«Je crains dégun, moi». Slalomant entre les chaises, Nadia* a beau feindre la bonne humeur, elle veille d’un ton presque menaçant sur ses ouailles. Cela fait quatre heures qu’une cinquantaine de joueurs sont attablés dans des effluves de friture asiatique. Nous sommes dans l’arrière-salle d’un buffet à volonté, un gris dimanche de décembre. La pièce est immense, saturée de néons et coupée par plusieurs étals de nourriture. Devant, les entrées, macédoine, pâté, sushis. Au milieu, les fruits de mer sautés, sur les côtés, les desserts. Cernée par les vitres donnant sur le parking d’une vaste zone commerciale, la clientèle enchaîne les assiettes dans une quiétude relative. Car au fond, on n’est pas là pour profiter de la formule à 15 euros, vin inclus, mais pour jouer au loto.
Mireille*, la soixantaine, est venue avec sa mère. Régulière des lotos associatifs, «quand mes moyens me le permettent», c’est la première fois qu’elle participe à ce type de rendez-vous. Au menu, pas de panier garni ou de sèche-linge, mais des bons d’achats. C’est en tout cas ce que promet Nadia quand elle annonce son événement avec «réservation fortement conseillée». En fait si vous gagnez, c’est avec de l’argent liquide que vous repartez. Vous avez rempli votre carton? Nadia ouvre sa sacoche et vous tend un billet de 50 euros. Bien sûr, c’est complètement illégal.
«C'est un peu comme le trafic de stupéfiants»
Alors forcément, quand Nadia voit une curieuse dégainer son téléphone, elle bondit: «C’est toi qui prend des photos?» La réponse est malhabile, l’animatrice repart au quart de tour et esquisse des poses aguicheuses micro en main: «Vas-y, grâce à toi je vais me trouver un mari.» Les habitués rient, les nouveaux baissent des yeux embarrassés. Nadia connaît son affaire. Des lotos de ce genre, elle en organise au moins cinq par semaine dans le département. «Vous lui donnez votre numéro et elle vous tient au courant», lâche à voix basse un joueur en blouson de cuir défraîchi à la pause clope. On croirait presque à un cercle secret si ces événements n’étaient pas annoncés sur Internet, numéro de portable bien en vue.
Le nombre des amateurs et des amatrices peut se compter en plusieurs centaines par soir | Angela Wilde / Pixabay
En 2006 déjà, dans un rapport sur les jeux de hasard et d’argent, le sénateur François Turcy pointait ce genre de filouterie:
«Il existe une vogue croissante pour des lotos qui n'ont vraiment rien à voir avec ceux de la paroisse ou du club de foot du village. Dans de vastes hangars aménagés ou des discothèques, des centaines de personnes se rassemblent en après-midi, le soir, la nuit. Ils ont fait l'objet d'un démarchage intense avec annonces dans la presse. Les lots sont considérables en valeur: 100, 800 euros, des télévisions, des voitures. Mieux, bien que la loi précise que sont interdites les remises en espèces, l'argent liquide, les chèques circulent de plus en plus. Le généreux organisateur se contente, lui, d'un rapport estimé à 8.000 euros la nuit.»
Gendarmerie, douanes, fisc et police judiciaire traquent les lotos illégaux. Rien qu’à la PJ, 150 agents sont mobilisés par le «service central des courses et jeux» dont une personne détachée dans chaque département.
«C’est un peu comme le trafic de stupéfiants. Faut assister au loto, observer les lots, les gains, s’il y a eu des déclarations au tribunal de commerce.»
Pour Jean-Michel Gaeng, ancien inspecteur responsable de cette section, la lutte contre les lotos reste «anecdotique». Casinos, courses hippiques, et maintenant jeux en ligne occupent l’essentiel de leurs missions. «C’est aussi que des lotos, il y en a partout, poursuit le retraité de la police. Ça demande énormément de travail, c’est un peu comme le trafic de stupéfiants. Faut assister au loto, observer les lots, les gains, s’il y a eu des déclarations au tribunal de commerce.» Le parallèle s’arrête là. Même si Jean-Michel Gaeng a déjà topé un organisateur de loto «sur le point d’acheter un yacht», il est rare que des réseaux mafieux se cachent derrière des associations fictives de loto.
Jusqu'à deux millions d'euros d’amende
La plupart du temps, les contrevenantes et les contrevenants sont à peu près de bonne foi: persuadés d’être dans les clous ou conscients de ne pas l’être mais sans imaginer les conséquences. Les lotos baignent en fait dans un certain flou juridique.
