Politique / Société

Manifestations contre la réforme des retraites: les ingrédients d'une explosion sociale à venir

Temps de lecture : 6 min

Manifester est une forme de revendication et une affaire de désirs: celui d'un horizon de vie possible après le travail.

Le 19 janvier 2023, à Perpignan, un cheminot allume un fumigène, en marge d'une manifestation intersyndicale et interprofessionelle qui a rassemblé entre 12.000 et 20.000 personnes dans les rues de la préfecture des Pyrénées-Orientales, contre la réforme des retraites du gouvernement Borne. | JC Milhet / Hans Lucas via AFP
Le 19 janvier 2023, à Perpignan, un cheminot allume un fumigène, en marge d'une manifestation intersyndicale et interprofessionelle qui a rassemblé entre 12.000 et 20.000 personnes dans les rues de la préfecture des Pyrénées-Orientales, contre la réforme des retraites du gouvernement Borne. | JC Milhet / Hans Lucas via AFP

Combien de temps faut-il à une forme d'expression collective pour se vider de son sens, devenir une parodie d'elle-même, un simulacre? Les rites sociaux ont-ils une date de péremption? On la disait obsolète, la bonne vieille manifestation, avec ses slogans hurlés au mégaphone, ses calicots et ses ballons rouges. Les défilés monotones République-Bastille-Nation n'attiraient plus grand monde.

La forme de la manifestation se survivait comme un rituel d'un autre âge, aux rangs de plus en plus clairsemés. Elle appartenait aux marronniers des médias qui n'avaient d'yeux que pour les images de débordement des casseurs et les formations de black blocs. On en oubliait presque le sens du mot «manifestation», qui est de rendre visible des revendications mais aussi des présences, des désirs ou des corps occultés.

Elle avait fait son temps la manif, pensait-on, détrônée par les mouvements d'occupation des places de 2011 et les nouvelles formes de mobilisation numérique apparues à cette occasion. «Le Che Guevara du XXIe siècle, c'est le net», pouvait ainsi déclarer Alec Ross, le conseiller pour l'innovation d'Hillary Clinton, secrétaire d'État des États-Unis. Alors que les révolutions 2.0 rameutaient des foules immenses sur les places publiques de Tunisie ou d'Égypte... Plus récemment, le mouvement des «gilets jaunes», né d'une pétition sur Facebook, lui avait donné le coup de grâce en inventant une nouvelle manière de mobiliser et de se manifester.

Le récit néolibéral dans le viseur

On l'avait enterrée un peu trop vite. Par leur ampleur, les divers cortèges du 19 janvier contre la réforme des retraites ont déjoué tous les pronostics. Réunies pour la première fois depuis douze ans sous une même banderole, les huit organisations syndicales ont réussi à mobiliser les foules contre le recul de l'âge légal de départ à la retraite de 62 à 64 ans.

En rassemblant 1,12 million de personnes selon le gouvernement et plus de 2 millions selon les syndicats, la journée du 19 janvier s'est d'ores et déjà hissée au deuxième rang des plus grandes mobilisations des trente dernières années, toutes dirigées contre des projets de réformes du régime des retraites (en 1995 sous Alain Juppé, en 2003 face au projet de loi Fillon, puis en 2010 lors de la réforme conduite par Éric Woerth). Rien de tel qu'un million ou deux de manifestants dans les rues pour faire plier le gouvernement. Mais comment analyser cette force? S'agit-il seulement de la puissance du nombre? Pourquoi la réforme des retraites est-elle un chiffon rouge des luttes sociales?

Les explications ne manquent pas concernant la centralité de la question des retraites dans les luttes sociales. Individuation du rapport de la vie au travail. Démantèlement de l'État social. Avec la refonte du code du travail, la réforme des retraites constitue le deuxième enjeu symbolique de la révolution néolibérale. Pour tous les gouvernements néolibéraux, c'est un verrou qu'il faut faire sauter pour imposer un nouveau récit de la vie au travail. L'enjeu est social, mais il est aussi symbolique et narratif.

Toutes les mobilisations sociales depuis 2008 prennent pour cible ce monopole du récit néolibéral. Quelles que soient les formes qu'elles prennent, elles jettent le discrédit sur la crédibilité du récit néolibéral et sur la fiabilité des narrateurs politiques qui se succèdent. Qu'il s'agisse du mouvement d'occupation des places, des «gilets jaunes» ou des manifestations actuelles contre le projet de réforme des retraites, ces mouvements relèvent d'un même discrédit jeté à la face de toutes les autorités légitimes. Ils constituent une réaction du corps social à l'intoxication des récits néolibéraux, ils relèvent de l'allergie plutôt que du viral.

