Nous venons d'assister à un événement d'importance: l'accès de la casserole au statut d'objet mythique, comme ce fut le cas du gilet jaune en son temps. Mobile comme le gilet jaune, la casserole se déploie partout, à la ville comme à la campagne; elle sillonne les routes tel Bison futé les jours de départ en vacances; elle est omniprésente sur tout le territoire, en une nuée de comités d'accueil républicains qui s'abat sur les cortèges de ministres et du président Macron en un joyeux charivari.
Elle a ses propres rythmes, son propre agenda. Bruyante mais non-verbale, la casserole ne formule pas de revendications précises, elle se refuse à toute négociation, enregistrant l'échec du langage. Comme Bartleby, le héros mutique de Melville, le peuple des casseroles préfère «ne pas».
Le gilet jaune traçait un sillage fluorescent à travers le paysage urbain, la casserole dresse un parcours sonore. Depuis qu'elle a fait son grand retour dans les manifestations contre la réforme des retraites, la casserole a démontré sa puissance de mobilisation. Mieux qu'un hashtag populaire ou un feu de poubelle, elle s'est répandue comme une traînée de poudre dans les rues et sur les réseaux sociaux. Elle s'est alliée spontanément aux foules en colère en dressant contre la rhétorique assourdissante du pouvoir un mur du son, un refus d'en entendre plus.
Ne pas confondre casserole réelle et casserole symbolique
À chaque passage d'Emmanuel Macron, une cohorte d'ustensiles se forme, la fanfare d'un refus obstiné. Mais elle ne commet aucune dégradation, il n'y a ni ordures enflammées ni bris de vitrines, quoi de plus innocent qu'une casserole? «Les manifestants “ne cherchent pas à parler mais à faire du bruit”», a déploré le président lors d'un déplacement à Muttersholtz (Alsace) le 19 avril, dans une de ces vaines tautologies dont il a le secret.
Puis, au cours d'une visite à Ganges (Hérault) le 20 avril, il a renvoyé les casseroles dans les cuisines, leur déniant le droit de manifester: «Les œufs et les casseroles c'est pour faire la cuisine chez moi.» «Chez moi»: la précision vaut son pesant de mépris de classe. Mais il y a pire. En la renvoyant à ses fonctions utilitaires, le président confond la casserole réelle et la casserole symbolique. Il fait une erreur de catégorie.
Ignore-t-il le rôle qu'elles ont joué dans l'histoire des peuples, aux mains des républicains lors de la monarchie de Juillet, ou sous le nom de «caceroladas» en Amérique latine, à l'avant-garde des luttes contre les politiques néolibérales? A-t-il oublié la révolution des casseroles en Islande, qui a fait tomber le gouvernement en 2009? Une fois de plus, ce président si soucieux de réconcilier les mémoires fait preuve d'une amnésie sociale et, surtout, d'une incapacité à saisir les enjeux symboliques de l'action collective.
Le grotesque du pouvoir révélé
Depuis son intervention télévisée ratée destinée à tourner la page de la loi et à ouvrir une nouvelle séquence de réformes, un acte II du quinquennat à peine entamé, la casserole des retraites ne cesse de se rappeler à lui. Elle s'insinue partout dans la société comme une sorte de dissolvant de la parole publique. Elle couvre la parole présidentielle par ses stridences, ses percussions, ses roulements de tambour. Elle l'attire vers le bas. Le peuple des casseroles incarne une sorte de front sonore du refus, refus de la réforme bien sûr, mais aussi, plus généralement, refus d'entendre le pouvoir.
On l'a à peine remarqué, mais la casserole a pris le relais des feux de poubelles tant décriés sur les chaînes d'info en continu sans être remerciée pour autant. Le pouvoir et les médias en continu lui réservent leurs flèches les plus absurdes. La police encercle les fanfares, gaze les moindres rassemblements spontanés de cuillères en bois ou de louches en inox. Un tel acharnement contre des poêles et des marmites ne peut que raviver tout un imaginaire du pouvoir grotesque.
