Dernier épisode d'une série d'articles intitulée Derrière la porte close, dans laquelle Lucile Bellan a interrogé des personnes sur leur rapport singulier au sexe, à l'amour, à la baise, aux autres, à elles-mêmes...
Cela fait des mois maintenant que je rencontre des personnes pour qu’elles me parlent de leurs vies sexuelles. Ces échanges durent, s’étirent, et je finis par avoir l’impression que ces gens font un peu partie de ma vie. Certains ont même engagé chez moi de vraies réflexions sur ma propre vie sexuelle.
Mais à ce stade du projet, j’ai besoin de sang neuf. J’ai envie de clôturer cette série, de tourner la page. Et il me manque encore une rencontre. Les aiguilles tournent et je devrais m’affoler… mais j’attends qu’elle vienne à moi. C'est finalement le cas un soir. Mon compagnon participe à un projet où chaque participant est invité à lire un texte érotique qu’il aura écrit sur un thème donné: le monochrome. Elle choisit le blanc, évoque son attirance physique pour une statue.
Par la suite, elle poursuit la discussion avec les autres participants et participantes: son thème n’était pas un prétexte, une riche idée de fiction, mais bel et bien une réalité pour elle. Indirectement, je récupère son contact. Je ne sais rien d'elle. Dans l'excitation, j’oublie même de demander comment elle s’appelle. Mais je la contacte pour qu’elle partage avec moi ce fantasme. Et j'ai la joie de recevoir son accord.
Ruth habite loin. Pour la première fois, une rencontre en face à face est impossible. Nous nous parlerons donc en vidéo conférence. Si j’avais pu choisir, c’est au Louvre que j’aurais voulu organiser ce rendez-vous. Dans l’attente, je nous ai imaginées des dizaines de fois nous promener devant les oeuvres avant d’aller discuter dans un petit café pas loin de la rue de Rivoli. J’aurais voulu qu’elle me fasse rencontrer celle qui l’a fait vibrer. Mais ça n’arrivera pas.
Au lieu de ça, Ruth m’abreuve de documents et partage avec moi ce texte qu’elle a rédigé pour le projet. Nous nous retrouvons un soir, elle dans son canapé, moi dans le mien. Le rendez-vous était planifié à l’avance. Ruth est une personne organisée. Elle est également généreuse et drôle. Nous ne nous connaissons pas, mais après moins de dix messages fonctionnels, nous nous retrouvons l’une en face de l’autre par écrans interposés pour qu'elle me raconte sa vie sexuelle. Sans la moindre peur.
Soudain, au Louvre
Ruth a bientôt 35 ans, elle travaille dans un secteur lié à l'histoire de l'art. Catholique, elle est issue d’une famille nombreuse où, avec une mère travaillant au planning familial, le sexe n’a jamais été un tabou. Elle est en couple avec un homme marié. Elle dit avoir découvert la sexualité sur le tard et qualifie ce qu’elle était à l’époque d’«hétéro plouc». À 18 ans, Ruth fait une rencontre qui va changer sa vie, alors qu'elle est à l'école du Louvre:
«Un jour je rentre dans cette salle et je vois cette statue. C'est vraiment une statue en particulier, pas n'importe quelle statue. Parfois je ressens des trucs pour des statues mais c'est vraiment… C'est un peu comme être amoureux de quelqu'un pour moi, c'est une statue qui va toucher quelque chose de spécial… En général, je ne suis pas une excitée du marbre, quoi. Et donc, pour moi, ça a été comme une rencontre avec quelqu'un, comme un coup de foudre.»
Cette statue, c'est la Vénus de Cnide. Mais attention, pas n'importe laquelle version.
«C'est celle du Louvre (photo ci-contre, via wikimedia commons), et je pense que c'est particulièrement celle-là parce qu'elle n’a pas de tête et qu'elle n’a pas de bras. C'était la première fois que je voyais du marbre qui avait l'air moelleux et vivant. J'ai trouvé ça exceptionnel, c'était vraiment un choc, je me suis dit que cette fille était superbe, c'était incroyable… Ça me fait ça souvent, parce qu'en fait même si je suis plutôt hétérosexuelle, en général quand je ressens quelque chose pour une statue c'est plutôt une statue de femme. J'étais donc avec un de mes meilleurs amis, on s'est dit tous les deux "mais wow, cette statue est folle", et ça nous a fait tous les deux un truc. C'était vraiment un truc hyper étrange. C'est resté dans ma tête, à partir de là je suis souvent allée la voir. C'est vraiment devenu une œuvre marquante dans ma vie. Je n'ai jamais osé la toucher, évidemment. C'est quand même le Louvre.»
