Voilà, je suis allé au supermarché.
Muni de mon attestation, à 8h23, me voici devant la grille. Derrière les chariots, nous attendons sagement, dans un silence solennel. Croyez-moi ou non, mais quelque chose de totalement fou se déroule sous mes yeux ébahis: personne n'essaye de gratter une place.
Dans ce silence, le supermarché évoque une performance artistique
Peut-être est-ce l'angoisse de ces courses matinales, comme si les rayons pouvaient être vides, qui impose l'immobilité et empêche de parler? Ou, plus sûrement, la crainte que le virus soit tapis là, chez cette dame ou celui qui est devant elle et qui se gratte la tête. Cette fois, ça y est: nous avons conscience du danger et cette discipline collective le prouve.
Covid-19, die Stunde Null, mise en scène de Christoph Marthaler.
8h30: la grille s'ouvre. Les chariots se mettent en branle et se déploient sagement dans les rayons. Comme dans un cortège funèbre, on avance doucement. On se croise en s'évitant, marquant un arrêt, avec des entrechats ou des sourires inquiets. Plusieurs portent des masques ou ont enroulé leur écharpe autour du cou. Ce ballet silencieux ressemble à une performance artistique. Jamais ce supermarché n'a été aussi calme.
Il est un peu plus de 9 heures et tout le monde fait n'importe quoi. Les distances ne sont plus respectées, on se précipite pour prendre quatre yaourts dans un rayon qui en compte des centaines comme si notre vie en dépendait, sans égard pour la personne qui est là devant nous. On se frôle, il y en a qui se saluent et papotent un brin, négociant le mètre de distance à 75, voire 50 centimètres. Nombre de personnes sont venues à deux, certaines à trois. Elles se séparent, se hèlent. C'est le bordel et nous sommes à nouveau nous-mêmes. On a tenu une demi-heure.
La caissière m'explique qu'on l'a «déjà saoulée». Elle en a «marre de répéter aux gens de respecter les distances. Ils s'en foutent. C'est écrit partout c'qu'il faut faire mais les gens savent pas lire.»
Confinement: on va rentrer dans le dur
Sans doute, avec le durcissement des consignes et contrôles, allons-nous découvrir peu à peu la vérité du confinement. Pour l'instant, ce n'est que le début, une phase de découverte et d'adaptation plus ou moins récréative, pas forcément très contraignante. Mais, sans doute plus vite qu'on ne l'imagine, il faudra rentrer dans le dur. Renoncer à pas mal de services ou loisirs. Ou y recourir avec parcimonie.
Tout le monde tentera de négocier avec la réalité. C'est ce qu'ont fait les joggeurs et, on en a moins parlé, les chasseurs.
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Et au fait, la chasse, on a l'droit?
Dans le village, le boulanger passe chaque matin. Il ouvre sa camionnette, sert le pain et encaisse avec des gants. On achète avec une discipline assez relative: ce n'est ni un attroupement compact ni une file d'attente avec le mètre réglementaire, mais un entre-deux assez bancal. On converse brièvement.
- Tu sors avec ton attestation, toi ?
- Ouais, mais j'l'ai pas signée. D'toutes façons, moi j'crains rien. J'ai d'jà eu la syphilis !
- Et au fait, la chasse, on a l'droit ?
- Ah ben non, ça c'est fini.
- Pourtant, c'est dans les bois, la nature... Ça risque rien !
- Ben oui, mais y'a pas l'droit.
- Et la pêche ? Y'en a qui pêchent ?
- Ça oui. Hier, y'en avait.
Chasse, pêche, nature et déceptions
Pas de répit pour les sangliers? Le 17 mars, sur sa page Facebook, Willy Schraen, président de la Fédération nationale des chasseurs, donne les premières consignes: «Toutes les chasses collectives sont interdites, mais certaines chasses individuelles restent possibles dès lors qu'elles ont un enjeu sanitaire» (enjeu sanitaire = protéger les semis et les cultures). On a donc le droit de tirer sur les corvidés (corbeaux, etc.), les sangliers et de poser des pièges, ce qui est tout de même bien sympathique. Il faut chasser en solo, ce qui est un peu moins convivial pour le gibier, mais c'est déjà ça. On peut aussi «nourrir ses appelants», ces oiseaux utilisés pour attirer d'autres oiseaux, à condition de porter un masque et des gants et de se tenir à un mètre de distance non là c'est moi qui confonds avec la grippe aviaire.
Patatras! Le 19 mars, il est obligé de rétropétarader. Impossible de chasser, même pour des raisons «sanitaires», c'est pas de bol. S'il y a des dégâts dans les champs, ben tant pis, «il est évident que vu les dernières décisions prises, les fédérations et les chasseurs ne pourront être mis à contribution». Le gars prévoit déjà de ne pas être solidaire, pas certain que ça le réconcilie avec les «abrutis de l'écologie punitive, de l'antispécisme et des pseudos naturalistes qui vous traînent dans la boue sur les réseaux sociaux. Cette période troublée révélera les côtés les plus sombres de l'espèce humaine, mais ne rentrez pas dans la surenchère, nous réglerons tout cela après la crise.» Vivement.
En fait, Willy Schraen a fait comme tout le monde: il a tenté de négocier avec le réel. De préserver le mode de vie des chasseurs, en se disant que cramer quelques cartouches faisait de mal à personne. Et, dans l'immense majorité des cas, un chasseur solo dans un bois ne contamine évidemment personne. De même que les joggings ou les promenades des rêveurs solitaires sont le plus souvent sans risque. Mais, à chaque fois, on triche un peu avec le Covid-19, pour préserver un peu de notre liberté ou de notre confort, en laissant la discipline collective aux autres. Je ne m'exempte pas de ces metites tricheries quotidiennes.
Nous n'avons pas encore pris la mesure exacte de ce qu'est le confinement et de la restriction progressive de nos libertés qu'il entraîne. En enfants gâtés de la mondialisation, nous avions la certitude que tout ou presque nous était acquis. La satisfaction instantanée de nos désirs était une évidence. Quelques jours ou semaines sans pouvoir sortir modifieront probablement de manière radicale cette perception. Notre vie ces prochains jours sera une salle d'attente.
Et puis, un jour, nous sortirons. Ce jour-là, les sangliers ont intérêt à rester planqués.