Dans les yeux et la voix de Laurine Chesne, tout est figé. Elle relate: «Son suicide a été un choc. Même si je savais qu'elle n'était pas bien dans sa peau.» Quand sa mère, Nadège, a mis fin à ses jours dans le garage, Laurine avait 11 ans. Depuis, quelque chose en elle semble s'être pétrifié.
La jeune femme aujourd'hui âgée de 23 ans se souvient de sa mère parlant de «sorcières dans sa tête», de ces nuits perturbées par les crises de somnambulisme et des matins où au réveil, énervée, elle se coupait les cheveux: «Mon père à chaque fois essayait de la calmer et de rattraper sa coupe.» Sa mère, a-t-elle pu dire en audition, n'était pas très joyeuse mais très aimante. Face à la cour d'assises de l'Hérault, Laurine répète: «Mes parents formaient une famille très unie, très soudée.»
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Rémi Chesne et Nadège Chicard se rencontrent au foyer de jeunes travailleurs de Sète en 1991. Lui a 22 ans. Elle, 19. Rémi confie: «Ma première, c'était Nadège. Et pour Nadège, c'est pareil.» Puis: «Elle a trouvé avec moi un foyer.»
Avant ça, la famille, pour Nadège, c'était compliqué. Ses parents ont divorcé quand elle avait 2 ans. Son père la surnommait affectueusement «ma petite tortue», mais c'est son frère Francis qui est allé vivre avec lui. Nadège est restée auprès de sa mère et de sa grand-mère. À 15 ans, elle avait «des difficultés scolaires». Francis, de neuf ans son aîné, venait d'emménager avec sa femme en région parisienne, alors il l'a prise avec lui pour l'aider. Après avoir raté le bac, elle a décidé de redescendre dans le Sud. Sa mère habitait Mèze, une commune de l'Hérault en face de Sète.
Rémi et Nadège se sont mariés en 1993. «Elle était contente de faire une messe. Elle voulait un enfant, qu'il soit baptisé.» Laurine naît en 1997. Rémi achète une maison et une petite barque pour se promener sur les canaux. Deux fois par an, ils vont à Lourdes. Nadège intègre l'équipe d'entretien à l'hôpital de Sète. Rémi est coiffeur à domicile. Dans son Opel blanche floquée «Rémi Coiffure», il se déplace dans les campings, à l'hôpital, et à la maison de retraite Les Pergolines. Il se rappelle: «J'aimais bien les personnes âgées, particulièrement, parce que j'aime bien rendre service.» Nadège est décrite comme «très droite, très carrée», «avec un fort caractère.» Sa fille Laurine raconte: «Il fallait que j'ai au moins 15 de moyenne. Et encore, 15 c'était pas assez. Il fallait que je sois la meilleure, parfaite.» Telle une prière, elle déclame: «Elle voulait le meilleur pour moi.» Rémi répète à son tour: «Nous avons eu une union heureuse et des moments de joie.»
En 2003, la mère de Nadège meurt. L'urne funéraire sera entreposée dans le garage de la maison. Rémi et Nadège Chesne aiment à se parler par écrit, de longues lettres, datées et signées. Fin 2006, le père de Nadège décide de faire une donation à ses enfants: 600 pièces d'or pour chacun, et quelques-unes non déclarées. Sur la plage où ils sont partis se balader, Nadège confie à son père que son couple est «bancal». Avec les 600 napoléons, peut-être pourrait-elle acheter un petit appartement pour y emménager avec Laurine. «Quand monsieur Chesne dit que tout allait bien... C'est pas tout à fait ça», allègue Francis, le frère de Nadège.
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«Je ne veux plus qu'on ait de contacts»
Les voisins décrivent les disputes, les cris qui traversent les cloisons, une blessure au visage, côté droit, et des explications peu convaincantes. «Personnellement j'y ai pas cru, lance André, le voisin du couple. J'avais connu une personne qui m'avait raconté la même chose, et en fait c'était une blessure causée par le conjoint.» Rémi Chesne expose: «Mon épouse, comme elle était petite, c'était un petit coq. Au lieu de parler, elle criait. Mais il n'y avait pas de problème.» Il ne veut pas la salir, maintient-il. Nadège avait des problèmes de thyroïde et de somnambulisme. Elle se levait la nuit en faisant des bonds. Elle allait dans la rue sans être habillée. Elle sortait les cahiers de compte la nuit, tournait les pages, un stylo à la main, sans rien faire d'autre. Le lendemain matin, elle ne se souvenait de rien. «Pour moi, elle était bipolaire», avance Rémi Chesne.
Selon Francis Chicard, c'est en 2009 que les choses ont changé. Le 6 janvier marque l'anniversaire de sa sœur Nadège. Une, deux sonneries. Son appel est renvoyé vers le répondeur. Trois jours plus tard, Rémi l'appelle pour l'informer: Nadège ne veut plus lui parler. Au bout du fil, Nadège confirme: «Je ne veux plus qu'on ait de contacts.» Francis ne comprend pas. Il demande ce qu'il a fait. Il assure: «J'ai jamais eu de rapport conflictuel avec ma sœur.» Au téléphone, Nadège répond par «un discours linéaire, calme, mais plein de reproches».
