilles du lapin en peluche gigotent un peu sur les genoux d'Agate.

«Je sais juste que mon père a dit à ma maman: “Je vais te tuer.”», rapporte-t-elle aux deux policiers. Sa mère pleurait. Agate, elle, ne pleure pas quand elle regarde l'enquêteur: «Et moi, j'ai dit non.»

«C'était pour lui faire peur»

Dans la grande armoire à porte coulissante, son père a attrapé une bouteille en plastique. Pour expliquer qu'elle ne l'avait jamais vue auparavant, Agate avance: «J'étais pas encore née quand ils l'ont achetée.»

La bouteille contenait du «gaz jaune» –en réalité, du gasoil. Christophe Jallageas indiquera qu'il l'avait remplie un jour de pénurie des stations-essence, au cas où il en aurait besoin pour son scooter.

À son avocat venu le rencontrer à l'hôpital, Christophe Jallageas a maintenu ne pas se rappeler des détails de ce qu'il s'est passé, ensuite, la nuit du 22 septembre 2017. Dans le box des accusés de la cour d'assises de Nanterre, trois ans plus tard, son propos est identique: sa mémoire lui fait défaut.

Le président, Jean-Christophe Hullin, hausse un sourcil et croise les mains: «Nous avons le sentiment que vous ne voulez pas aborder la vérité en face.» Il indique à Christophe Jallageas qu'ici, finalement, face aux parties civiles, à sa famille et à ses anciens voisins, c'est la seule occasion de dire ce qu'il s'est réellement passé. De dire la vérité. «Ce n'est même pas devant une cour. C'est devant l'éternité», expose le président.

Derrière la vitre du box, Christophe Jallageas rentre légèrement les épaules et se penche vers le micro: «J'ai versé de l'essence à côté de Ghylaine, mais c'était pour lui faire peur… Je ne pensais pas que c'était sur elle.» Parfois, il semble que c'était pour effrayer Ghylaine, d'autres fois pour se suicider.

«Nous avons le sentiment que vous ne voulez pas aborder la vérité en face.»
Jean-Christophe Hullin, président de la cour d'assises, à Christophe Jallageas

À chaque fois, l'accusé reproduit un seul et même geste: la bouteille d'essence dans la main droite, il a aspergé le produit un peu partout, comme on arroserait à la hâte la terre d'un jardin, vidant le contenu dans les moindres recoins.

Devant la caméra, Agate décrit à son tour la scène: «Il a enlevé le bouchon, et l'a versé comme ça, sur Maman.»

À l'image, elle mime les deux pouces appuyés sur la bouteille, comme quelqu'un qui voudrait en extraire le contenu le plus vite possible, à un endroit précis, jusqu'à la moindre goutte.

«Ne m'approche pas!»

Plus tard, les experts ont été chargés d'analyser les vêtements du couple. Le t-shirt de Christophe portait des traces d'éclaboussures. Pour Ghylaine, ils ont dû retirer délicatement son soutien-gorge carbonisé, qui avait fusionné avec sa peau. Leur rapport note que le sous-vêtement était «imbibé» d'essence.

«J'ai dit à Maman d'aller dans la douche», continue Agate. Sa mère Ghylaine a couru vers la salle de bains. Sur le carrelage mouillé, elle a glissé. «Elle a fait tomber une belle lanterne en verre», se remémore Agate.

La petite fille a couru, elle aussi: à l'autre bout de l'appartement, pour ouvrir la fenêtre de sa chambre. Elle voulait de l'air frais, elle ne voulait pas «respirer le gaz».

«Il avait du feu sur les épaules, sur le t-shirt et sur les pieds. Et les pieds, c'est très douloureux.»
Agate, à propos de son père Christophe Jallageas

Et puis, il y a eu le feu. Agate ne sait pas comment c'est arrivé. Christophe Jallageas est fumeur. Il reconnaît qu'il a probablement attrapé un briquet.

Réfugiée dans sa chambre, la fillette de 7 ans tente d'ouvrir le volet de la porte-fenêtre, qui donne sur un petit balcon. Elle essaie de toutes ses forces, mais le système est trop dur à actionner pour elle. Alors qu'elle insiste sur la poignée, son père apparaît dans l'encadrure de la porte.

«Il avait du feu sur les épaules, sur le t-shirt et sur les pieds. Et les pieds, c'est très douloureux», précise Agate aux deux policiers.

Son père s'avance pour ouvrir la fenêtre. Dans sa course, il touche un petit Playmobil, qui s'embrase aussitôt. Agate comprend alors: «Le feu peut se disperser.» Elle recule aussitôt et saute sur son lit. Elle hurle à son père: «Ne m'approche pas! Ne m'approche pas!»

Christophe Jallageas parvient à ouvrir le volet roulant. Il sort sur le balcon. Agate se souvient du feu qui ne cesse de grandir sur lui et de la cendre noire sur son pantalon, tombant sur le balcon tout blanc.

De l'autre côté du 59, rue du Progrès, dans l'immeuble face au balcon de la chambre d'Agate, une femme est dans sa cuisine. C'est une amie de Christophe. Elle le voit ainsi, seul sur le balcon du quatrième étage, presque immobile. Elle ouvre sa fenêtre et lui crie: «Saute pas! Saute pas, Christophe!» Elle pense qu'il l'a regardée.

«Est-ce que tu as des questions?»

Agate, elle, crie plusieurs fois: «Appelez les pompiers!» Elle a pensé à sa camarade d'école qui vit à l'étage inférieur. Elles sont nées le même jour, un jour d'été, à une année près. C'est le genre de chose qui compte peut-être un peu.

Personne ne sait comment Agate a rejoint le couloir. Elle a seulement le souvenir des voisins qui, en entendant ses appels au secours, «ont ouvert la porte très très fort» et «sont venus la chercher sur le tapis de l'entrée».

Aux policiers, Agate montre la couverture sur son lit d'hôpital. Elle appartient à une voisine, qui habite deux étages en dessous de chez elle.

La caméra tourne depuis maintenant vingt-deux minutes. Le policier veut s'assurer qu'à cet instant précis, au moins, la situation est claire pour Agate: «Est-ce que tu as des questions à nous poser? Est-ce que tu vois quelque chose d'autre à nous dire?» La petite fille secoue la tête.

«J'ai perdu trois personnes très proches dans ma vie.»
Agate

Agate indique à la policière que c'était la première fois que son père et sa mère se bagarraient, que son papa n'avait jamais frappé ni sa maman, ni elle. Elle insiste: «Jamais.»

La fillette serre à nouveau le lapin en peluche contre elle.

– «J'ai perdu trois personnes très proches dans ma vie: mon papi –le papa de ma maman–, ma maman et mon animal: mon chat Bob. Il avait 80 ans.
– Ah oui, en années de chat!
, lance le policier.
– Oui», répond Agate, sans sourire.

La caméra s'éteint, et les écrans de la cour d'assises de Nanterre redeviennent noirs.

* Le prénom a été changé.

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