Société

Le storytelling au cœur du management, histoire d'une dérive managériale

Temps de lecture : 4 min

Quel rapport entre Steve Jobs et Tolstoï? Elon Musk et Falstaff? Virgin et le royaume du Danemark?

Selon cette nouvelle mode managériale, les histoires étaient réputées donner du sens au travail en entreprise, promouvoir un sentiment d'appartenance à la marque, etc. | Austin Distel via Unsplash
Selon cette nouvelle mode managériale, les histoires étaient réputées donner du sens au travail en entreprise, promouvoir un sentiment d'appartenance à la marque, etc. | Austin Distel via Unsplash

C'est une croyance qui a envahi depuis vingt ans le monde de l'entreprise. Elle est apparue dans les années 1990 comme un remède à la crise des organisations sous le nom de «storytelling management». Cette nouvelle doxa managériale prétendait développer, par «la pratique des récits partagés», les valeurs d'autonomie et de responsabilité, de leadership et d'innovation, de flexibilité et d'adaptabilité indispensables à l'idéal-type de la nouvelle organisation capitaliste: une entreprise mutante, décentralisée et nomade, et capable de s'adapter à un environnement changeant.

Selon cette nouvelle mode managériale, les histoires étaient réputées donner du sens au travail en entreprise, promouvoir un sentiment d'appartenance à la marque, accompagner les changements, inspirer les dirigeants, engager les publics cibles. Et bien d'autres choses encore.

La blague qui n'en était pas une

«Lorsque j'ai entendu parler du storytelling management pour la première fois, j'ai pensé que c'était une plaisanterie, avouait Lucy Kellaway, une éditorialiste du Financial Times, en 2004[1]. Je me trompais. Depuis lors, cette folie n'a cessé de gagner du terrain. C'est devenu une véritable industrie pour des gens qui inscrivent sur leur carte de visite “conteur” ou, pire, “praticien du récit”, et qui gagnent leur vie en aidant les dirigeants d'entreprise avec leurs histoires.»

Dans son article, Kellaway se moquait de l'une de ces conteuses émérites, une certaine Evelyn Clark, autrice d'un livre, Around the Corporate Campfire – How Great Leaders Use Stories to Inspire Success. Sur son site web, orné d'un timbre sur lequel un joueur de flûte fait danser un serpent, on pouvait lire ces mots: «Evelyn Clark aide les organisations à développer des histoires brûlantes [red-hot] et fondées sur des valeurs [value-based stories], qui se propagent comme des feux sauvages et propulsent [les managers] vers leur vision.» «Elle avait raison seulement à propos du feu de camp, raillait l'éditorialiste du Financial Times. En effet, celui-ci s'est propagé si vite qu'il est temps d'appeler les pompiers.»

Une telle critique dans les pages d'un journal économique est presque inimaginable aujourd'hui. Les Evelyn Clark sont légion. Ils ont conquis le monde de l'entreprise. Les offres d'emploi exigent désormais des candidats «des compétences exceptionnelles en matière de narration».

Convocation de grands écrivains

L'un de ces gourous, Steve Denning, préconisait au début des années 2000 une «approche tolstoïenne» du management, seule capable de prendre en compte la richesse et la complexité de la vie («the richness and complexity of living») et d'établir des connexions entre les choses («connections between things»). Il a publié plusieurs livres, dans lesquels il cite Roland Barthes et les théoriciens du récit, mais ne dédaigne pas non plus de composer des fables animalières –comme l'histoire de «Squirrel Inc.», une entreprise d'écureuils qui perd chaque année 50% de ses réserves en noisettes, faute d'un bon leadership fondé sur le storytelling.

Le corporate storytelling fait la une de la Harvard Business Review, de The Economist ou du Wall Street Journal. Best-sellers, articles, blogs et sites web lui sont consacrés.

En 2007, le magazine Capital racontait «la fabuleuse histoire de l'économie» dans lequel les grands écrivains étaient mis à contribution. On y découvrait un éloge de la mondialisation, «une force qui façonne le monde» par Blaise Cendrars, «poète fasciné par l'essor économique, la diffusion des nouvelles technologies et l'internationalisation des échanges qui rapprochent les peuples». Plus près de nous, Georges Perec serait surpris d'apprendre que son roman Les Choses voulait mettre en évidence «le rapport obligé entre les objets et le bonheur».

Contes et fables pour cadres sup'

David Snowden, un ancien directeur de l'institut de management d'IBM, directeur du Cynefin Centre for Organizational Complexity, a tenté de dégager les fonctions propres aux récits d'entreprise. S'inspirant de la démarche du sémiologue russe Vladimir Propp, qui avait collecté les contes populaires pour établir un ensemble de fonctions structurales, il a établi un répertoire de fables et de contes destinés à motiver et à inspirer les cadres de l'entreprise. Il y a «l'histoire qui raconte une place de marché où tout est à vendre sauf l'honneur», la fable des «gentils oursons qui ont été transformés en guerriers enhardis par les coups bas de concurrents impitoyables», la parabole de «l'orchestre de jazz où tout est continuellement à réinventer».

Ou encore la métaphore des «chemins qui n'ont pas été choisis»«ce qui serait arrivé si seulement on n'avait pas fait tel choix plutôt que tel autre», l'histoire qui montre «comment transformer les réussites en échecs et les échecs en réussites», ou celle qui raconte «ce qui s'est passé, mais autrement» –par exemple, un récit de sa propre expérience à travers ce qui est arrivé à une tierce personne–, ou encore l'intrigue qui «transforme les concurrents en amis, les amis en concurrents, les héros en salauds et les salauds en héros». Et aussi la légende de l'entreprise qui a réussi «malgré l'anarchie organisée», «la tension entre petits chefs et managers charismatiques», «la guéguerre entre tribus hostiles constituées de services qui se croient plus importants les uns que les autres»...

En 1998, Robert A. Brawer, qui s'autorisait de sa double compétence de manageur et de docteur en littérature anglaise, avait publié un essai puisant dans la littérature de fiction des leçons utiles pour un chef d'entreprise, Fictions of Business (éd. John Wiley & Sons).

Ainsi la fameuse réplique du Bartleby, de Melville, «I would prefer not to» («J'aimerais mieux pas»), exprimait selon lui une résistance à la routine et aux conventions établies du lieu de travail; JR, de William Gaddis (1975), anticipait l'intrusion de la publicité d'entreprise dans les écoles publiques; The Big Money, de Dos Passos, racontait comment le rêve américain s'incarnait dans différentes histoires individuelles; Typhon, de Joseph Conrad, montrait que l'intégrité morale est une valeur que doit posséder un vrai leader; etc.

Aucune profession épargnée, sauf...

Dix ans après son article dans le Financial Times, Lucy Kellaway est revenue sur cette épidémie de storytelling qui conduit désormais les grandes entreprises à engager des auteurs célèbres pour raconter l'histoire de leurs produits et de leur marque. Aucune profession n'est épargnée, constatait-elle, à l'exception de deux métiers restés à l'écart de cet engouement pour les histoires: les plombiers et les dentistes.

Cela se comprend aisément, ironisait la journaliste: «Si vous avez besoin que l'on traite un canal radiculaire, vous ne voulez surtout pas d'histoire; il vous faut quelqu'un qui sait se servir correctement d'une fraise dentaire. Idem avec la plomberie. Les plombiers ne racontent pas d'histoires parce qu'ils sont trop occupés à déboucher vos toilettes.»

1 — Lucy Kellaway, «Once upon a time, we had managers, not storytellers», Financial Times, 10 mai 2004. Retourner à l'article

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