Société

«J'ai vu tout le bas de son corps… C'était noir»

Temps de lecture : 5 min

[Épisode 1] Un soir de 2017, dans un immeuble du Plessis-Robinson, des voisins accourent pour tenter de maîtriser l'incendie dévorant un appartement. Une fillette est sauvée des flammes.

«Quand il y a des gens à l'intérieur, on se dit: “Tant pis, je rentre!”» | Jake Hills via Unsplash
«Quand il y a des gens à l'intérieur, on se dit: “Tant pis, je rentre!”» | Jake Hills via Unsplash

D'abord, un sifflement. Un sifflement court, semblable à celui d'un feu d'artifice s'élevant dans les airs pour une explosion en technicolor.

Au Plessis-Robinson, dans les Hauts-de-Seine, les habitants de l'immeuble du 59, rue du Progrès dînent devant «Koh-Lanta», mettent leur enfant en pyjama ou boivent des bières entre amis.

Nous sommes un vendredi soir, le 22 septembre 2017. Au troisième étage, des adolescents écoutent de la musique. La mère d'Aziz lui a donné la permission d'inviter des copains du quartier. Parmi eux, Killian, l'un de ses amis d'enfance.

Quand les jeunes passent la tête par la fenêtre, le sifflement a disparu. Seuls les lampadaires du Plessis-Robinson éclairent la nuit. Ils remontent le volume de la musique.

Mais quelqu'un sonne à la porte d'entrée. À travers le judas, Aziz voit ses deux voisines colombiennes rentrer chez elles, affolées. Avec Killian, ils sortent dans le couloir. Les deux garçons tentent de calmer les voisines. Leur français approximatif, combiné au débit rapide de leurs paroles, les empêchent de comprendre ce qu'elles veulent leur dire: il y a des bruits dans l'appartement du dessus. Quelque chose se passe en haut.

«Est-ce qu'il y a quelqu'un?»

Aziz et Killian grimpent au quatrième étage. Ils frappent. Pas de réponse. Ils frappent à nouveau, et cette fois, ils distinguent une voix enfantine: «Y a le feu, appelez les pompiers!»

À ces mots, Aziz et Killian donnent des grands coups de pied dans la porte. Un voisin, plus âgé et plus costaud, vient les aider. En quelques secondes, la partie inférieure de la porte cède et un souffle brûlant leur fouette le visage. Killian tombe nez à nez avec une fillette de 7 ans. Il l'attrape sans réfléchir.

Aziz et le voisin restent sur le palier, Killian dévale quatre à quatre les escaliers de l'immeuble, la petite dans les bras. Elle s'agrippe de toutes ses forces, une étreinte dont il se souviendra encore des années après, autant que ses mots rassurants à lui, quand il la dépose au deuxième étage: «Ne t'inquiète pas, je reviens te chercher!»

En remontant les escaliers pour aider Aziz, Killian tombe sur la chaîne d'eau improvisée par les voisins: une bouteille, un saladier, une bassine et un fait-tout passent de main en main pour tenter de contenir les flammes.

Derrière Killian, Dominique, le voisin du second. Ses deux années de secourisme lui ont appris une chose : il ne faut pas se mettre en danger soi-même. Mais c'est plus fort que lui. «Quand il y a des gens à l'intérieur, on se dit: “Tant pis, je rentre!”»

Le haut de la porte est encore fermé par le verrou. Dominique baisse la tête et se courbe pour entrer. Il est aussitôt saisi par la température et la fumée âcre.

À petits pas, il progresse dans le couloir de l'appartement. Il appelle: «Est-ce qu'il y a quelqu'un?» D'abord, personne ne lui répond. Puis soudain, une voix de femme retentit dans le salon: «Connard! Espèce de connard!»

«Comme des bulles qui éclatent»

La chaleur est trop vive, l'air trop irrespirable. Dominique sort pour reprendre son souffle. Quelqu'un a trouvé un extincteur. Cela aide, mais c'est encore insuffisant.

Dominique fait des allers-retours –de l'appartement à la cage d'escalier, de la cage d'escalier à l'appartement. Le feu est oppressant, le rayonnement de la chaleur difficilement supportable, «comme quand on ouvre la porte du four, mais en bien pire».

Il enlève finalement son t-shirt, le mouille dans la bassine de la chaîne d'eau et l'enroule en foulard autour de son cou. Il pénètre une nouvelle fois à l'intérieur, en apnée, et se dirige vers le salon.

Au téléphone, les pompiers alertent les voisins paniqués qui les ont appelés: «Y a des gens dans la cage d'escalier? Ils prennent des risques inutiles, il faut qu'ils sortent! On arrive.»

