Le soir du vendredi 22 septembre 2017, avant l'incendie, Ghylaine envoyait un texto à Éric. Elle voulait lui parler de quelque chose.
Éric ne savait pas de quoi il retournait, son instinct lui a juste intimé de prendre la voiture jusqu'au 59, rue du Progrès, l'immeuble de Ghylaine.
«Et là, raconte-il, c'était en train de se passer.»
«C'était physique, comme relation»
Éric et Ghylaine se sont rencontrés en mai 2017. À l'époque, Ghylaine travaille dans une boulangerie de la rue piétonne de Sceaux, en banlieue parisienne; Éric est client.
Un jour, un regard un peu appuyé le convainc de l'inviter à prendre un verre. Il lui propose de l'attendre un soir après le travail, elle accepte volontiers. Après ça, ils se donnent rendez-vous tôt le matin chez lui, ou bien les dimanches après-midi.
«C'était uniquement sexuel, je ne vais pas vous le cacher», déclare Éric, 27 ans, à la barre de la cour d'assises de Nanterre. Face au président, il insiste: «C'était physique, comme relation.» Le président ne répond rien. Il sourit, comme un encouragement à poursuivre sa déposition.
Au fil des semaines, Ghylaine et Éric apprennent à se connaître. Ghylaine lui révèle l'existence de sa fille Agate*, 7 ans, et celle de son conjoint, Christophe. Christophe Jallageas. Ils ne sont pas mariés.
«Je voulais partir. J'ai essayé plusieurs fois de m'en aller.»
Éric pense que Ghylaine s'est moquée de lui. Il veut lui rendre la pareille. Il croit qu'il peut être cet homme qui ne veut que «s'amuser», cet homme capable de n'y voir qu'un intérêt sexuel, cet homme dénué de tout sentiment amoureux.
À ses meilleures amies, Ghylaine décrit Éric comme un homme mûr pour son âge, très à l'écoute et capable de tout plaquer pour la rejoindre lorsqu'elle ne se sent pas bien. «Je voulais partir, indique Éric. J'ai essayé plusieurs fois de m'en aller.»
Ghylaine lui présente Agate au parc de Sceaux. Elle le présente à ses meilleures amies. Elle ne quitte pas son conjoint, Christophe. «Je voulais partir», répète Éric.
Le président de la cour d'assises lui demande: «Est-ce que vous auriez pu vivre ensemble, avec Ghylaine?» «Oui, bien sûr, lâche Éric. On en avait parlé. Ça faisait plusieurs mois qu'on sortait ensemble.»
«Est-ce qu'on peut parler calmement?»
Début septembre 2017, Christophe Jallageas reçoit sur son portable un message anonyme: «Ghylaine te fait cocu avec Éric.» Le corbeau a utilisé un numéro temporaire grâce à une appli téléphonique. Ghylaine nie, argue: «Tu sais bien que je ne te ferais jamais ça.» Elle part dormir chez l'une de ses meilleures amies –en réalité chez Éric.
Confus, aveuglé par un amour envahissant et impossible, Éric n'en «peut plus». Il veut précipiter la vérité, provoquer une situation claire, quitte à ce qu'elle soit pesante.
À l'heure de la sortie des classes, Éric sort du travail et se rend devant l'école d'Agate. Christophe Jallageas est là, Ghylaine aussi. Il s'avance vers Christophe et se présente: «Est-ce qu'on peut parler calmement?»
Les deux hommes se mettent à l'écart, sous l'œil inquiet de Ghylaine, restée aux côtés d'Agate. Éric explique qu'ils ont discuté «très librement». En vérité, la conversation ne portait que sur le sexe, de ce que Ghylaine et lui faisaient ensemble.
«J'ai été énormément surpris qu'elle en aime un autre.»
Christophe prononce des choses odieuses d'une voix détendue, et Éric croit que c'est ainsi que les hommes règlent leurs différends à propos d'une femme: en la rabaissant elle, en l'affublant de noms crus. Alors il acquiesce. Éric promet: «Écoutez, je vous demande juste de parler à Ghylaine une dernière fois, et vous ne me reverrez plus jamais.»
Éric ne tiendra pas sa promesse.
De retour à la maison, précisera-t-il plus tard, Christophe Jallageas a ouvert une valise, l'a remplie de vêtements et s'apprêtait à partir. «On avait toujours dit que si ça n'allait pas, on se séparerait, expose-t-il. Donc j'ai été énormément surpris qu'elle en aime un autre.»
Ghylaine le dissuade de quitter l'appartement du 59, rue du Progrès. Christophe reste. Il ne trouve pas le sommeil.
Il ne trouvera plus le sommeil jusqu'à la nuit de l'incendie.
«Au cas où il m'arrive quelque chose»
Parfois, Ghylaine se réveille brusquement de sa sieste. Elle se sent observée. Christophe est assis sur une chaise au bout du lit. Il la regarde dormir, avec un drôle d'air.
«Je pensais qu'on était une famille unie», se désole-t-il.
Ghylaine donne le numéro d'Éric à l'une de ses meilleures amies, «au cas où il m'arrive quelque chose». Ghylaine et Christophe ont des discussions interminables, de celles qui tournent en boucle lors d'une rupture.