Le 5 juillet 2009, à 5h45 du matin, André, le voisin du couple Chesne, reçoit à son tour un coup de fil. Rémi le supplie de venir tout de suite. André s'habille à la va-vite et sort dans la rue. Rémi lui ouvre la porte du garage. «Et elle était là», se remémore André. La corde est attachée à une échelle suspendue au plafond. Sur le tabouret, à côté d'elle, il y a une lettre et ses bijoux.
«Rémi, j'ai vraiment de profonds regrets car je t'ai trompé»
La mémoire d'André n'est plus aussi bonne qu'autrefois. Mais certains détails sont ancrés: «Elle était habillée comme une mariée. Elle était maquillée. Elle avait du vernis à ongles et des chaussures. Une très belle robe, et les cheveux longs.» Toute de noir vêtue. Les chaussures, la robe, les sous-vêtements. À la couleur de sa peau, André a compris qu'«il n'y avait plus rien à faire». Policier à la retraite, il sait qu'il ne faut jamais toucher au corps avant l'arrivée du légiste. Rémi était propre, habillé, rasé de près. Il riait et était énervé. La maison était en ordre. Les pompiers ont décroché Nadège.
À l'examen, le médecin légiste note l'absence de traces traumatiques de lutte ou de défense sur le corps de Nadège Chesne, mais remarque cinq sillons horizontaux autour de son cou, une «orientation atypique». Son rapport conclut: «Si l'hypothèse suicidaire semble la plus probable, l'intervention d'un tiers dans la genèse du décès ne peut être totalement exclue.»
Et puis, il y a la lettre posée sur le tabouret. Elle fait une page, n'est ni datée ni signée, et commence ainsi: «Rémi, j'ai vraiment de profonds regrets de ce qui s'est passé car je t'ai trompé.» Un peu plus loin: «Lors de cette rencontre, il y a eu des caresses mutuelles, une pénétration de courte durée et sans éjaculation.» Les derniers mots écrits de la main de Nadège sont: «Je suis mariée et je regrette de m'être donnée à quelqu'un qui en plus travaille avec moi et cela me met dans une situation particulièrement difficile.»
«Si elle était partie en soirée pour draguer, elle se serait mise en jupe»
Personne n'était au courant, pour Patrick Isoird et Nadège Chesne. À l'hôpital de Sète, ils sont d'abord passés de simples collègues à amis. Philippe, l'ami de Patrick, secoue la tête: «Il a fait une bêtise. Il n'aurait pas dû.» Patrick vit chez sa mère Jacqueline et tous les soirs à 21h, Nadège téléphone à la maison. Seul Philippe, son meilleur ami, est dans la confidence. Il prévient Patrick: «C'est une femme mariée.» Parfois, à 21h, Patrick Isoird fait signe à sa mère de répondre qu'il n'est pas là. Il ne veut pas briser un couple. Son divorce a été trop dur et triste pour l'infliger à quelqu'un d'autre. Nadège lui confie ne plus être amoureuse de son mari. Ils ne dorment plus ensemble.
Entendu dans le cadre de l'enquête à la suite du décès de Nadège en 2009, Patrick Isoird retracera: «Plus le temps passait et plus on se téléphonait.» Patrick et Nadège se sont rapprochés. «Des sentiments sont apparus, expliquera-t-il aux enquêteurs, il ne se passait rien de physique mais notre attirance l'un pour l'autre allait crescendo.»
Pour fêter sa titularisation, Nadège Chesne décide de faire une soirée avec ses collègues. À la guinguette donnant sur la plage, les bouteilles s'accumulent sur la table. Patrick et elle s'embrassent. Ils essaient de faire l'amour, mais, livrera Patrick aux enquêteurs, il est «submergé de sentiments» et n'y arrive pas. Alors que le soleil se lève sur Sète, ils font un bout de chemin ensemble pour rentrer. Rémi, le mari de Nadège, l'appelle, inquiet de ne pas la voir. À l'autre bout du fil, il garantit: «On va mettre les choses au point.» Nadège doit partir. Patrick et elle se promettent de rester «super discrets» au travail. Ils se promettent de se revoir, de faire les choses bien. Ils se disent «je t'aime». Nadège sourit.
Face à la cour d'assises de l'Hérault, Rémi Chesne s'emporte. Quand elle est rentrée de sa soirée, Nadège était ivre, ses propos incohérents, elle ne tenait plus debout. Elle ne se souvenait de rien. Elle lui a parlé d'attouchements. Elle se sentait sale, voulait dormir seule sur le canapé. Il s'agace: «Si elle était partie en soirée pour draguer, elle ne serait pas partie en jean. Elle se serait mise en jupe.» Il ne croit pas qu'elle ait pu le tromper. Au micro, son ton monte: «Pourquoi elle m'aurait demandé de faire des travaux dans la maison, alors que la maison était à moi, si c'était pour divorcer? C'est pas logique!» Il hésite un instant, s'en veut de dire ça, mais à propos de Patrick Isoird, Nadège lui avait confié: «Il est gentil mais c'est un ivrogne, il a une tête d'ivrogne.»
