On lui a prêté de nombreux surnoms, sans que l'un d'entre eux finisse jamais par l'emporter. Selon les sources, Andreï Tchikatilo est décrit comme «le boucher de Rostov», «l'ogre de Rostov», «l'éventreur de Rostov» ou encore «le monstre de Rostov». Une avalanche de sobriquets qui en disent long sur cet Ukrainien ayant particulièrement sévi dans la région de Rostov-sur-le-Don, dixième ville russe, située à l'extrême ouest du pays.
L'enfance de Tchikatilo n'a pas exactement été un conte de fées. Né en 1936 de parents agriculteurs qui lui infligent des violences régulières, l'Ukrainien grandit dans la misère et la famine, à tel point que son grand frère est enlevé, tué et mangé par des voisins devenus cannibales, comme l'explique notamment le journaliste Peter Conradi dans son ouvrage The Red Ripper. Il semble difficile de se remettre de ce genre d'événement.
Parvenant à s'extraire de la sphère familiale, Tchikatilo étudie la littérature, les langues, puis le génie mécanique, avant de finalement devenir instituteur. C'est à la fin de l'année 1978 qu'il commet son premier meurtre, perpétré sur une petite fille de 9 ans, Ielena Zakotnova. Rapidement suspecté et interrogé, il s'en sort grâce à une erreur judiciaire: la justice porte finalement ses soupçons sur un autre homme, criminel en liberté conditionnelle, qui se trouvait près du lieu du crime, et que la police a visiblement poussé à avouer, ignorant les nombreuses incohérences du dossier.
Si Andreï Tchikatilo tue, affirmeront les expert·es, c'est notamment parce que son impuissance chronique et les traumatismes de sa jeunesse le poussent à rechercher le plaisir sexuel dans le fait de torturer, mutiler, tuer... puis manger ses victimes. D'après la justice, le boucher de Rostov a fait cinquante-deux victimes: vingt et un garçons et quatorze filles âgé·es de 8 à 16 ans, ainsi que dix-sept femmes adultes. Lui se targue d'avoir fait trois victimes supplémentaires, non comptabilisées lors de son procès. Celui-ci s'ouvre en avril 1992, après des décennies d'une traque ahurissante.
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Un tueur en série en URSS? Impossible
Longtemps, écrit Pierre Lorrain dans son ouvrage Le Monstre de Rostov, enquête criminelle dans l'URSS du déclin (qui date de 1993), l'URSS a refusé d'admettre que les dizaines de meurtres constatés étaient l'œuvre d'un seul homme, considérant qu'il était impossible que la société socialiste puisse produire des tueurs en série. Après s'être rendu à l'évidence au bout de quelques décennies, le pays a procédé à un demi-million de contrôles d'identité et à plus de 150.000 tests sanguins dans le pays. Objectif: dénicher une concordance avec le sperme séché retrouvé sur l'une des scènes de crime.
Ce qui rend le dossier Tchikatilo si ahurissant, c'est que l'homme a fait l'objet d'un tel test, et qu'il s'est avéré négatif. Lorsque les preuves se sont multipliées contre lui et que sa culpabilité n'a plus guère fait de doute, de nouvelles analyses ont démontré que le tueur présentait une particularité rarissime: les cellules de son sperme et celles de son sang ont une histocompatibilité différente, comme si elles provenaient de deux personnes distinctes. Longtemps, Andreï Tchikatilo est donc passé à travers les mailles du filet grâce à un patrimoine génétique atypique.
En 2012, deux mathématiciens ont publié les résultats de leurs travaux de recherche sur le boucher de Rostov. Deux enseignants exerçant à UCLA, Vwani Roychowdhury (docteur en ingénierie électrique) et Mikhaïl V. Simkin (docteur en philosophie), se sont en effet penchés sur la répartition chronologique des meurtres de Tchikatilo. Leur étude porte sur les douze années d'activité du tueur (de 1978 à son arrestation en 1990) et porte sur cinquante-trois meurtres (un total qui diffère d'une unité par rapport à celui retenu par la justice russe).
Première constatation de Simkin et Roychowdhury: en construisant une courbe présentant le nombre cumulé de meurtres commis par Tchikatilo, on obtient une courbe nommée «escalier de Cantor» (du nom d'un mathématicien allemand du XIXe siècle) ou encore... «escalier du diable». Cet escalier irrégulier correspond à une fonction dont la dérivée est nulle presque partout, mais qui n'est pourtant pas constante. Chez Cantor, les valeurs vont de 0 à 1, mais les deux chercheurs ont simplement redéployé l'échelle afin que la courbe croisse de 0 à 53.
La courbe cumulative des meurtres de Tchikatilo. / Un exemple d'escalier de Cantor.