C'est ce discrédit qui donne sa cohérence au mouvement social et inspire ses formes d'action, une sorte d'affinité élective, dans le sens où l'emploie la sociologie depuis Max Weber, c'est-à-dire un processus par lequel des formes culturelles entrent dans un rapport d'attraction, se choisissent et se renforcent mutuellement.

De nouvelles formes de mouvements

Ainsi, le mouvement des places a fait de l'agora le théâtre du combat pour la démocratie. De la place Tahrir du Caire à la Puerta del Sol madrilène, de Zucotti Park à New York (où le mouvement Occupy Wall Street était établi en 2011) à la place Sýntagma d'Athènes, c'est une même revendication qui s'exprime: celle d'une démocratie directe qui se reconnaît et se fait entendre sur son lieu de naissance, la place publique.

Un mouvement social n'est pas seulement un catalogue de revendications, c'est une performance collective qui dessine un horizon possible, un récit partagé.

C'est le même appel à une réinvention de la démocratie qui mobilise les manifestants, incarné par le slogan des «Indignados» de Madrid: «Democracia Real ya» (La vraie démocratie maintenant). Preuve s'il en est que les luttes adoptent, par une sorte d'attraction symbolique, les formes culturelles qui correspondent à leurs revendications.

C'est encore plus vrai des «gilets jaunes». Né de la révolte contre la hausse du carburant, le mouvement a emprunté ses signes et ses formes à la circulation routière. D'un bout à l'autre du pays, il a pris le contrôle des ronds-points, s'est déployé dans les villes comme une révolution buissonnière. Les «gilets jaunes» prenaient sans le savoir, par une sorte d'intuition collective, le contrôle de la société de contrôle, que le philosophe Gilles Deleuze avait décrit sous la métaphore de la circulation autoroutière.

Un pied de nez au totem néolibéral de la mobilité. Les «gilets jaunes» ont inventé une nouvelle visibilité grâce à leur gilets fluorescents et une nouvelle dramaturgie en actes chaque samedi. Ils ont mis au défi les techniques policières d'immobilisation, en inventant une sorte de guerre sociale de mouvement.

Rassembler des corps dans un esprit commun

La mobilisation contre la réforme des retraites n'échappe pas à cette règle des affinités électives. Elle confirme ce que disait la philosophe états-unienne Judith Butler de la force performative des corps assemblés dans l'espace public. «Un rassemblement parle déjà avant même de prononcer aucun mot, écrit-elle dans son ouvrage Rassemblement, paru en 2016. [...] En réunissant, il est déjà la mise en acte d'une volonté populaire.» Un rassemblement de corps dans l'espace public a déjà en lui-même une valeur qui n'est pas seulement démonstrative. Il acquiert une force performative, c'est-à-dire qu'il réalise, par sa seule mise en œuvre, les objectifs de la lutte.

Dans sa dernière chronique pour Libération, le philosophe espagnol Paul B. Preciado enfonce le clou. «Une manifestation est une forme étrange de coopération dissidente dans laquelle un groupe de corps agissent ensemble et partagent les risques et les avantages de leur action commune. Hannah Arendt parle d'“actions concertées”. Judith Butler de “corps alliés”. Nous pourrions également dire: intimité politique entre des corps désirants étrangers.»

Ce que les gouvernements oublient, c'est que la politique n'a pas pour seul enjeu des règles comptables ou des équilibres budgétaires, mais des corps malmenés, des corps exploités, des corps meurtris par le travail. À rebours de cette souffrance occultée, inaudible, la lutte contre la réforme des retraites prend des formes joyeuses, la joie des corps libérés, des corps retrouvés dans la manifestation collective. Elle rend contagieuse un certain état d'esprit, dessine un horizon partagé, celui d'une vie libérée après le travail. On peut y voir une réponse adaptée à une réforme qui se propose justement de prolonger la pression sur les corps au travail.

Ceux qui ont participé au mouvement social de 1995 ne se souviennent peut-être pas des mesures contestées du «plan Juppé», mais ils n'ont pas oublié le réaménagement général de la vie que les grèves rendaient possible, un autre rapport au temps et à l'espace, une autre manière d'entrer en relation les uns avec les autres. Un mouvement social n'est pas seulement un catalogue de revendications adossé à un rapport de forces, c'est une performance collective qui dessine un horizon possible, un récit partagé.

En voulant repousser l'âge de départ à la retraite de 62 à 64 ans, en multipliant les cas particuliers d'application de la loi, le gouvernement actuel ne retarde pas seulement l'accès à un droit individuel, il bouche un horizon commun, celui d'une fin désirable de la vie au travail. Tous les ingrédients symboliques d'une explosion sociale sont ici réunis.

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