Les lotos sont interdits par principe. Ils ne sont tolérés que dans le cadre de «lotos traditionnels, également appelés “poules au gibier”, “rifles” ou “quines”, énumère l'article L322-4 du code de la sécurité intérieure, lorsqu'ils sont organisés dans un cercle restreint et uniquement dans un but social, culturel, scientifique, éducatif, sportif ou d'animation sociale et se caractérisent par des mises de faible valeur, inférieures à 20 euros. Ces lots ne peuvent, en aucun cas, consister en sommes d'argent ni être remboursés. Ils peuvent néanmoins consister dans la remise de bons d'achat non remboursables.»
La jurisprudence ajoute une limite de trois à six lotos par an. Dès qu’un loto sort du cadre, l’État suspecte l’ouverture illicite d’une maison de jeux et applique l’impôt sur les spectacles: c’est-à-dire entre 10 et 70% des mises des joueurs. On ne retient pas les gains de l’animateur ou même les bénéfices de l’association une fois déduits l’achat de lots ou la location de la salle, mais le chiffre d’affaires. Pour définir le pourcentage, les douanes additionnent les recettes de toutes les communes où ont eu lieu les lotos et de toutes les années, «donc vous êtes tout de suite au dernier palier et vous explosez les chiffres», commente l’avocat Pascal Bibard, avocat au barreau d’Amiens, qui a géré une cinquantaine d’affaires de loto depuis 2013.
Des animateurs et des animatrices qui se sont payées 1.500 euros par mois pendant trente ans se retrouvent à devoir jusqu’à un ou deux millions d’euros à l’État. Pierre-Alexandre Kopp, avocat au barreau de Paris, a défendu deux retraités condamnés à payer 850.000 euros. «Ils sont effondrés et parlent de s’immoler par le feu, rapporte-t-il. Ce sont des gens de 80 ans à qui on demande de payer 100 euros par mois sur leur modeste retraite et puis on leur dit “À votre mort on saisira votre maison”. Ça les rend dingue. Une cliente est ambulancière, la totalité des gains est versée à une association, elle a fait deux AVC et est au bord du trou.»
Deux plaintes contre les douanes
En 2014, la détresse d’Yvette Bert avait ému les Français. Pour avoir organisé des lotos clandestins, «Mamie Loto» et ses 600 euros de retraite, a été condamnée à six mois de prison avec sursis et 135.000 euros d’amende. «Je veux mourir», avait-elle glissé en pleurs à la sortie du tribunal, recroquevillée dans son col roulé. Elle décèdera finalement un an plus tard, un 25 décembre.
Yvette Bert, avant de mourir, a été condamnée à 135.000 euros d'amende pour avoir organisé 600 lotos illégaux. Le 23 september 2014, à Saint-Omer, en attendant son procès | Philippe Huguen / AFP
Son histoire, révélatrice du drame qui s’abat sur des lotophiles un peu trop naïfs, devait être incarnée par Josiane Balasko dans un film tourné par Patrice Leconte. «J’ai trouvé cette dame vraiment bouleversante, raconte Michel Leviant, scénariste à l’origine du projet. C’était la misère, Zola à côté c’est le luxe. Elle organisait trop de lotos, elle le savait. Elle pensait qu’on ne lui ferait rien parce qu’elle ne gardait pas l’argent, qu’elle le donnait. Ça ne lui est pas venu à l’idée qu’elle pouvait avoir des ennuis.»
Yvette Bert, comme d’autres animateurs et animatrices du dimanche, a été «crucifiée» d’après les mots de Pascal Bibard. «Il faut changer la loi, prône-t-il, mettre un impôt uniquement sur les gains retirés.»
En attendant, plusieurs conseils envisagent d’attaquer directement les services des douanes, qui gonfleraient artificiellement la cagnotte à taxer, en empilant sans discernement les recettes. Me Kopp a lancé les hostilités en déposant deux plaintes récemment.
D’après un document que Slate a pu consulter, les douanes admettraient cette erreur de calcul depuis 2012, sans pour autant changer de méthode. Les fonctionnaires concernés se rendraient alors coupables de concussion.
Extrait d’un mémoire envoyé en 2017 par un avocat à un juge d’instruction
La concussion, infraction pénale, consiste pour une personne dépositaire de l'autorité publique ou chargée d'une mission de service public, à exiger une somme qu'elle sait ne pas être due. Ce délit est puni de cinq ans d'emprisonnement et d'une amende de 500.000 euros, «dont le montant peut être porté au double du produit tiré de l'infraction», précise le Code pénal. Ça commence à faire cher pour un loto.
* Les prénoms ont été changés.