Médias / Culture

«Succession»: la fin d'une série, mais surtout la fin d'un monde

Temps de lecture : 8 min

La série dresse un tableau clinique saisissant d'un univers en voie de dissolution.

La transmission impossible s'exprime dans un langage intransitif. | Capture d'écran HBO Max via YouTube
La transmission impossible s'exprime dans un langage intransitif. | Capture d'écran HBO Max via YouTube

Attention: cet article dévoile un élément important de l'intrigue de la saison 4 de la série Succession.

La série Succession vit ses derniers épisodes. Le roi Logan a déjà quitté la scène, laissant ses héritiers à leur demande de reconnaissance. La série se révèle comme un trou noir, pur espace de dévoration absorbant les désirs et les ambitions qui s'affrontent sur le marché de l'amour paternel.

En quatre saisons, l'œuvre s'est hissée au rang de véritable phénomène de société, comme le furent en leur temps Les Soprano ou The Wire. On ne peut en dire autant de séries, aussi séduisantes soient-elles, comme The West Wing ou House of Cards, qui exploraient brillamment le microcosme politique sans atteindre ce degré de représentation épique de toute une société.

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Car c'est ce que réussit Succession qui, au-delà de la saga inspirée de la famille de Rupert Murdoch, dresse un tableau clinique saisissant d'un monde en voie de dissolution. On la compare à un tableau de la Renaissance, à une tragédie grecque, à un roman de Jane Austen, mais surtout au Roi Lear de Shakespeare –qui est considéré comme la matrice de la série. Cette multiplicité des références dit bien la difficulté de cerner le phénomène Succession, une réussite saluée par la critique et récompensée par quatre prix aux Emmy Awards et trois récompenses aux Golden Globes en 2022.

Succession raconte la fin d'un règne: celui d'un magnat à l'ancienne qui a bâti Waystar Royco, un empire des médias, en dévorant les filiales concurrentes (presse, chaînes d'info à la Fox News, studios hollywoodiens, croisières, parcs, divertissement). Frappé par un AVC, le patriarche doit organiser sa succession. Mais il a beau mettre à l'épreuve ses enfants, aucun ne semble détenir la martingale du succès. Tous des losers, en tout cas selon lui.

Chacun joue sa carte contre les autres, accumulant les faux pas, les intrigues de couloirs, les OPA hostiles, les complots de conseils d'administration, sur un fond de ballet d'hélicoptères et de jets privés incessant, de fêtes somptueuses et de mariages en Toscane ou au Royaume-Uni. La question de la transmission est au cœur de l'intrigue, avec son lot d'alliances et de trahisons, de manœuvres et de coups de théâtre qui composent l'ordinaire éculé du roman depuis le XIXe siècle.

Armstrong ne pouvait compter sur un lecteur plus compétent et mieux informé que Frank Rich.

On pourrait aussi voir dans le personnage central de Logan Roy un combo entre King Lear et Rupert Murdoch, mais Succession va bien au-delà. Si Jesse Armstrong reconnaît un lien avec l'intrigue du Roi Lear, où un roi cherche à partager son territoire entre ses trois filles, il est d'abord question pour lui de décrire un monde qui s'est élevé au-dessus de la politique et de la société, l'univers médiatique de la dynastie des Murdoch. Si la série s'inspire du drame shakespearien, c'est pour mieux plonger dans les abysses d'un monde en voie d'effondrement.

«Je voulais que cette série puisse être universelle, commente Jesse Armstrong, le créateur de la série, qu'elle parle autant à des gens qui s'intéressent à Silvio Berlusconi en Italie qu'à Vincent Bolloré en France.»

Transmission impossible

On est loin d'une simple querelle des Anciens et des Modernes ou d'un conflit de génération entre le père et ses héritiers. Il ne s'agit pas seulement d'une crise familiale de leadership. Ce que pointe Succession, c'est une impasse de la transmission. La transmission impossible du pouvoir chez les Roy est enchâssée dans la difficile transition d'une ère à une autre, d'un monde à un autre.

