Il brûle, il brûle le feu de poubelles. Depuis que le gouvernement a brandi le chiffon rouge du 49.3 pour faire passer sa réforme des retraites, il court sur les pas des manifestants. Sautant d'un quartier à l'autre, jouant à saute-mouton sur les montagnes d'immondices accumulées par la grève des éboueurs, il se propage tel un incendie, rassemblé en feu de joie sur les places ou éparpillé en brindilles sur l'asphalte des rues.
Impossible de prévoir son apparition, ni de le contenir lorsqu'il apparaît à la nuit tombée, il déjoue les tactiques d'encerclement des forces de l'ordre, la course poursuite des médias et parfois même les rendez-vous fixés par les manifestants sur Telegram ou sur Signal. Il est passé par ici, il repassera par-là, présence fantomatique et indéchiffrable, comme des signaux de fumée amérindiens. «Si le feu brûlait ma maison, qu'emporterais-je? J'aimerais emporter le feu...», disait le poète Jean Cocteau. C'est ce que font les manifestants, ils ont emporté le feu.
Nos poubelles brûlent et nous ne regardons pas ailleurs
Depuis une semaine, le feu de poubelles est devenu le personnage central de la dramaturgie de l'émeute. Durant quelques soirs du début de la semaine, il a même éclipsé les manifestants, invisibles, simples silhouettes glissant le long des murs à la nuit tombée, des ombres qu'on ne sait plus comment nommer. Black blocs en civil? Casseurs qui ne cassent rien? Comme lutter contre un ennemi sans visage et sans nom.
Sur le plateau d'une chaîne d'info en continu, on disserte sur le profil des manifestants. «Un syndicaliste policier: “C'est des étudiants qui font socio, psycho, des artistes, des intermittents du spectacle, des fils à papa.”» Pendant que d'autres font mine de s'interroger sur l'absence de leurs boucs émissaires favoris, «les casseurs venus de banlieue».
Pendant ce temps, sur CNews, on disserte sur le profil des manifestants. Un syndicaliste policier : “C'est des étudiants qui font socio, psycho, des artistes, des intermittents du spectacle, des fils à papa.” Élisabeth Lévy : “Y a des absents, les casseurs venus de banlieue.” pic.twitter.com/dQuUDdrUM9
— Samuel Gontier (@SamGontier) March 21, 2023
Les envoyés spéciaux qui errent dans les rues, micro en main à la recherche des émeutiers, se mettent en scène sur fond de poubelles enflammées. L'image du pompier reprend des couleurs, comme aux pires heures du 11 septembre 2001. Le passage d'un camion d'éboueurs au milieu de la foule des manifestants prend des allures d'évènement dans cette épopée tragicomique des poubelles.
Les émissions spéciales qui se prolongent désormais tard dans la nuit jusqu'à l'extinction des feux, affichent en fond d'écran les images en boucle des feux de poubelles, comme certains affichent un faux feu de cheminée sur leur téléviseur, afin de réchauffer l'ambiance des fêtes de fin d'année. Elles réchauffent l'ambiance des soirs d'émeutes.
Paris: des feux de poubelles allumés aux abords de la place de la Bastille pic.twitter.com/Wsr1mSC4rK
— BFMTV (@BFMTV) March 21, 2023
Parfois, comme l'a constaté Samuel Gontier, journaliste et chroniqueur télévision de Télérama, les chaînes vont même jusqu'à filmer le même feu de poubelles sous deux angles différents, qu'on affiche en simultané sur un écran coupé en deux. Car personne n'est dupe. Le feu de poubelles est photogénique. Il capte l'attention.
Pour redoubler l'effet de son témoignage, BFMTV filme un feu de poubelles sous deux angles différents et divise l'écran en deux pour le diffuser en simultané des deux côtés. pic.twitter.com/zBumCPvNoE
— Samuel Gontier (@SamGontier) March 21, 2023
La police et les grands médias ont ceci en commun. Ils ont du mal à suivre la conversation. Leurs experts, de même que les policiers de la Brav-M, courent dans tous les sens, tout essoufflés. Ils ne savent que faire, où aller. Le sens des évènements leur échappent. Ils ont besoin de cibles bien identifiées, d'images cadrées, de théâtres d'opération fixes pour leur guerre de tranchées…
Après le pavé, le bris de vitrines ou le gilet jaune
Mais l'émeute ne se laisse pas cadrer. Elle déborde des écrans, elle prend des formes inattendues et surprend. Contemporaine du GPS, elle va son chemin, sans se laisser guider ni encadrer par des organisations ou les consignes de la police. Elle ne se soucie plus d'occuper les places publiques, elle se réapproprie la circulation.
