La journée 2 du confinement a commencé avec une étrange vidéo. Une infirmière libérale lançait un appel: s'il vous plaît, ne forcez plus nos voitures pour nous voler des masques ou du gel hydro-alcoolique. On en a besoin pour vous soigner. «Ayez un peu de jugeotte s'il vous plaît.» Elle est naïve, la dame: en ce moment, on fait des stocks de nouilles, pas de jugeotte. On a basculé dans un autre monde: hier, on volait des smartphones, les pires nids à microbes qui soient, aujourd'hui, on dérobe du gel pour se laver les mains.
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De la page famille du Figaro Madame à Shining
Ca fait à peine deux jours qu'on est confiné·es et, c'est bien simple, je ne supporte déjà plus mes enfants. Ils sont mielleux.
– «Bonjour papou. As-tu bien dormi?»
Serviables.
– «Je t'ai préparé du café.»
Ils ne se disputent pas. S'entraident.
– «Je vais aider mon petit frère à faire son exercice de maths.»
Inventifs et enthousiastes.
«Les amis, je vais vous préparer un gâteau de patates à la semoule dont vous me direz des nouvelles!
– Oh! Riche idée! Je m'en pourlèche déjà les babines.»
Studieux.
«Ah, je joue de malchance, je viens de rater mon exercice de réduction.
–Ciel? comment est-ce possible?
– J'ai malheureusement négligé d'appliquer le théorème spectral en base orthonormée.»
Solidaires.
– Oh, je compatis. Tiens, pour te consoler, je t'offre ma part de cake aux olives.
Cette atmosphère qui ressemble à s'y méprendre aux pages famille de Madame Figaro m'épuise. J'ai envie de les baffer du matin au soir. Seule la nuit, où je m'adonne avec délices à des rêves d'abandon, m'apporte quelque répit. Pour ne pas laisser libre cours à la violence qui m'habite, je leur envoie des signaux discrètement.
– «Les enfants? Je ne trouve plus ma vidéocassette du Petit Poucet. J'avais envie de la regarder avec vous, pourtant...
– Papa, c'est impossible, voyons. Souviens-toi: nous devons regarder la leçon inaugurale de sémiologie littéraire, prononcée par Roland Barthes au collège de France. On s'en fait une telle joie!»
Les baffer, vous dis-je.
Attentifs et de bon conseil.
– «Papa adoré? As-tu pensé à te laver les mains?
TA GUEULE RETOURNE DANS TA CHAMBRE MAIS TA GUEULE SURTOUT TA GUEULE!»
En ruminant dans mon coin, je lance mon magnétoscope et je regarde le Petit Poucet en boucle, en écoutant Hansel et Gretel. Je les entends s'extasier en lâchant d'affreux borborygmes: «discursivité»! «Comment il m'a claqué au sol avec sa structure paradigmatique, oppositionnelle»! «Il reste des pancakes?»
Je vais les tuer. Je comprends tou·tes les Parisien·nes qui ont fui à la campagne: si ça tourne mal, les parents pourront perdre facilement leurs enfants dans des forêts. Cette épidémie aura au moins servi à ça.
Je les entends qui chuchotent. «Surmené...», «Beaucoup de travail..», «C'est pas toujours facile pour lui...», «Shining, ça a commencé comme ça...», «Il faut qu'on l'aide davantage...», «Oui, faisons moins de bruit en récitant nos poésies...»
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On s'emmerde tellement qu'on lit le JO
Pour me calmer, je lis le Journal officiel.
Hier, l'amende en cas de sortie sans raison valable a été portée à 135 euros. C'est écrit dans le décret n°2020-264 du 17 mars 2020 «réprimant la violation des mesures destinées à prévenir et limiter les conséquences des menaces sanitaires graves sur la santé de la population».
Je m'emmerde tellement que je lis le JO in extenso. Je suis certain que les chiffres de fréquentation du site Légifrance ont explosé. Rien que ce 18 mars, le gouvernement a désigné quatre préfets maritimes coordonnateurs des zones de protection spéciale, du diable si je sais ce qu'ils font ces gars-là, mais je les imagine avec des grandes casquettes et une longue vue, a créé un haut-commissaire aux compétences et, surtout, publié l'arrêté qu'on attendait tous et toutes, du 17 mars 2020 modifiant l'arrêté du 26 juillet 2019 relatif aux règles de la comptabilité budgétaire de l'État pris en application de l'article 54 du décret n°2012-1246 du 7 novembre 2012 modifié relatif à la gestion budgétaire et comptable publique.
Franchement, ces trucs-là se savourent.
Aujourd'hui, je suis comme vous, je n'ai pas la moindre idée de ce que ça signifie mais je vous fiche mon billet que d'ici trois semaines, l'ensemble de la population maîtrisera ce vocabulaire administratif et parlera couramment le JORF deuxième langue.
En attendant, j'ai calé l'argent de poche sur la contravention de 4e classe: 135 euros par enfant et par mois.
Une fois lu le JO, je tourne en rond en cherchant désespérément une occupation. Je pourrais faire un café. Hélas, avec les dosettes, dans dix minutes, ce sera fini. C'est alors que me vient l'idée du moulin à café. Que j'exhume triomphalement d'un placard poussiéreux. Acquis il y a des années dans un vide-greniers, il n'a jamais servi depuis.
L'être de mon moulin
Après quelques tâtonnements –verser les grains sans en mettre partout, se caler pour éviter les embardées– , je mouds. C'est long, c'est très long, c'est exactement ce qu'il me fallait. Avec émotion, lenteur, précautions, je redécouvre un geste authentique du passé!
En bon hipster, je me connecte aussitôt pour en savoir davantage.
L'apparition des moulins à café est attestée au XVIIe siècle, conjointement en France et en Turquie. Les collectionneurs de moulins à café sont des mylokaphéphiles, un mot composé exclusivement de racines grecques:
- μύλη (grec ancien): mulè=meule ou moulin;
- καφές (grec moderne): kafés=café;
- φιλία (grec ancien): philia=qui aime (amitié).
«Celui qui aime les moulins à café.»
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Jeux de drupes
Intrigué, je poursuis ma lecture. Quelle n'est pas ma surprise lorsque je découvre que le terme est relativement récent. En effet, m'apprend Wikipédia, «jusqu'en 2011 le collectionneur de moulin à café était communément appelé “molafabophile”», un terme composé aux deux tiers de racines latines:
- Mola: latin=moudre ;
- 'Faba=Fabo:latin=fève
Et toujours ce dernier tiers grec:
- phile: grec=qui aime;
Que s'est-il passé? Il y a sans doute eu une querelle assez vive au comptoir, entre fans d'Homère et latinistes. Mais, pour les mylokaphéphiles, le combat était avant tout celui de la justice. En effet, le molafabophile désigne «celui qui aime les objets pour moudre les fèves»; or, la fève comme chacun sait, est un légume tandis que «le grain de café est une drupe». Il appartenait à Thierry Prieux, alors président en date de l'Association internationale (internationale!) des collectionneurs de moulins à café, «de revoir ce terme, en accord avec ses adhérents et l'Académie Française», afin de mettre fin à cette humiliante dénomination.
J'aurais tellement assisté à ce congrès où les camarades mylokaphéphiles ont dénoncé les crimes des usurpateurs molafabophiles afin de pouvoir, pour les siècles à venir, broyer leurs drupes en pleine lumière.
«Papou, ton café est délicieux!
– DÉGAGE MAIS DÉGAGE BORDEL!»