La série dessine l'image fractale d'une explosion tout à la fois politique, sociale, culturelle et psychologique. Elle est un objet symbolique explosé dont les disputes familiales ne sont que les éclats, des fragments observés à la loupe par la série. Prises de pouvoir avortées, OPA hostiles, complots sordides, trahisons, pièges fraternels, infidélités: Succession, c'est un panégyrique de la mauvaise foi. Un pandemonium du discrédit.

À la base de ce succès, il y a une rencontre entre deux hommes: Frank Rich et Jesse Armstrong. Rich est un ex-chroniqueur politique du New York Times, l'un des meilleurs analystes du storytelling politique sous George W. Bush, qui s'est reconverti en producteur exécutif chez HBO (Veep et Succession).

Armstrong, lui, est un ancien conseiller travailliste de Westminster, passé avec armes et bagages de la politique à la comédie. Il a créé la série Peep Show et a collaboré à The Thick of It, Veep et au film In The Loop, la satire politique réalisée par Armando Iannucci et sortie en 2009.

Leurs deux transferts de la sphère politique à celui des plateformes, de l'analyse politique sérieuse et argumentée au registre dégradé et satirique des séries TV, sont significatifs. Ils sont le symbole du démontage grotesque de l'univers politique.

Plus d'une décennie avant qu'Armstrong ne s'attelle au pilote de Succession, il a été chargé d'écrire un reportage sur le dîner familial célébrant le quatre-vingtième anniversaire de Rupert Murdoch. Ce projet n'a pas vu le jour, mais il a attiré l'attention de Frank Rich. «Je ne pouvais pas croire que cet écrivain britannique puisse écrire un article aussi convaincant sur la politique américaine.»

ATN, le Fox News de «Succession», est la réplique exacte de son modèle, dont la stratégie se résume à capter l'audience en semant la panique.

Ainsi est né le pilote de Succession, qui s'inspire non seulement de la dynastie Murdoch, mais également d'autres familles de médias, notamment les Maxwell et les Redstone. Armstrong ne pouvait compter sur un lecteur plus compétent et mieux informé que Frank Rich. Pendant toute la décennie 2000, il avait été l'un des chroniqueurs les plus lucides de la dérive démocratique de l'ère Bush.

Écrivant mon essai Storytelling, je trouvais chaque semaine dans ses chroniques une mine d'informations sur ce qu'il appela dans son livre The Greatest Story Ever Sold «le déclin et la chute de la vérité, du 11-Septembre à Katrina».

«La chronique d'un gouvernement qui raconte et vend son histoire est aussi, inévitablement, une chronique d'une culture américaine caractérisée par son goût des balivernes», constatait Frank Rich. «La synergie et l'interaction entre cette culture et le récit de l'administration Bush est une pièce significative du puzzle. Seule une culture de l'infotainment qui fonctionne vingt-quatre heures sur vingt-quatre et sept jours sur sept, et qui a rendu triviale jusqu'à l'idée de la réalité (et avec elle ce que l'on considérait autrefois comme des informations) a pu être manipulée avec autant de succès par les gens au pouvoir.»

Dramédie

Succession doit beaucoup au style tragi-comique propre à l'ère Trump, une sorte de carnavalesque postmoderne dans lequel le monopole de la communication rend possible le règne du «tout est permis»: racisme, xénophobie, fascisme…

La chaîne ATN, le Fox News de Succession, est la réplique exacte de son modèle, dont la stratégie se résume à capter l'audience en semant la panique. L'un et l'autre appartiennent à un même régime, celui de l'outrance et de la transgression. Puissance du bouffon qui émerge partout en même temps, de Johnson à Bolsonaro, de Trump à Beppe Grillo, et dont Succession est le théâtre.

«Ce n'est ni un drame, ni une comédie», explique Frank Rich. L'ancien journaliste a apporté sa connaissance du système médiatique américain. Selon Jesse Armstrong, ce mélange des genres serait la seule manière de ne pas faire de la «propagande pour milliardaires».

