Sur les grands écrans de la cour d'assises de Paris sont projetées des photos du couple formé par Paolina B. et Charles Sievers. Debout dans le box vitré, Charles commente chaque cliché. Entre deux images, il glisse: «Paolina m'avait appris à poser pour les photos.»
Paolina est la deuxième d'une fratrie de trois sœurs. Quand elle était enfant, ses parents n'étaient «pas favorables» à ce qu'elle voie ses camarades de classe en dehors de l'école. Elle avait des accès de mélancolie, décrits comme des «événements physiques» dans un rapport d'expertise psychologique, la sensation d'être seule, abandonnée, envahissante et sans forme, et des phobies qui ont fini par disparaître, vers l'âge de 10 ans.
«Partout et nulle part à la fois»
Sa relation avec sa mère est perçue comme «fusionnelle», son père «peu présent émotionnellement». Paolina quitte le foyer familial à son entrée en master 2, s'installe avec un homme plus âgé qu'elle. Ils vivent ensemble pendant deux ans, avant de se séparer.
À Bordeaux, elle rencontre alors un garçon, pour qui elle a un «coup de foudre». La seule fois où elle ressentira à nouveau une telle attirance, jurera-t-elle à la psychologue, ce sera en rencontrant François Inizan à la fête d'anniversaire de sa sœur Mathilda.
Un jour, Paolina rentre chez elle et le garçon a disparu. «Il n'était plus là, il ne m'avait pas prévenue.» C'est ce qui a été le plus dur, cette absence d'explication. Elle ressent un vide, un «manque intérieur». La mélancolie fait place à la dépression; elle se met à prendre des antidépresseurs et des anxiolytiques.
«L'hiver, elle ne va pas penser à protéger son cheval, mais elle va passer quatre heures à lui faire des soins.»
La jeune femme reste seule un an et demi, se lance à corps perdu dans l'équitation, devient «obsédée» par son cheval, Too Much. Son moniteur d'équitation parle plutôt d'une «vraie passion».
Aux enquêteurs, il définit Paolina B. comme «rock'n'roll». À la barre, il hoche la tête en souriant: «Oui, elle pense à tout et à rien pour son cheval. Par exemple, l'hiver, elle ne va pas penser à le protéger, mais elle va passer quatre heures à lui faire des soins.» Il a cette phrase: «Elle est partout et nulle part à la fois.»
Le président de la cour d'assises lui rappelle la photo dénudée de Paolina, accompagnée du message «Petit cadeau pour mon coach adoré». Le moniteur confirme. Il ne veut pas faire de généralités, mais l'équitation est un milieu où il y a beaucoup de femmes pour peu d'hommes. Ce genre de choses arrive. Il se dit qu'il devrait peut-être avoir un téléphone personnel, et un autre pour le travail.
«C'est la pire chose au monde»
Charles Sievers est un grand séducteur. Sa tante Anne n'est pas surprise, Charles est comme son père, pense-t-elle, il a besoin de se rassurer à ce niveau-là.
Paolina B., elle, estime que Charles lui impose ce jeu de séduction permanent. Elle raconte que sur la plage, il va demander du feu aux femmes topless, qu'il lui offre des sextoys, qu'il est «pervers».
Elle a envie de lui faire croire qu'elle peut faire comme lui, de lui montrer qu'elle peut être «indépendante». Elle affirme que séduire les autres hommes reste dans le domaine de l'imaginaire, que c'est juste pour se rassurer. «Charles savait très bien que je ne faisais rien», assurera-t-elle à la psychologue.
L'expert en téléphonie a épluché des centaines de messages sur les téléphones portables saisis –ceux envoyés par texto, par messagerie instantanée, par Snapchat. Il a retrouvé ce SMS de Paolina à sa sœur Mathilda datant de décembre 2016, à propos de Charles Sievers: «Je l'ai trompé deux fois cet été et là, je l'ai à nouveau trompé. C'est fini, je te dis.» Mathilda demande alors: «Avec qui?» Paolina répond: «Mon nouveau copain.»