Alors Dominique la voit. Ghylaine, au sol, est dévorée par les flammes. Il a un instant de recul: «J'ai vu tout le bas de son corps… C'était noir.»

Le canapé a déjà été éteint avec l'extincteur. Dominique reprend ses esprits. Il dit à Ghylaine que la petite est sortie. Il va la saisir, et la sortir de là elle aussi. Aucune réponse.

À ce moment-là, un drôle de bruit, presque un claquement, monte derrière lui. «Comme des bulles qui éclatent», décrira-t-il longtemps après. Il sait ce qui est en train de se passer.

«En un dizième de seconde, le canapé s'est réembrasé. Les flammes sont montées au plafond.»

Deux policiers lui crient de sortir.

«Son regard était vide»

Pendant ce temps, au deuxième étage, la petite fille de 7 ans a trouvé refuge chez Nathalie, la femme de Dominique. Célie, sa fille de 14 ans, a une chambre pleine de jouets.

Célie demande son nom à la fillette. La petite répond: «Agate*, sans h.» Assise sur le tapis de la chambre, elle lui confie avoir mal «au petit pouce». Elle ne semble pas blessée.

«Ce qui m'a le plus marqué, raconte Célie, c'est que sur son visage, y avait rien. C'est pas comme si je parlais à une statue, mais… y avait plus de vie. Son regard était vide.» Le visage d'Agate est moucheté de taches de suie. «Je me souviens de l'odeur qu'elle avait, rapporte Célie. Une odeur de brûlé.»

Célie sort son lapin de sa cage et le pose sur ses genoux pour le caresser. Agate lui parle de ce cadre où il y avait une photo de ses parents. Il est tombé et s'est brisé dans l'incendie. Cela la rend un peu triste, elle l'aimait bien. Agate parle ensuite de ses Playmobil qui ont brûlé. Cela la rend triste aussi. Célie lui tend les siens. Elle peut les garder, si elle veut.

Agate s'inquiète, en boucle: «Est-ce que ma mère va bien? Est-ce qu'elle va mourir?» Célie ne sait pas quoi répondre. Dans la cage d'escalier, Nathalie, la mère de Célie, entend les hurlements de Ghylaine, la mère d'Agate.

Dominique, le beau-père de Célie, arrive presque en courant. L'immeuble est alimenté au gaz. Il faut évacuer, prévenir les voisins. Tout le monde doit sortir d'ici. Vite.

Nathalie attrape les manteaux, un plaid pour Agate, et fait sortir la chienne.

«Je m'en souviendrai toute ma vie»

Dehors, Agate retrouve Killian. Elle s'agrippe à lui. Elle ne veut plus le lâcher. Dans la foule amassée en bas de l'immeuble, elle aperçoit sa camarade d'école, la fille de l'une des voisines colombiennes. «Dès qu'elle a vu sa copine, elle est partie la retrouver», se rappelle Killian. Il relâche un peu les épaules: «Elle voulait voir quelqu'un qu'elle connaissait.»

Tous les cinq, Nathalie, sa fille Célie, Agate, la chienne et le lapin vont se mettre à l'abri dans la voiture. Agate pose à nouveau la question: «Est-ce que Maman va vivre?» Nathalie entend encore les cris de Ghylaine. Elle tourne le bouton de l'autoradio. La musique comme «barrage sonore». Les pompiers sont là, ils vont s'occuper de sa maman, promet-elle.

Derrière le pare-brise, Nathalie aperçoit un voisin tendre des chaussures à Dominique. Pendant tout ce temps, il était pieds nus. Elle se retourne vers le siège arrière et propose des biscuits restés dans le coffre de la voiture à Agate. La fillette n'a pas mangé. Alors elle en prend quelques-uns dans le paquet, tandis que la chienne se blottit contre elle.

À l'évocation de cette soirée du 22 septembre 2017, Killian, Dominique, Célie et Nathalie se remémorent la phrase d'Agate. L'un l'a entendue en descendant la petite, dans ses bras, au deuxième étage; l'autre dans la cage d'escalier en montant au quatrième; les deux dernières dans leur appartement. «Je m'en souviendrai toute ma vie», affirment-ils.

Agate répétait: «Papa a voulu suicider Maman.»

À l'extérieur, les habitants de l'immeuble attendent. Aziz est descendu avant eux: l'adolescent a dû aller à la rencontre des pompiers, qui tournaient pour trouver le 59, rue du Progrès.

À côté d'Aziz, un homme sort de sa voiture. Il est venu «par intuition, un mauvais pressentiment». Impuissant, il observe la lueur des flammes danser derrière les fenêtres de l'appartement de Ghylaine.

* Le prénom a été changé.

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