Devant les policiers chargés de l'enquête sur la mort de Nadège Chesne, Patrick Isoird a conté la suite de cette soirée: Nadège et lui se sont revus dès le lendemain, samedi 4 juillet 2009. Elle avait besoin d'être rassurée: voulait-il vraiment continuer avec elle? Il la rendait heureuse et forte, avait-elle déclaré. Mais il fallait lui laisser du temps. Patrick attendrait. Il était content de la voir, même quelques instants. Neuf heures plus tard, Nadège se suicidait dans son garage. «Elle s'est pendue, soi-disant», dira Jacqueline, la mère de Patrick.
«J'ai fait incinérer ta sœur pour pas que ton père demande une autopsie»
Douze ans après, face aux jurés, Rémi Chesne soutient que Nadège n'a pas supporté cette soirée. L'urne des cendres de sa mère était dans le garage, et cela doit aussi avoir un lien. Il n'a pas compris la lettre qu'elle a laissée sur le tabouret en plastique, cette nuit du 4 au 5 juillet 2009. Il ne l'a pas lue, dans un premier temps. Ce sont les enquêteurs qui le lui ont montrée.
La crémation a lieu le 9. Là, Rémi s'effondre. Son voisin André se rappelle de lui pleurant pendant la cérémonie: «Ma femme a été victime d'une agression.» Son ancien garagiste se souvient de lui racontant Nadège victime «de la drogue du violeur», le bain qu'il lui a fait prendre au retour de cette fameuse soirée et les bleus qu'elle avait sur les cuisses. À la cour d'assises, Rémi dément ces propos. Les témoins ont dû mal comprendre. Il a toujours parlé d'«un bizutage qui a mal tourné», de photos de Nadège saoule, en train de faire n'importe quoi, et de menaces de la part de ses collègues de l'hôpital: «Comme ça, tu ne feras plus la petite cheffe.» Par la suite, les photos ont été effacées.
Après le suicide de Nadège, Patrick prend une semaine de congé.
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Depuis que sa sœur avait coupé les ponts avec lui, Francis tapait régulièrement son nom sur internet. «Vous vous rendez compte, découvrir le décès de votre sœur sur un écran, dans un avis sur Midi Libre...», se désole-t-il. Nadège est morte depuis plusieurs mois quand Rémi Chesne passe chez lui pour lui remettre l'urne funéraire de sa mère. Francis veut des explications, Rémi ne lui donne que celle-ci: «J'ai fait incinérer ta sœur pour pas que ton père demande une autopsie.»
Rémi Chesne affirme avoir respecté la volonté de sa femme. Tous les ans, son épouse rédigeait son testament. Ses deux derniers sont pleins de reproches envers sa famille, et pleins de reconnaissance envers Rémi et son soutien financier. «Avant le mariage, je ne possédais rien, écrit-elle. Je fais entièrement confiance à mon mari. J'estime qu'il m'a beaucoup apporté dans la vie. Tout ce qui est au foyer lui appartient.» Elle souhaitait que sa famille ne soit pas prévenue de son décès. Pour Francis, ce ne sont pas des testaments, mais «des dictées». Son père et lui n'ont jamais su ce qu'étaient devenues les 600 pièces d'or. Aujourd'hui, l'endroit où reposent les cendres de leur fille et sœur leur est inconnu. Rémi Chesne s'est fait tatouer une tortue marine, en hommage au surnom de Nadège enfant.
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Au SRPJ de Montpellier, dans le bureau du commandant Boris Verrières, Rémi Chesne attend les questions. Patrick Isoird a disparu depuis quinze jours.
À la première audition, Rémi Chesne n'a pas de déclaration spontanée à faire.
À la deuxième, il admet connaître Patrick Isoird «de vue». Sur son ordinateur, Boris Verrières dispose du dossier de l'enquête de 2009 pour laquelle Patrick Isoird a été entendu. Il sait que c'est Rémi Chesne lui-même qui a fourni les coordonnées de Patrick aux enquêteurs à l'époque.
Alors, il y a une troisième audition. Rémi Chesne parle de sa femme et de son suicide «après une fête de boulot avec des collègues, dont cette personne». L'enquêteur hausse un sourcil: quelle personne? Patrick Isoird, répond Rémi Chesne. N'est-ce pas parce que sa femme décédée le connaissait qu'il est convoqué? L'enquêteur l'interroge: s'est-il rapproché des collègues de Nadège à ce moment-là, pour savoir ce qui s'était passé lors de la soirée? Rémi Chesne déclare: «Non. La police m'a demandé de ne pas m'approcher d'eux, de les laisser faire leur boulot. Et moi, je ne voulais pas faire de conneries, pour ma fille. Pour pas qu'elle soit placée à la DDASS.»