«C'était la première fois que je voyais du marbre qui avait l'air moelleux et vivant. J'ai trouvé ça exceptionnel, c'était vraiment un choc, je me suis dit que cette fille était superbe, c'était incroyable…»
Cette statue devient son obsession:
«Elle m'occupait pas mal la tête. Je l'étudiais, je la regardais, je lisais des choses sur elle. Et c'est là que je me suis rendue compte, et ça a été hyper libérateur, qu'il y avait des textes depuis le premier siècle sur cette nana, enfin sur cette statue. Et voilà, tu lis Pline et tu réalises soudain que des types se sont fait enfermer dans des temples pour jouir sur elle, pour lui faire l'amour. Et c'est super rassurant de se rendre compte que déjà au premier siècle des types avaient des kinks chelous, et que d'autres types ont écrit là-dessus… Aucun forum des recoins d'Internet ne pourra jamais aller aussi loin qu'un type qui s'est fait enfermer pour jouir sur une statue. Ça m'a vachement rassurée, je me suis dit "ok, t'as le droit d'avoir envie, t'as le droit d'être amoureuse d'elle, à la rigueur, parce qu'en fait c'est déjà arrivé et que cette statue-là, elle fait ça aux gens." C'est une forme de beauté tellement irréelle que des gens peuvent perdre la tête pour elle, et dans l'histoire y a des types qui se suicident quoi. Et je me suis sentie un peu légitimée dans ce désir. Après voilà, j'ai fait des études d'histoire de l'art donc j'ai vu beaucoup de statues, et c'est vrai que souvent j'ai une émotion particulière face au marbre.»
Les quatre sirènes de la fontaine des Jacobins
Récemment Ruth a commencé à avoir d’autres envies, à regarder d’autres statues:
«À Lyon, il y a une fontaine que j'aime beaucoup qui est la fontaine des Jacobins, avec un groupe assez moche au-dessus, mais la base de la fontaine c'est quatre sirènes hyper plantureuses avec des fesses partout, des seins incroyables… Et là je me suis rendu compte qu'en plus avec l'eau, qui ruisselle sur elles, ça donne un côté encore plus vibrant et plus charnel. Et là je me suis redit "mais oui, c'est pas la première fois que ça te fait ça avec une statue…". C'est un truc qui m'habitait déjà encore vachement, et là je suis retombée amoureuse de quatre statues. Et là, du coup j'ai pu prolonger un peu le délire en le partageant. Parce que c'est vrai que je n'en avais jamais parlé à personne, c'est tellement bizarre d'avoir envie d'une statue…»
Fontaine des Jacobins à Lyon. Photo Chabe01 via Wikimedia commons CC license BY-SA
«Comme mon mec n'est pas forcément disponible avec moi tout le temps, on s'écrit énormément, on s'écrit beaucoup nos fantasmes et là j'ai pu lui dire: "Bah voilà, parce que les statues m'excitent, j'aimerais bien qu'on aille faire l'amour autour". Et partager ça, le verbaliser, plus je le dis, plus je me sens légitime à avoir cette pensée-là. C’est vrai que pour moi c'est aussi une façon de réenchanter un peu mon travail parce que je travaille beaucoup avec des statues, avec l’art, avec des peintures. Pouvoir avoir dans mon quotidien des objets que j'érotise d'une façon ou d'une autre, c'est aussi une façon de pimenter un peu le boulot. Sur le mur en face de mon bureau, j'ai une Aphrodite nue, et de me dire que j'ai un peu ce petit plaisir-là un peu secret… Je travaille sur des trucs hyper sérieux, j'écris des papiers dans lesquels rien n'est de cet ordre-là, mais moi dans ma tête je sais très bien ce qu'elles me font, et ce que l'art ça me fait, et de pouvoir me dire que l'objet de mon travail est aussi un objet de jouissance, c'est vachement cool.»