La première courbe, qu'on pourrait appeler «escalier de Tchikatilo», présente deux segments horizontaux plus longs que les autres, dans la période allant de 1983 à 1987. Ce que les chercheurs ne disent pas dans leur étude, c'est que l'une correspond à la première arrestation de Tchikatilo, qui n'a pas permis de le confondre mais l'a stoppé dans son élan, et que l'autre coïncide avec la période au cours de laquelle la presse s'est mise à faire ses choux gras de la succession de meurtres survenus dans la région de Rostov, et qui lui a très certainement donné envie de se faire oublier un temps.
Une histoire de puissance
On peut constater l'apparition régulière d'un même motif: une succession de plusieurs petites marches très rapprochées les une des autres, avant qu'un nouveau seuil ne fasse son apparition. Selon l'analyse du duo de chercheurs, chaque seuil correspond à une phase au cours de laquelle le tueur, repu par ses crimes précédents, n'éprouve pas tout de suite le besoin de recommencer, avant de se remettre en selle une fois le besoin de tuer de nouveau présent: «On ne peut pas s'attendre à ce que le tueur commette un meurtre au moment même où son excitation neuronale dépasse un certain niveau. Il a besoin de temps pour planifier et préparer son prochain crime», écrivent les auteurs.
Les pauses décrites plus haut importent finalement assez peu: malgré elles, Roychowdhury et Simkin sont parvenus à modéliser la répartition temporelle des crimes perpétrés par le tueur ukrainien. Ils ont mis en évidence l'existence d'une loi de puissance, c'est-à-dire un lien mathématique entre la fréquence des meurtres et leur nombre. Autrement dit, avec les années, la fréquence des crimes de Tchikatilo a diminué très lentement.
Les calculs des chercheurs leurs ont permis de déterminer que l'exposant de la courbe de la loi de puissance était de 1,4, et une comparaison entre la courbe théorique liée à une telle loi et les vraies données collectées sur la boucher de Rostov permet de réaliser que cette modélisation est tout à fait satisfaisante.
Tueurs, artistes, épileptiques: même combat
Roychowdhury et Simkin ont alors acquis la conviction que quelque chose se tramait sur le plan neuronal. L'idée leur est venue de comparer les données concernant Tchikatilo à celles concernant des patient·es épileptiques, et de comparer la répartition des crimes de l'un et des crises subies par les autres. Une analogie qu'ils ne sont pas les premiers à avoir eue en tête, puisque dès 1887, le professeur Cesare Lombroso, fondateur de l'École italienne de criminologie, l'évoquait en détails dans son livre L'homme criminel (sous-titré Criminel-né, fou moral, epileptique).
Fasciné par l'épilepsie, Lombroso avait publié dix ans plus tôt un autre ouvrage, L'Homme de génie, qui liait le génie à la folie, et dans lequel le médecin dressait un parallèle précis et argumenté entre l'épilepsie et l'inspiration artistique et scientifique. De là à considérer que, selon Lombroso, le crime et l'art ne font que converger, il n'y a qu'un pas.
Criminel·les, artistes ou épileptique, il semble en tout cas que le cerveau emmagasine peu à peu des informations liées aux influx neuronaux, et que cela finisse par déclencher un changement de seuil impérvu. Comme si une goutte d'eau faisait subitement déborder le vase sans que quiconque ait pu l'anticiper.
La passion qui anime Mikhaïl V. Simkin et Vwani Roychowdhury est indéniable, tout comme la frustration qu'engendrent leurs recherches. Dans leurs écrits, les deux hommes expliquent que certaines informations cruciales leur manquent. Aussi prolifique soit-il, Tchikatilo a probablement connu des revers, stoppé dans son élan par des événements imprévus. Les chercheurs racontent qu'ils auraient sans doute pu aller bien plus loin dans l'analyse du parcours du tueur s'ils avaient disposé d'éléments leur indiquant à quels moments le monstre de Rostov avait connu l'échec. Leur hypothèse, c'est qu'un meurtre raté appelait une nouvelle tentative très peu de temps après, afin de combler un besoin ou une frustration. Mais en l'absence de données, il leur est absolument impossible de conclure là-dessus.
C'est le 20 novembre 1990 qu'Andreï Tchikatilo fut arrêté devant chez lui, deux semaines après un contrôle d'identité au cours duquel on avait remarqué des traces d'herbe et de sang sur son visage. L'éventreur de Rostov n'a pas tenté de nier, affirmant souffrir d'une «sorte de maladie», comme il l'explique face à la justice. Jugé à partir du mois d'avril 1992, il est condamné à mort le 15 octobre de la même année et exécuté en février 1994, après avoir embarqué plus de cinquante victimes dans l'escalier du diable.