Médias / Culture

Houellebecq, la revanche porno d'un recalé du Nobel

Temps de lecture : 6 min

En jouant son propre rôle dans un film X, Michel Houellebecq précipite la littérature dans l'univers de la fan culture, dont la sextape est une sorte de rite de passage.

Michel Houellebecq a joué dans le film pornographique néerlandais Kirac 27 (réalisé par le collectif éponyme d'artistes néerlandais), qu'il souhaite désormais faire interdire. | Capture d'écran Keeping It Real Art Critics via Vimeo
Michel Houellebecq a joué dans le film pornographique néerlandais Kirac 27 (réalisé par le collectif éponyme d'artistes néerlandais), qu'il souhaite désormais faire interdire. | Capture d'écran Keeping It Real Art Critics via Vimeo

Le mardi 14 février, Libération consacrait sa une et un dossier de quatre pages à Michel Houellebecq. Quelle actualité lui valait une telle attention? Avait-il publié un roman ou déclenché une nouvelle polémique? Était-ce l'auteur récemment écarté du prix Nobel qu'on célébrait, lui offrant une sorte de compensation? Ou l'«islamophobe à temps partiel» (selon ses propres mots), qui s'était illustré encore récemment en faisant l'éloge du grand remplacement et en agitant le spectre de futurs «Bataclan à l'envers» à l'égard des musulmans dans la revue Front Populaire de Michel Onfray?

Le titre de l'enquête de Libération ne laisse aucun doute: «Michel Houellebecq, histoire d'une dérive». Le chapô de l'article non plus: «Entre réelle dérive identitaire, posture trash et provoc calculée, plongée dans l'univers et la psyché d'un romancier qui joue les incendiaires dans le débat politique.»

Mais cette fois, Michel Houellebecq avait ajouté un ingrédient à l'ordinaire de ses provocations. Pour les besoins d'un film à prétention artistique, l'auteur culte s'était métamorphosé en acteur d'un film porno! Extension du domaine du scandale. Car le clash est soumis à la loi des rendements décroissants, son pouvoir de transgression s'émousse à la longue. Il faut choquer toujours davantage. Faire grimper les enchères. En s'exhibant dans un film pornographique, Houellebecq était assuré de provoquer un scandale à la hauteur de sa réputation. Mais comment s'y prendre?

«Au lit, il est très bon»

L'histoire a tout d'une série trash. «Michel est déprimé, on devait partir au Maroc, raconte son épouse Lysis, dans des propos rapportés par Stefan Ruitenbeek, réalisateur et directeur du collectif d'artistes KIRAC. J'avais tout organisé, prévu des filles pour lui et le voyage a été annulé en raison des menaces islamistes.» Le lien avec l'islam honni n'est pas tout à fait perdu. Libération poursuit: «Michel Houellebecq était annoncé à Casablanca dans un café littéraire, mais son ami policier l'a alerté: “Attention, ça peut finir comme Salman Rushdie.”»

Le réalisateur, un vidéaste néerlandais habitué des sex tapes politico pornographiques, vient à son secours. Les Houellebecq avaient vu un de ses films qui mettait en scène une baisade entre une étudiante en philosophie et un leader d'extrême droite. Il connaît beaucoup de filles à Amsterdam qui voudraient coucher avec Michel Houellebecq par curiosité, «à condition d'être filmées». Aussitôt dit, aussitôt fait. Rendez-vous est pris par l'épouse dévouée au studio parisien de l'écrivain, dans le XIIIe arrondissement. «Michel Houellebecq était tout down, se souvient Stefan Ruitenbeek, le réalisateur. Puis je l'ai vu s'éveiller, renaître, il a parlé et fait l'amour pendant trois heures devant ma caméra. C'était génial.»

«Sa femme Lysis était également présente durant toute la durée du tournage. [...] Elle a aussi mis à l'aise les filles, elle apportait de l'eau, leur prodiguait des conseils.»
Stefan Ruitenbeek, directeur du collectif d'artistes néerlandais KIRAC, à Vice

Dans une interview accordée à Vice, le réalisateur hollandais du film ne tarit pas d'éloges sur la performance de son acteur. «Il est très énergique. [...] C'était incroyable, on a fait beaucoup de positions, des pipes, des cunnis. [...] Au lit, il est très bon, il baise comme un fou, il est vraiment viril avec les femmes. Je ne m'attendais pas du tout à ça. Je pensais qu'il allait jouir en trois minutes, mais il a baisé pendant des heures. C'est un vrai mec.»

Sur la bande-annonce diffusée fin janvier, on voit un Michel Houellebecq, aussi nu que La Vérité sortant du puits, embrasser goulûment une jeune hollandaise étudiante en philosophie et modèle sur OnlyFans, ravie de se prêter à cette performance comme d'autres aspergent de peinture une œuvre d'art.

«En tout, nous avons tourné six jours entre Amsterdam et Paris, révèle Stefan Ruitenbeek. Il n'y a pas que des scènes de sexe dans ce film. Michel Houellebecq parle de philosophie avec les filles entre les scènes, on est allé au restaurant, etc. [...] En tout, quatre femmes ont couché avec lui. Sa femme Lysis était également présente durant toute la durée du tournage.» Celle-ci n'hésita pas à se mêler aux ébats, allant jusqu'à jouer le rôle d'«assistante sexuelle» pendant les agapes. «Elle a aussi mis à l'aise les filles, elle apportait de l'eau, leur prodiguait des conseils», apprend-on encore dans l'entretien du réalisateur pour Vice.