«Pourquoi devrait-on en avoir quelque chose à foutre de ces horribles milliardaires?» renchérit Frank Rich sur WhatsApp. «Ils sont insensés, stupides, grotesques, mais aussi très intelligents ou féroces, et il faut tous ces éléments pour les décrire correctement», affirmait de son côté Jesse Armstrong dans un long entretien au New Yorker tout en citant une autre référence de la série, Crime et châtiment de l'écrivain russe Fiodor Dostoïevski.

Une négociation commerciale prend toujours la forme d'un viol et d'une dévoration.

La série reflète l'ère pâlissante de Fox News, bousculée par l'avènement de «la Tech» et sa nuée de réseaux sociaux. Qui regardera encore la télévision dans dix ans? Logan Roy, alias Rupert Murdoch, appartient à l'ère médiatico-politique qui va de George W. Bush à Donald Trump. Il a construit un empire médiatique mondial sur la transition du papier au câble, des journaux aux chaînes d'info. Et ce monde est en train de montrer ses limites.

Ses enfants ont les pieds dans l'univers numérique. Ils ne croient plus en la télévision et voient pointer une nouvelle ère, celle des applis et des réseaux sociaux comme TikTok, dont le jeune Roman va jusqu'à anticiper le succès en prédisant un modèle basé sur la diffusion de courtes vidéos diffusées mondialement.

Krach des valeurs

Il y a une sorte d'affinité entre le Zeitgeist de l'Amérique et celui de Succession. Sur le plan culturel, on est passé de Karl Rove, le stratège de Bush, à Kim Kardashian, l'héroïne du rien. On ne crée plus sa propre réalité comme le disait Karl Rove, on fait rayonner son moi extraverti. Le crédit de la parole publique plonge dans les tréfonds des réseaux. Plus rien n'est fiable, chacun joue son jeu, comme dit le vieux Logan à son fils Kendall.

Il ne s'agit pas seulement d'une transition d'une forme de communication à une autre, mais d'un changement éthico-social, d'un passage d'une forme de gouvernance à une autre, d'une condition politique à une autre. Et surtout, d'un régime de vérité à l'ère de la post-vérité.

Ces héritiers d'un empire de la communication se révèlent incapables de communiquer entre eux.

On assiste à un grand krach des valeurs. La loyauté, la fidélité, la sincérité cèdent la place à la fourberie, la duplicité, la trahison. La vérité ne sait plus où se mettre. Elle est dévaluée, soumise au calcul et à la fluidité des cours. La parole se réfugie dans les onomatopées, les gloussements, les interjections.

La puissance de la série se manifeste dans l'invention d'une langue du non-dire, langage heurté, vulgaire, chaotique. La transmission impossible s'exprime dans un langage intransitif. La langue châtiée du pouvoir légitime est plongée dans la marmite bouillonnante de la scatologie et du porno. La métaphore reine de toute la série, c'est l'orgie. Il n'est question que d'empoignades sexuelles, de viols, d'enculages légendaires. Une négociation commerciale prend toujours la forme d'un viol et d'une dévoration.

Succession pousse la spirale du discrédit qui tournoie au-dessus du monde occidental jusque dans les retranchements les plus secrets d'un psychodrame familial. Réunis en séminaire dans le désert pour une thérapie collective, ces héritiers d'un empire de la communication se révèlent incapables de communiquer entre eux. Ils ont perdu toute confiance dans le langage. Ils ont beau faire assaut de bons mots, ils appartiennent à la grande famille de ceux dont le langage est ruiné.

«Qu'est-ce que les gens?», se demande Logan Roy la veille de son décès, dans une référence limpide au vieil Hamlet. «Ce sont des unités économiques. Je suis un géant. Ces gens sont des pygmées. Mais à nous tous on forme un marché. Le marché du couple. Le marché du travail, de l'argent, des idées… Tout est un marché.»

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