Elle déteste cet appartement. Elle l'appelle «la maison du diable». Elle n'a jamais voulu habiter ici, c'est Christophe qui a insisté pour acheter ce logement sans charme au quatrième étage, et elle qui a cédé, de peur qu'il lui «fasse la misère».
Ghylaine revoit Éric en cachette. Elle parlemente et parlemente encore avec Christophe. Comme elle l'avait confié à ses meilleures amies, il lui est arrivé de penser que si elle le quittait, il se suiciderait. Même si elle en aime un autre, qui souhaiterait chose pareille à quelqu'un, surtout le père de son enfant?
«Tu deviens belle pour plaire aux autres hommes.»
Christophe se rend de moins en moins au travail, pose des jours de congé. Il adore son métier –il est technicien de maintenance aéronautique– mais peine désormais à se concentrer. Il se dit qu'il est trop gentil. Il a toujours été trop gentil, et être trop gentil, ça ne vous pose que des problèmes.
Tous les soirs, Christophe vient chercher Ghylaine sur son lieu de travail, à la boulangerie de Sceaux.
Depuis qu'elle a commencé là-bas, Ghylaine a perdu beaucoup de poids –«comme nous tous», admettra sa cheffe, à cause du temps passé debout, à faire des allers-retours entre les viennoiseries et la caisse. Une fois, Christophe lui avait glissé un compliment enrobé d'amertume: «Tu deviens belle pour plaire aux autres hommes.»
Quand il arrive à la fin de la journée de Ghylaine, Christophe l'embrasse. Éric les aperçoit au loin.
«C'était un couple et on ne pouvait rien faire»
Le 22 septembre 2017, cela fait trois semaines que Christophe Jalleagas n'a pas passé une vraie nuit de sommeil. La tension ne retombe jamais, ou presque.
Agate a remarqué que ses parents étaient dans tous leurs états. Elle a vu les valises que l'on sort du placard, elle a entendu les querelles. Ils vivaient tous les trois, après tout.
«On est rentré à la maison bien gentiment», commence Christophe, à propos du jour fatidique. La semaine avait été longue, entre le travail et les discussions jusqu'à pas d'heure. Ils se sont servis un apéro: une bière pour Christophe, un verre de blanc pour Ghylaine. Tout allait bien.
Christophe ne sait pas pourquoi, il ne parvient pas à se souvenir exactement comment c'est arrivé, mais soudain, Ghylaine s'est levée brusquement et a annoncé: «Je pars avec Agate.» Il a tenté de l'en empêcher. Mais parler ne suffisait plus. Les mots étaient «sans effet».
«J'ai déconnecté.»
Ghylaine a sorti une valise et commencé à y fourrer des vêtements pour Agate et elle. Christophe a répété: «Tu peux partir si tu veux, mais pas avec Agate.» Il ne savait pas où elle allait aller à cette heure tardive; elle-même ne le disait pas. Il a peut-être pensé, cela lui échappe un instant, qu'elles allaient partir chez Éric.
Au moment où Ghylaine a pris son manteau, et celui d'Agate, Christophe lui a attrapé le bras. Un coup de poing. Puis deux. Puis trois.
Christophe n'est pas sûr du nombre de coups. Il affirmera: «J'ai déconnecté.» Le rapport du médecin légiste, à propos de Ghylaine, décrira des «contusions faciales prédominantes».
Agate s'est mise à hurler: «Arrête, Papa! Laisse Maman tranquille!»
La voisine colombienne, qui vivait dans l'appartement du dessous, se souvient de la petite fille qui pleurait. À la barre de la cour d'assises de Nanterre, elle glisse ses doigts dans son écharpe: «J'ai dit à ma sœur: “Il faut les laisser”, parce que c'était un couple et qu'on ne pouvait rien faire.»
Elle a entendu qu'on traînait quelqu'un au sol, puis un sifflement. Sa sœur et elle ont pris peur. Elles habitaient ici depuis peu de temps, quatre ou cinq mois seulement. Elles ont couru vers l'appartement d'où sortait la musique et ont sonné.
Plus tard, il y eut les cris de Ghylaine. Et ceux de sa sœur, pour lui dire de sortir de l'immeuble.
Monsieur Jallageas, elle ne l'a pas reconnu de suite. Son visage était «tout noir, à cause de la fumée». Les pompiers, qui avaient eu du mal à l'extraire de l'appartement, étaient penchés sur lui. C'est la dernière fois qu'elle l'a vu, sous la lumière des lampadaires du 59, rue du Progrès.
Dans le couloir de l'hôpital des armées de Percy, à Clamart, une aide-soignante pousse un fauteuil roulant jusqu'à une chambre. Le corps de Christophe Jallageas, brûlé à 75%, est couvert de bandages. Son pronostic vital n'est plus engagé. Allongé dans son lit, il pleure tout le temps.
Son avocat, Me Julien Chaouat, entre dans la chambre. Il regarde les feuilles accrochées au mur –des jolis dessins, avec une phrase écrite d'une main d'enfant: «Papa je t'aime et tu me manques beaucoup.»
L'avocat tire une chaise à côté du lit. Christophe Jallageas, sous sédatifs, peine à garder les yeux ouverts. Les mots de son interlocuteur parviennent tout de même jusqu'à lui: «Monsieur Jallageas, si vous voulez que je vous défende, il va falloir me dire la vérité.»
* Le prénom a été changé.