Médias

Le décryptage, dernier mythe du journalisme

Temps de lecture : 4 min

Depuis les années 2000, les chaînes d'info en continu se sont détournées des missions originelles du journalisme –l'analyse, l'enquête, le reportage– pour imposer le décryptage des événements comme le dernier mot du débat public. 

La télévision par câble et ses talk-shows ont promu un nouveau modèle de journalisme, le «journalisme de décryptage». | Ioann-Mark Kuznietsov via Unsplash
La télévision par câble et ses talk-shows ont promu un nouveau modèle de journalisme, le «journalisme de décryptage». | Ioann-Mark Kuznietsov via Unsplash

Tous les univers sociaux ont leurs mythes fondateurs. La politique, la mode, le cinéma, le sport se nourrissent de légendes qui sont autant de récits de légitimation. Le journalisme n'échappe pas à la règle. Depuis le «J'accuse...!» de Zola, qui est son récit des origines, il n'a cessé d'entretenir son propre mythe, le mythe de «l'objectivité» garanti par la distinction canonique des faits et du commentaire. Le mythe a ses héros mémorables.

Après le «New Journalism» des années 1960 et 1970, qualifié souvent de «journalisme littéraire» et représenté par des écrivains comme Truman Capote, Joan Didion, Norman Mailer et bien d'autres, le journalisme «d'investigation» a imposé la figure héroïque du journaliste face au pouvoir qui a inspiré des générations. Révélée par deux jeunes reporters du Washington Post, l'affaire du Watergate qui a contraint le président Nixon à la démission a alimenté la mythologie d'un journalisme indépendant, basé sur les faits et nourri d'enquêtes au long cours.

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Depuis les années 2000, la télévision par câble et ses talk-shows ont promu un nouveau modèle de journalisme, le «journalisme de décryptage». Désormais, le «décryptage» s'est imposé comme la fonction principale du journalisme. Tout apprenti journaliste doit apprendre à déchiffrer les signes, décoder les séquences, disséquer le corps des événements.

Qu'il s'agisse de commenter les décisions de l'exécutif, les différentes vagues de l'épidémie du Covid ou le brouillard de guerre en Ukraine, il s'agit toujours de faire apparaître une vérité cachée sous des apparences trompeuses, le secret d'une image ou d'un montage, la vérité́ d'un calcul.

Le décryptage vide la politique de ses enjeux

Rien n'échappe au décryptage. Ni l'accident de Pierre Palmade, ni l'exhibition de Marlène Schiappa à la une de Playboy, ni l'encanaillement pornographique (houellebecquien?) de Bruno Le Maire, le ministre de l'Économie (pour s'en tenir à l'actualité récente). Hors du décryptage, il n'y a rien. Pas d'enjeu. Pas d'histoire.

C'est si évident qu'on hésite même à commenter le dispositif tant l'interprétation fait partie de la mise en scène assurée en temps réel par les chaînes d'info en continu. L'espace médiatique est parcouru de bout en bout par un métarécit qui enchaîne le codage et le décodage, le signe et son interprétation, et impose le décryptage comme le dernier mot du débat public.

«Il n'y pas de hasard», dit le sous-texte du décryptage. Il n'y a que des signes à interpréter. Bien plus qu'un format d'émission, le décryptage est une croyance partagée. On pourrait en dire ce que Roland Barthes disait du mythe: le décryptage «ne nie pas les choses, sa fonction est au contraire d'en parler, simplement il les purifie, les innocente, les fonde en nature et en identité, il leur donne une clarté qui n'est pas celle de l'explication mais celle du constat…: il abolit la complexité des actes humains, leur donne la simplicité des essences». Le décryptage prétend dévoiler l'essence de la politique alors qu'il la vide de ses enjeux historiques et sociaux.

Avec Macron, le décryptage à son intensité maximale

En France, le décryptage s'est imposé à la vie politique avec l'élection de Nicolas Sarkozy en 2007. Tout ce que le pays comptait d'éditorialistes, de chroniqueurs, d'analystes politiques, de sociologues et de sondeurs s'est brusquement découvert une nouvelle passion collective: commenter les faits et gestes de Nicolas Sarkozy.

Du jour au lendemain, la sarkologie s'imposa à tous comme une nouvelle discipline dont le champ d'application s'étendit de l'iconographie des familles recomposées à la physionomie du pouvoir (les fameux tics présidentiels), de la chronique de mode à la cryptologie des SMS (le nouveau média présidentiel), de la sémiologie du bling-bling à la narratologie des séquences présidentielles, jusqu'à ce que cet emballement des signes finisse par s'épanouir dans l'alliance providentielle de la politique et de la mode, avec l'apparition aux bras du président du mannequin Carla Bruni.

L'élection d'Emmanuel Macron donna à cet âge du décryptage son intensité maximale.

Dès son élection, le nouveau président est apparu seul, marchant d'un pas lent dans la nuit jusqu'à la pyramide du Louvre au son de L'Ode à la joie. Face à cette épiphanie présidentielle, le chœur des commentateurs adopta spontanément le lexique de la révélation: paroles légendaires, homme providentiel, élection historique. Désormais, la fonction présidentielle se donnerait à lire comme une entreprise mythographique; moins comme un acteur politique que comme une surface à déchiffrer.

Le décryptage s'impose à tous

Depuis les années 2000, le débat public s'est déplacé des lieux classiques de la délibération et de la décision politiques (partis politiques, assemblées parlementaires, conseil des ministres) vers les chaînes d'info en continu et les réseaux sociaux. Dans le même temps, la fonction journalistique s'est déportée de ses missions traditionnelles –l'analyse, l'enquête, le reportage– vers une fonction exclusive de décryptage qui s'impose désormais à tous, de l'internaute au journaliste de radio ou de presse écrite, du chroniqueur au fact-checker, de l'expert de plateau à l'animateur de talk-show.

De crise en crise et d'affaire en affaire, le décryptage des récits politiques s'est substitué aux fameux checks and balances démocratiques, accréditant, par là même, le soupçon et le discrédit de la parole publique. Une spirale s'est mise en place qui ne s'arrêtera plus, enchaînant le cryptage au décryptage, l'illusion à sa déception, l'image à sa déconstruction. L'analyse politique cède ses armes à une vulgate pseudo-scientifique qui emprunte à la sémiologie, à la linguistique, à la psychanalyse, à la sociologie culturelle. Fuite en avant du décryptage dans l'espace évidé du politique.

La vie politique n'est plus régie par la dissimulation mais par la simulation, non plus par le secret et le calcul cynique, mais par l'exhibition et la surexposition. Il ne s'agit plus de dissimiler la vérité mais d'exhiber le fake, de démasquer l'intox. Symptômes d'une démocratie malade qui est passée de l'âge de la discussion et du dissensus à celui du performatif et du spectral.

Le stade ultime de la communication n'est plus celui de la persuasion, de la propagande ou de la publicité mais celui de la simulation. Logique du décodage qui entend nous convaincre que tout est simulé. Que sous l'image, il n'y a qu'un code qu'on peut casser. Tous les événements que la machine politique s'efforce de susciter sont désormais des événements simulés au sens où ils sont d'avance inscrits dans le déchiffrement. Ils ne cherchent pas à convaincre de leur véracité ou de leur validité, ils s'offrent au dévoilement. Ils se donnent à lire comme des images cryptées, des récits à déchiffrer, un ensemble de signes voués à leur seul effeuillage.

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