Comme dans les chansons populaires, la maréchaussée se ridiculise. Elle procède à des réquisitions dans les paniers des ménagères. Des préfets prennent des arrêtés ubuesques contre les «dispositifs sonores amplificateurs de son». Peine perdue, le vacarme redouble, relayé par les applications pour smartphones telles que Cacerolazo et Cassolada 2.0. Comment faire taire ces maudites casseroles? Batterie de cuisine contre batterie de gendarmerie, l'affrontement prend des airs de guerre picrocholine. La France se réduit aux dimensions d'un village de Clochemerle diligenté par un Jupiter grimé en pitre.
Mondialisation de la lutte et des marmites
Dans les médias, on ne parle que d'elles. Les grands journaux en France et à l'étranger retracent la longue histoire des casseroles depuis le charivari médiéval, jusqu'aux années 1830, où elle fit entendre la voix des républicains contre le régime de Louis-Philippe.
On rappelle que ce produit made in France a connu, au XXe et XXIe siècle de grands succès à l'exportation, passant de la main droite des partisans de l'Algérie française ou des manifestants anti-Allende au Chili en 1973, à la main gauche des opposants aux politiques du Fonds militaire international en Argentine, en 2008 et en 2012. En Amérique latine les cacerolazos de masse appartiennent désormais aux mobilisations antigouvernementales et inspirent à leur tour les manifestations au Québec, en Espagne, au Liban.
La bonne vieille casserole suit tout bonnement la mondialisation des politiques néolibérales dont elle est devenue un puissant écho sur le globe. Les peuples ne choisissant pas les moyens et les formes de leur lutte. Ils les créent en s'inspirant les uns les autres. C'est leur forme d'attractivité. Le retour en France des casseroles n'a donc rien d'étonnant au moment où le gouvernement Borne franchit un pas de plus dans l'application du programme néolibéral et l'impose avec des méthodes brutales. Effet boomerang garanti.
La crise financière de 2008 a porté un coup fatal au crédit de la parole publique. Le débat sur la réforme des retraites n'a fait qu'aggraver ce discrédit. Ce que dénoncent les opposants à cette loi va désormais au-delà du report de l'âge légal à 64 ans. C'est le monopole du discours dominant, sa rhétorique, ses médias aux ordres, ses procédures de forçage parlementaire, ses verrous constitutionnels qui ont été démasqués, délégitimés. La révolte des casseroles met en lumière le discrédit qui frappe tous les récits officiels.
Tout ce qui a été refoulé depuis trente ans par le récit néolibéral resurgit sous une forme chaotique, sauvage mais déterminée. D'un côté, une machine narrative qui jette son filet sur les expériences humaines et, de l'autre, une puissance qui cherche à lui échapper, déniant sa rhétorique, son agenda, ses mots d'ordre. D'un côté, la crécelle néolibérale qui assourdit et ensorcelle, de l'autre les casserolades populaires, une contre-puissance obscure, celle d'un monde social qui résiste aveuglément au néolibéralisme et à sa mise en récit.
Jusqu'où ira le discrédit?
À l'instar du mouvement des «gilets jaunes», ces nouvelles formes de mobilisation sociale et d'action collective expriment une réaction qui n'est plus seulement politique, économique ou sociale, mais symbolique. C'est-à-dire qu'elles s'affirment moins par des visions politiques, des revendications explicites ou des programmes que par une puissance de dénégation. Les casseroles comme le gilet jaune ne sont les symboles de rien. C'est leur force. Ils ne portent aucune revendication, ne symbolisent rien. La casserole est un signifiant vide. C'est un réceptacle. Et c'est pourquoi chacun peut y déposer ses significations.
Depuis trois mois, le pouvoir ne cesse de chuter dans les sondages. Mais il n'a pas non plus la faveur des marchés. Un an après l'élection présidentielle, le peuple est sorti de l'isoloir, il a créé sa propre agence de notation. Chaque jour, il abaisse la note du pouvoir en place, jetant le doute sur sa solvabilité future. Jusqu'où, le discrédit? C'est bien la question qui est dans tous les esprits.