Au nassage policier, l'émeute répond par la dispersion. Au cadrage médiatique, par la mobilité et le flou. Les émeutes futures seront furtives ou ne seront pas. Hier, c'était le gilet jaune qui dessinait sa trajectoire fluorescente dans les rues de Paris. C'est aujourd'hui le feu de poubelles qui trace sa route dans les esprits.
En quelques jours, le feu de poubelles s'est transformé en un signe distinctif des manifestations (plus ou moins sauvages), comme l'était le gilet jaune. Né de la révolte contre la hausse du carburant, celui-ci empruntait ses signes à la circulation routière. De simple accessoire, cantonné jusque-là aux chantiers (ou aux accidents), le gilet jaune est devenu un signe de reconnaissance et un emblème. Il donnait une forme à ses revendications.
De même, le feu de poubelles qui s'est imposé dans les manifs sauvages emprunte ses formes à nos sociétés d'hyperconsommation, qui croulent sous les ordures en tous genre. D'après des chiffres donnés par un récent numéro de l'émission «Le Dessous des cartes» d'Arte, 2 milliards de tonnes de déchets sont produits chaque année dans le monde, dont 16% seulement sont recyclés et 33% entreposés dans des décharges à ciel ouvert.
Quelque 30% des déchets municipaux proviennent des pays à revenu élevé, qui –après avoir monopolisé la richesse– accaparent, si l'on peut dire, les déchets. Les sociétés capitalistes, qui s'annonçaient –selon Karl Marx– comme une immense accumulation de marchandises, se présentent désormais, jusque sous nos fenêtres, comme une immense accumulation de déchets.
Le feu de poubelles est le révélateur de cette société productrice de déchets. Il est en train de ravir au pavé son rôle éminent dans les protestations. Il commence à supplanter les bris de vitrines d'agences bancaires ou les pillages de magasins de luxe.
Il est à la fois un signe et une arme, un combustible disponible sur place, à volonté, et l'accessoire d'une dramaturgie collective. Il met la poubelle au premier plan de l'attention médiatique, comme le nez au milieu de la figure de cette société cannibale qui dévore les corps, les attentions et pille les ressources naturelles au même titre que «les ressources humaines».
Le feu est dans les rues, mais surtout dans les esprits
«Ça ne saurait durer», se rassurent les commentateurs. Les provisions vont s'épuiser. Des réquisitions d'éboueurs sont annoncées. Mais c'est ne rien comprendre à ce qui se joue dans ces évènements. C'est toujours ainsi que les signes se manifestent. Ils ne s'imposent pas. Ils clignotent. Ils sont provisoires, intermittents. Ils essaiment dans l'esprit des gens.
Ce n'est pas l'économie –«idiots!»– qui les détermine, mais d'autres lois plus obscures et imprévisibles qui président à leur insurrection. «Le feu est dans les esprits, et non dans les maisons», écrivait déjà Fiodor Dostoïevski dans Les Démons (Les Possédés) en 1871. On peut éteindre les incendies dans les rues, pas dans les esprits.
Jadis, l'insurrection partait des usines et des quartiers, lieux de la socialisation ouvrière. Désormais, tout est séparé sous le signe de la télévision et de la circulation. La puissance du gilet jaune a tenu à cette réappropriation de la mobilité et de la visibilité dans l'espace urbain. Retournement de la violence du signe contre le pouvoir et sur son propre terrain. Révolte sémantique contre la tyrannie des signes du pouvoir.
C'est une affaire qui dépasse le simple maintien de l'ordre. Car il s'agit d'un autre ordre, symbolique celui-là. Si la rhétorique old school de la prise de la Bastille ou du Palais d'hiver, voire de l'Élysée, continue à exciter les esprits, elle est déjà dépassée par les nouvelles formes de protestation, qui visent moins à prendre le pouvoir qu'à déjouer son emprise.
Les signes monarchiques convoqués par Emmanuel Macron depuis son premier quinquennat n'en finissent pas de susciter en retour les signes de l'insurrection. À trop jouer le monarque, le président a suscité la fronde dans un processus de rétroaction symbolique qui se répète ad nauseam depuis six ans. À la monarchie de Juillet (1830-1848), s'opposent les Trois Glorieuses (27 au 29 juillet 1830). À la Restauration (1814-1830), la Révolution (1789-1799). À la tyrannie, l'émeute. Surenchère des mythes historiques et de leur théâtralité, qui inspire en retour une réaction insurrectionnelle.
C'est la grande défaillance d'Emmanuel Macron, plus symbolique que politique, qui ne cesse de nourrir le rejet qu'il inspire, comme l'atteste sa dernière intervention télévisée. Le pouvoir règne par les images et les mots. Mais il vacille devant un simple gilet jaune ou un feu de poubelles. La venue du roi Charles III à Versailles dimanche 26 mars en est l'illustration caricaturale. On ne pouvait rêver d'un pareil timing!