Les raisons ne manquent pas pour expliquer la gestion catastrophique de la réforme des retraites par le gouvernement. La communication, erratique, invoque tour à tour la rigueur budgétaire, l'évolution démographique, l'équité femmes-hommes, la solidarité entre les générations, la nécessité de financer l'éducation, la santé ou la transition écologique, l'impérieux devoir d'assurer la pérennité du régime par répartition…
Pour justifier une réforme rejetée massivement par les Français, l'exécutif a convoqué un ballet étourdissant de postures morales, d'arguments d'autorité et de projections plus ou moins hasardeuses inspirées par les scénarios du Conseil d'orientation des retraites (COR).
Le choix aberrant du timing, le tempo imposé à la discussion parlementaire, le faible charisme du ministre en charge du dossier, affaibli de surcroît par des soupçons de favoritisme, les tactiques de diversion grossières sont venues renforcer dans l'opinion le sentiment d'illégitimité d'une réforme qui est bien vite apparue comme inspirée uniquement par l'hubris présidentielle et sa volonté de laisser une trace réformiste de son passage à l'Élysée.
L'impasse narrative
Il manquait à ce concert d'erreurs discordantes un organum, une voix capable d'expliquer une telle cacophonie communicationnelle. Et les éditorialistes n'ont pas tardé à l'entonner. C'est la complainte du récit manquant. À les entendre, ce qui manque à la communication gouvernementale sur la réforme des retraites, c'est un récit.
Selon la vulgate médiatique, aucune réforme n'est viable si elle ne vient au monde enveloppée dans les langes d'une histoire désirable. Voici la légende du récit manquant: «Emmanuel Macron se tient à l'écart, ne s'autorisant que quelques brèves apparitions pour retoucher, de loin, un récit politique qui semble lui échapper», écrit Le Monde.
Face à la rue, le gouvernement serait dans une impasse narrative. Les Grecs avaient un mot pour décrire cette situation peu enviable: l'«anek diegesis», ce qui signifie l'absence ou l'impossibilité d'un récit. Emmanuel Macron et son gouvernement seraient-ils frappés d'anek diegesis? Le président aurait-il perdu ses attributs narratifs? Car s'il était une qualité que tout le monde reconnaissait à Emmanuel Macron depuis son élection en 2017, c'était justement son talent de narrateur.
Il s'était même trouvé un romancier pour le qualifier de «personnage de roman». «Nous devons renouer avec l'héroïsme politique», affirmait-il dans un entretien au Point en août 2017. «Cela ne signifie pas que je veux jouer le héros. Mais nous avons besoin d'être prêts de nouveau à bâtir des grands récits.» Macron attribuait au grand récit un rôle performatif, enrôlant sa personne et la France dans un même mouvement narratif.
Avant lui, Matteo Renzi s'était proposé de «changer le storytelling de l'Italie». Macron allait plus loin: il se voulait tout à la fois le narrateur et l'acteur d'un nouveau récit politique, il le racontait et il l'incarnait. Il allait réconcilier les récits mémoriels, revisiter les champs de bataille de l'histoire de France, redessiner la carte émotionnelle du pays (de la Picardie de sa grand-mère aux Pyrénées de son autre grand-mère), bref, réécrire le roman national français à partir de sa biographie.
Son but? réconcilier les récits français, le Puy du Fou et la Commune de Paris, Jeanne d'Arc et le FLN. Macron a du roman national une vision illustrée, une collection de vignettes, qu'il s'agit d'assembler pour en gommer toute conflictualité.
Les empêchements d'un président
Et puis patatras! Le roman de Monsieur Macron s'est enlisé dans une succession de crises imprévisibles («gilets jaunes», Covid-19, guerre en Ukraine, retraites), autant d'événements imprévus qui ont fait dérailler le train du récit.
Confronté à ces crises successives, le gouvernement s'est épuisé dans des digressions incessantes, repoussant le temps de l'action à un an II qui ne vint jamais, puis à un second quinquennat débarrassé du Covid-19 mais privé de majorité au Parlement, puis, espère-t-il, après l'impromptu de la réforme des retraites, à la deuxième mi-temps du deuxième quinquennat. Un atermoiement illimité.
L'horizon narratif du macronisme n'a cessé de reculer comme un tapis roulant sous les pieds d'un président entraîné dans une marche en avant sans perspective. La seule chose sur laquelle il garde une prise, c'est la fin de son quinquennat, son départ programmé, ce que son nouveau conseiller en stratégie, Frédéric Michel, appelle «le legacy du président». Nouvellement recruté à l'Élysée, il est chargé de tracer «le fil rouge» des deux quinquennats, et surtout, de «faire entrer Macron dans l'histoire». Il doit bâtir le «Macron memorial».
Ce n'est pas une chose aisée. Avec sa réforme des retraites qu'il voudrait enjamber au plus vite, Macron cherche à crédibiliser l'image d'un président réformateur. Mais auprès de qui? Pas aux yeux des Français en tout cas, ligués comme un seul homme contre cette réforme. Ce que recherche Macron, c'est l'onction des marchés. Alain Minc, l'ex-mentor du président, l'a avoué sans ambages:
«Il est inenvisageable que la réforme ne passe pas et pour une raison que le pouvoir n'ose pas dire, ou ne peut pas dire. Pourquoi il faut faire cette réforme? Nous avons 3.000 milliards de dette. […] Le marché, c'est un être primaire. S'il voit qu'on a changé l'âge (de 62 à 64 ans), il considérera que la France demeure un pays sérieux. Vous me direz que c'est idiot. Peut-être. Mais c'est comme ça. Et quand on est débiteur pour 3.000 milliards d'euros, on fait attention à ce que pense son créancier.»
Et d'ajouter, pressé de clore l'épisode: «Et comme le président sait quand même ce que sont les règles du monde financier… il ne cédera pas.»
Mais est-ce si sûr?
Maîtriser le temps des autres
Dans un contexte similaire, Jean Baudrillard qualifiait d'«événements voyous» ces épisodes inattendus qui ont pour point commun de déjouer les calculs du pouvoir, son timing, ses cycles prévisibles et de lui imposer son propre agenda. C'est ce que démontra avec éclat le mouvement des «gilets jaunes», imposant avec ses actes successifs tous les samedis son agenda et sa dramaturgie au pouvoir. Leçon incomprise par Emmanuel Macron, qui mit en place avec les mesures liées au confinement un contrôle sans précédent des rythmes de vie et de travail de la population.
«Ce que le pouvoir impose avant tout, c'est un rythme (de toutes choses: de vie, de temps, de pensée, de discours)», expliquait Roland Barthes dans ses cours au Collège de France, en 1977.
C'est l'enjeu de cette bataille contre la réforme des retraites, qui s'est concentrée sur le passage de 62 à 64 ans de l'âge légal, parce que cette mesure emblématise une fois encore la volonté de ce gouvernement d'imposer son propre rythme à la vie des gens. C'est contre cette mise en rythme de la vie, celle des corps au travail, des corps souffrants, que le mouvement social se mobilise. Et à ce niveau-là, comme le disait Baudrillard au moment du CPE, «les jeux ne sont pas faits, et le suspense est total».