«Je suis peut-être instable, mais j'ai un cœur. Et puis il est gentil, il me supportera.»
Quand Mathilda apprend qu'il s'agit de François, elle explose: «Mais t'es complètement conne! Je suis sortie avec lui!» Mathilda est persuadée de lui en avoir parlé, comment pourrait-elle ne pas s'en souvenir? Elle la bombarde de messages: «Tu n'as que des relations pathologiques et malsaines.» Elle appelle Dulce, sa mère, en larmes.
Les textos pleuvent: «Tu es horrible, tu profites d'un garçon gentil, il a quatre ans de moins que toi! [...] Tu es en phase maniaque»; «Charly s'en est sorti mais je refuse de mettre François dans ce pétrin. C'est un cauchemar pour moi.» Paolina réplique: «Je suis peut-être instable, mais j'ai un cœur. Et puis il est gentil, il me supportera.»
À la barre, Mathilda B. se tient droite et déclare à la cour: «Ce qui s'est passé est trop grave pour que ces messages écrits sous le coup de la colère ressortent ici.»
Le président poursuit malgré tout son exposé. Il lit un premier SMS envoyé par Mathilda à son ami Valentin: «Elle va le détruire. Elle va le manipuler. C'est la victime idéale.» Un deuxième: «C'est la pire chose au monde. Il pourrait sortir avec n'importe qui d'autre, même une de mes amies, mais pas ma sœur. Elle est malade».
Mathilda, sur le point de pleurer, supplie: «C'était des bêtises…» Elle explique que c'est caractéristique de sa génération, d'envoyer des messages qui ne veulent rien dire et de regretter la minute d'après.
L'avocate générale, Sylvie Kachaner, rétorque que les messages ont continué durant toute la semaine des vacances de Noël, du 20 au 28 décembre 2016. Mathilda lève les mains vers la magistrate debout sur son estrade et argue: «Je n'ai pas d'autres explications que la colère. Si vous cherchez une explication rationnelle, je vous dirais que j'avais peut-être un mauvais pressentiment.»
«On ne peut rivaliser avec un frère disparu»
Charles Sievers se souvient avoir assisté à une dispute terrible entre Mathilda et Paolina. La plus jeune des deux sœurs avait attrapé un couteau, «aussi grand» que celui qu'il a utilisé. Il les avait séparées; Mathilda l'avait mordu.
L'experte psychiatre Isabelle Tellier confirme: «Évidemment, il y a aussi la jalousie sororale.» Elle a rencontré Charles Sievers à la maison d'arrêt, trois fois quatre heures et quart, treize heures d'entretien au total. Il était efflanqué et couvert de taches rouges.
À la barre, elle vient de détailler les trois étapes de la relation fraternelle: «D'abord, le frère est le sosie. Puis vient la jalousie, la rivalité entre frères. L'amour fraternel vient plus tard, en grandissant, quand on comprend que la mère aime autant l'un que l'autre.» À la mort d'Édouard, analyse la psychiatre, Charles n'est pas devenu le fils unique, mais le fils aîné. Elle précise: «On ne peut rivaliser avec un frère disparu. On reste dans la jalousie.»
Isabelle Tellier indique: «Toute leur relation est fondée sur la triangulation, l'attente de l'autre, du rival. Et, je le maintiens, du frère.» Alors le rival est partout et possède mille visages.
Il y a les textos explicites de Paolina, les vidéos en lingerie fine sur Snapchat, les selfies dénudés envoyés aux autres hommes. Il y a ceux qui répondent: «Tu joues alors que moi, je joue pas!», Paolina qui rit sous les draps en montrant les messages à Charles. Il y a Charles qui plaisante jusque dans le box à propos d'un prétendant qui invitait toujours Paolina au restaurant et qui «n'a jamais été rétribué pour ses efforts».