Un épisode qui s'inscrit dans le phénomène de la sextape

Kim Kardashian a pu compter dans sa carrière sur les conseils de sa mère Kris, surnommée la «momager» (à la fois mère et manager), qu'on soupçonne même d'avoir négocié les droits mondiaux de la sextape de sa fille. Michel Houellebecq peut compter sur son épouse; elle est à la fois la productrice et la scénographe de ses ébats, la coach et l'assistante sexuelle, son agent et son double.

Il y a là plus qu'une analogie. La vidéo de Michel Houellebecq s'inscrit dans un phénomène qui va bien au-delà de la banale pornographie. C'est le phénomène de la sextape qui n'a cessé de prendre de l'importance depuis le début des années 2000 et qui est devenu la voie royale de la célébrité. Après le showbiz, la mode, il s'est étendu au sport (l'affaire entre Mathieu Valbuena et Karim Benzema) ou à la politique (dont Bill Clinton fut peut-être le premier performeur involontaire, avant de contaminer toute la classe politique).

Michel Houellebecq pousse l'exhibition de soi à son comble,
il profane le mythe de l'écrivain deus ex machina, en plongeant son corps dans l'univers banalisé des réseaux sociaux.

Le phénomène de la sextape ne relève pas du porno au sens strict, il est le produit du mariage entre le porno et la télé-réalité. Il crée l'illusion que la télé-réalité permet un accès direct à l'intimité d'une célébrité. Dans «sextape», ce n'est pas l'image du «sexe» qui compte: c'est le «tape», c'est son écriture, sa confession. Il s'agit de faire parler le sexe, de forcer sa confession et de la projeter dans l'espace public.

La sextape n'est pas seulement un support médiatique, c'est une histoire. Qui en est l'auteur? Qui a donné le consentement? Quels en sont les victimes? Les circonstances du vol? Qui a autorisé la diffusion et selon quel mode opératoire? Plus que jamais le message, c'est le média. De simple support vidéo, la sextape acquiert le statut de pièce à conviction, d'indice qu'il faut faire parler.

Dans la sextape, c'est le dévoilement qui est au cœur du drame, une histoire de sexe et de trahison. Comme dans le confessionnal au cœur des émissions de la télé-réalité, l'intime devient public, la frontière s'efface entre le domaine public et la vie privée, ils se mettent au service l'un de l'autre. La télé-réalité se donne à lire comme le spectacle en temps réel de l'intimité profanée. La sextape le porte à son paroxysme.

Le premier «It-man» de l'histoire littéraire

Dans un courrier envoyé à Stefan Ruitenbeek, dont l'AFP a eu connaissance début février, Michel Houellebecq –qui souhaite désormais faire interdire le film– évoque «la déflagration de violence» de la bande-annonce, «qui porte atteinte de manière irrémédiable à [sa] vie privée, [son] honneur mais surtout, ce qui est plus grave encore, à [sa] femme, dévastée par les mensonges» diffusés sur elle.

Rien d'étonnant à cela. Car le phénomène de la sextape est indissociable de l'idée de violence et d'extorsion. C'est une valse à trois temps. 1- Faire fuiter une sextape. 2- Tenter de la faire interdire. 3- Contrôler sa diffusion sur les réseaux sociaux et s'assurer des gains symboliques en retour.

Cela suppose qu'on s'y livre avec réticence, voire contre son gré. La sextape se doit d'être volée, arrachée à ses acteurs. C'est un flash d'intimité; pas un striptease ou une scène porno. Son origine doit être mystérieuse pour fonctionner comme sextape, sinon elle retombe dans l'univers prévisible du porno.

Aux antipodes des Thomas Pynchon et autres J.D. Salinger qui avaient élevé leur disparition médiatique au rang d'un mythe littéraire planétaire, Michel Houellebecq fait le chemin inverse. Il pousse l'exhibition de soi à son comble, il profane le mythe de l'écrivain deus ex machina (invisible et présent partout à la fois), en plongeant son corps dans l'univers banalisé des réseaux sociaux, en le rendant hyper visible jusqu'à l'obscénité. Le recalé du Nobel tient sa revanche porno.

En acceptant ce jeu ambigu, Michel Houellebecq précipite la littérature dans l'univers de la fan culture, dont le phénomène de la sextape constitue une sorte de rite de passage, de performance inaugurale ou de bizutage. Son quart d'heure de célébrité porno.

Il crée un nouvel univers littéraire qu'on pourrait baptiser l'«It-terature», basé exclusivement sur la célébrité médiatique. Il ne se contente pas d'imiter les It-girls qui ont, depuis les années 2000, bouleversé les lois de la célébrité et de la légitimité, sont devenues des marques sans contenu, simplement connues pour être connues. Il est le premier «It-man» de l'histoire littéraire, il inaugure une nouvelle mythologie du grand écrivain, l'«It-érateur»: Michel Kardashian Houellebecq.

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