Réchauffer le marbre
Pour partager un moment avec ces statues, elle attend les beaux jours:
«Les toucher, c'est compliqué parce qu'il y a un grand bassin. Mais de les voir au moins… C’est vraiment de l'ordre de la pulsion scopique en fait. Je pense que c'est aussi une idée de possession par le regard. Et pour l'Aphrodite de Cnide, pareil. Qu'est-ce que ça fait quand on regarde une œuvre intensément? Mon organe de jouissance principal est entre mes deux oreilles, donc quand je regarde quelque chose de beau, souvent j'exprime ça avec des termes qui sont de l'ordre de la jouissance physique. Quand je les vois, ça me fait des choses corporelles, et je suis finalement assez contente de pouvoir arriver à jouir avec les yeux. Mais là, c'est vrai que je les vois et que j'ai vraiment envie de concrétiser ça par quelque chose de physique. Pouvoir au moins les voir en faisant l'amour c'est un truc qui me branche pas mal en ce moment.»
Peut-être est-ce la distance ou la générosité que je sens dans sa voix, mais je lui demande sans détour si ces statues ont déjà été pour elle des supports masturbatoires:
«Elles font partie de mon imaginaire érotique et je peux m'amuser à jouer avec cette idée pendant que je me masturbe. Je ne me vois pas en faire un usage qui serait de l'ordre de la pornographie. Mais ça reste dans ma tête et oui, souvent, au lieu de me taper une mauvaise vidéo sur Pornhub, je me concentre sur telle ou telle statue et aussi sur les questions de sensations, qui sont importantes pour moi. Dans le cas de l'Aphrodite de Cnide, il y a aussi l'idée de pouvoir réussir à réchauffer le marbre. C'est un truc un peu de Pygmalion, mais se dire que derrière la statue il y a la possibilité d'une femme et que peut-être que les caresses vont parvenir à créer quelque chose, ça laisse complètement libre cours au fantasme. »
«Souvent, au lieu de me taper une mauvaise vidéo sur Pornhub, je me concentre sur telle ou telle statue et aussi sur les questions de sensations, qui sont importantes pour moi»
Ruth parle beaucoup de corps de femmes et de son désir, mais rappelle toujours qu’elle est hétérosexuelle. Je lui demande si elle a déjà envisagé le passage à l’acte avec une femme de chair et de sang:
«Je l'ai fait quand j'étais plus jeune. Je crois que je suis touchée par les figures de femmes aussi parce que ça me permet de régler un truc avec ma féminité à moi. Je les utilise un peu comme des béquilles ou comme des objets d'apprentissage. Je crois que j'ai aussi besoin de ça dans ma féminité, d'essayer de la construire et d'essayer de la construire avec des motifs, des statues ou des peintures, qu'ils soient de l'antiquité ou de la période que j'étudie qui est plutôt le Moyen-Âge. L'Aphrodite de Cnide est sportive mais elle est quand même ronde, avec un ventre moelleux, des seins, des hanches… Elle ne fait pas du 34, quoi. Et d'ailleurs moi non plus, donc je crois que c'est aussi pour moi des tuteurs vers la féminité, et pas forcément un érotisme lesbien exacerbé, même si ça ne me poserait pas de problème. Je crois que c'est vraiment ça, d'apprendre à être belle comme elles. Et du coup c'est peut-être aussi un truc très auto-érotique, de se dire: "bah voilà, j'apprends aussi à faire l'amour avec moi-même". Ce sont plutôt des supports masturbatoires: quand je suis avec mon mec, je suis plutôt concentrée sur lui. Et finalement, ce sont aussi des moments privilégiés où, en me concentrant sur une femme, je peux aussi me concentrer sur moi.»
Vénus muette
J’aime cette idée de relation au long cours. Je lui demande si elle l’a revue, sa Vénus, et Ruth me raconte qu’elle va la revoir dès qu’elle passe à Paris. Elle en parle comme d’une relation suivie, une femme qu’elle a vue peut-être une centaine de fois en tout. Par sa façon d’en parler, d’évoquer leur relation, la Venus devient pour moi comme une femme, une vraie personne. J’imagine presque des dialogues entre elles mais je ne sais pas… Je lui demande alors si elle lui donne une voix.