À la fin de leur relation, leurs ébats sexuels ont perdu de leur éclat et de leur tendresse. Paolina veut toujours parler de ce que d'autres hommes lui feraient s'ils couchaient avec elle et demande à Charles d'évoquer leur désir pour elle: «Untel en meurt d'envie, il serait jaloux s'il me voyait faire ça.»
«Elle s'introduit toujours dans les vides, cette bague de fiançailles.»
L'experte craint qu'on ne lui fasse le procès d'un «déterminisme psychologique insupportable», mais tout de même, ça lui a sauté aux yeux: la position dans laquelle Charles Sievers a été retrouvé, le corps à cheval entre le trottoir et la chaussée, comme le landau d'Édouard trente ans auparavant, est «une sorte d'exhumation de la scène originale où rien n'aurait été métabolisé».
Il y a les failles narcissiques «patentes» de Charles, accentuées par un père «possessif et exigeant», et la faille narcissique «importante» de Paolina, qui couche moins par plaisir que par besoin de se sentir aimée –un moyen de conjurer la peur de l'abandon par «la maîtrise et la domination de l'autre». Qu'importe la densité de l'amour, pourvu que Paolina ne soit pas abandonnée, que Charles se sente valorisé, que le vide soit «comblé».
Au jury, la psychiatre fait remarquer: «Charles achète la bague de fiançailles quand l'ex de Paolina se marie, il la prend dans son sac quand il quitte l'appartement le 4 janvier. Elle s'introduit toujours dans les vides, cette bague.» Isabelle Tellier parle de cette gratification qui joue dans les deux sens, de relation en miroir. Elle utilise une image: «Ils s'accrochaient l'un à l'autre comme des Lego.»
«François était plus mignon, plus jeune»
Durant les vacances de Noël 2016, Paolina écrit à Charles Sievers: «Mon chéri d'avocat. Je ne pensais pas que je t'aimais tellement.» Puis, le soir du réveillon de la Saint-Sylvestre, à François: «Franchement, si tu veux, je viens te voir quand tu veux cette nuit, les métros sont ouverts toute la nuit.»
Charles répond de façon laconique: «Je préférerais un amour un peu moins excessif mais un quotidien plus serein.» François refuse qu'elle le rejoigne au Nouvel An avec ses amis: «[...] Je suis plutôt fier de t'avoir pécho, mais je préfère faire ça tranquillement.» Dès le lendemain, il lui révèle pourtant avoir perdu le sommeil: «Je passe mon temps à m'interroger, me demander si c'est de toi ou de Mathilda que je (re)tombe amoureux.»
«Mon taux d'hypothèque sentimentale dépassait mes capacités de remboursement.»
Quand Paolina montre une photo de François Inizan à Charles, parce qu'il le lui a demandé après être tombé sur les échanges, il prévient que s'il le croise, il va «lui casser la gueule». Devant lui, Paolina rit. Elle semble s'amuser de ces hommes qui se battent pour elle –c'est du moins l'impression que Charles en garde, même des années plus tard.
Le jeune homme admet qu'à la fin, «son taux d'hypothèque sentimentale dépassait [ses] capacités de remboursement». Devant la cour, Paolina l'accable: «Charles Sievers était jaloux parce que François était plus mignon, plus jeune, qu'il avait fait des études plus brillantes que lui.»
À la fin de sa déposition, l'experte psychiatre se touche légèrement le menton et replace une mèche de ses cheveux noirs. Elle a assisté à l'intégralité des débats depuis l'ouverture du procès. Isabelle Tellier est de ces professionnels que chaque affaire hante un peu.
Les deux mains agrippées à la barre, elle s'approche du micro: «J'ai été frappée par l'extrême dignité des parents de François Inizan. François Inizan me paraissait être un garçon de très grande qualité. Il s'est retrouvé entre deux gamins tordus dans une histoire catastrophique.»