«Non, pour moi c'est vraiment un écran blanc où je projette plein de trucs. … Même si je dis que c'est une personne et que je vais la voir, c'est vrai, là-dessus elle est aussi dépersonnifiée. C'est vraiment de l'identification à elle. C'est imaginer le côté exhibitionniste de cette femme qui est nue depuis des millénaires et qui est regardée depuis des millénaires aussi, et ultra passive. C'est très ambivalent comme fantasme, à la fois d'éternité, de beauté totale, et de passivité extrême, parce qu'elle ne peut pas bouger.»
La notion d’exhibitionnisme semble très forte pour Ruth. Quand j’aborde la question, elle avoue que cette idée fait totalement partie de son imaginaire sexuel.
«Je le fais rarement parce que je ne souhaite pas choquer les foules. Quand je disais que les statues servaient de béquilles à mes failles narcissiques, ça sert aussi de support à des fantasmes difficilement réalisables. Et c'est clair que pour moi, tout ce qui va être des lieux interdits, musées, églises, c'est évidemment des lieux qui vont être porteurs de sensualité pour moi, d'érotisme, parce que c’est la notion de l'interdit… et aussi de la jouissance scopique. Dans les églises il y a des vitraux, il y a des tableaux, et dans les musées c'est pareil. Je jouis beaucoup avec les yeux, et pouvoir jouir physiquement en même temps que je vois des beaux objets, ça complète bien le tableau pour moi. Je suis souvent dans une recherche assez esthétique, quand je fais l'amour. Par exemple si je suis avec mon copain, même si je suis complètement dans mon truc, je vais quand même penser "ah, la lumière, pas top, qu'est-ce que ça donnerait…". Je vais souvent avoir une référence, lui dire "ah tiens tu ressembles à telle œuvre ou telle œuvre" et pour moi ça fait vraiment partie du jeu, d'avoir une sexualité centrée sur l'art finalement. Dans mes actes je vais toujours penser à "tiens, cette position-là elle fait écho à tel petit bout d'un tableau ou d'un truc", et ça me fait rire de faire rentrer à ce point-là à l'art dans ma vie et dans mes pratiques sexuelles.»
«Dans mes actes je vais toujours penser à "tiens, cette position-là elle fait écho à tel petit bout d'un tableau ou d'un truc", et ça me fait rire de faire rentrer à ce point-là à l'art dans ma vie et dans mes pratiques sexuelles»
Évidemment, je lui demande si elle a déjà eu l’occasion de faire l’amour dans un musée. «Non, j'aimerais bien mais je l'ai pas encore fait, parce que c'est un petit peu compliqué.»
Passage à l'acte
Un instant, j’ai peur pour elle. Comme le sentiment de vacuité après un rendez-vous qui a nécessité une interminable attente et une longue préparation. J’ai peur pour elle que, par le passage à l’acte, tout s’arrête.
«Ça m'accompagne depuis déjà très longtemps, ça commence à faire, et ça m'a jamais lâché. Mais sincèrement, j'espère que passer à la réalisation de fantasmes, que ce soit de faire l'amour devant ou de devenir elles, ne mettra pas fin à ça... pour moi c'est du petit plaisir quotidien, qui me fait vraiment du bien, qui m'aide à faire mon travail.
Ruth est libre, ça se sent dans son discours, dans sa façon de m’aborder. Sa parole libérée n’a rien de malsain, elle est heureuse, comme en paix.
«Pour moi, la vie et la vie sexuelle, ça n'a jamais été un problème. Même quand j'ai couché tard avec des garçons. Pour moi, c'est vraiment le lieu de ma vie où y a pas de problème et où tout est acceptable. Je ne me mets pas de tabous, d'interdits spéciaux, ou de trucs comme ça. C'est vraiment le lieu où je me suis dit "Attends, ça c'est à toi, c'est ton corps, il te fait suffisamment chier ailleurs pour qu'il te rapporte du plaisir là". Et je ne l'ai jamais vécu mal, vraiment. Et d'autant plus, cette histoire de statues, ça me permet de vivre encore plus de sexe dans ma vie, et sans que ça soit visible. Et puis personne ne va jamais reprocher à quelqu'un quand il bosse dans l'histoire de l'art de mater une statue! C'est moins flag que quand tu fermes une fenêtre de porn sur ton téléphone au bureau. Vraiment, de pouvoir le faire tout le temps, sans que rien ne se voie de l'extérieur, pour moi c'est vraiment une façon de m'épanouir. Je trouve ça chouette.»