Santé / Société

«Maman, c’est quoi cette histoire? On a fait péter des bombes ici?»

Temps de lecture : 7 min

En Polynésie française, l’histoire locale, et notamment sur le nucléaire, est souvent cantonnée aux dernières pages des manuels scolaire. Au risque que la mémoire se perde.

Lors d’un cours d’Histoire aux CM2, l’institutrice demande à ses élèves combien d’essais nucléaires ont eu lieu à Tahiti. La classe prend des allures de «Juste Prix». | Photo Victor Le Boisselier
Lors d’un cours d’Histoire aux CM2, l’institutrice demande à ses élèves combien d’essais nucléaires ont eu lieu à Tahiti. La classe prend des allures de «Juste Prix». | Photo Victor Le Boisselier

À l’étage de l’école primaire Taimona, au nord de Tahiti, la classe prend des airs de jeu télévisé. «68!» «150! » «82!» Les mains graciles se tendent à mesure que les chiffres fusent. Aucun des trente élèves de CM2 ne devinera le juste prix, ou plutôt le nombre exact d’essais nucléaires réalisés en Polynésie française. «Ils sont très intéressés, soupire leur institutrice Nathalie Ehrhardt, mais ils n’ont pas les connaissances.» Trop jeunes, pourrait-on supposer.

Pourtant, leurs aînés ont le même discours. «On connaît tout sur Jacques Chirac, mais sur ce qui s’est passé ici, on ne sait rien», témoigne Cédrik, vingt ans et les bras noircis de tatouages polynésiens. Comme lui, l’écrasante majorité des moins de 25 ans affirme «n’avoir rien appris» de l’histoire du nucléaire (et par extension de l’histoire locale, tout court) à l’école. Même les pouvoirs publics en font le constat: «La situation actuelle, c’est que les jeunes n’en entendent parler que par coupures de presse ou sur Facebook», témoigne Yolande Vernaudon, déléguée au suivi des conséquences des essais nucléaires (DSCEN).

Ce n’est pas faute d’avoir tenté d’adapter les programmes scolaires. En 1984, alors que les essais se poursuivent, la Polynésie devient autonome en matière d’enseignement. Jean-Marc Regnault, agrégé d’histoire géographie, est chargé «d’océaniser» les programmes et d’y inclure le nucléaire: «J’étais très prudent car il fallait l’approbation à la fois du gouvernement local et de l’inspection française. Donc il fallait y aller mollo.»

Il obtient quelques avancées notables, dont la possibilité que des sujets d’histoire locale tombent au brevet ou au baccalauréat. Mais en 2012, l’État français exige qu’ils ne deviennent que des «éléments de contexte», et non plus des questions à gros coefficient. «Le jour où le ministre de l’Éducation, indépendantiste à l’époque, l’a accepté –et il ne pouvait pas le refuser– ça a été la mort de l’histoire locale, regrette Jean-Marc Regnault. Ça ne rapporte pas de points, donc forcément, le prof le fait passer aux oubliettes.»

Impossible «enseignement serein»

«Vous savez, on n’a jamais le temps de faire tout le programme durant l’année», s’excuse presque l’institutrice Nathalie Ehrhardt. Elle fronce ses sourcils bruns, gronde quelques garnements, visiblement très excités à l’idée d’être interviewés. Puis elle poursuit: «Moi j’enseigne l’histoire du nucléaire naturellement, comme les autres sujets, mais je comprends que cela puisse gêner certains enseignants.» Une réticence dont le gouvernement s’est déjà fait l’écho: «On a constaté que même avec un programme adapté, les enseignants ne sont pas toujours partants pour développer le sujet», explique Yolande Vernaudon.

Chronologie dans la salle de classe. | Photo Victor Le Boisselier

Les professeurs récalcitrants ne sont pas toujours à blâmer: s’ils n’osent pas parler du nucléaire, c’est moins par mauvaise volonté, que par crainte. Le dossier atomique est ultra-politisé, instrumentalisé par un camp comme par l’autre, et donc particulièrement sensible à évoquer. «C’est un sujet qui est très peu propice à ce que j’appelle l’enseignement serein, explique Jean-Marc Regnault. Soit on en parle avec des termes très vifs type “assassins de Français”, soit on n’ose pas en parler. En plus, si un enseignant polynésien évoque les essais nucléaires, il sera immédiatement traité d’indépendantiste.» L’ancien professeur à l’École normale de Pirae se remémore une anecdote parlante. Quelques années auparavant, les élèves qui passent le brevet sont interrogés sur la colonisation de la Polynésie. S’en est suivie une multitude de lettres de parents, outrés, «qui ont encore un problème avec le vocabulaire».

«Franchement j’ai rien contre Napoléon mais…»

«De toute manière, même avec la meilleure volonté, les enseignants ne peuvent pas aller chercher eux-mêmes les ouvrages nécessaires pour toutes les classes, déplore Yolande Vernaudon. Il y a une insuffisance au niveau des outils pédagogiques.» La voix teintée de résignation, elle décrit une Polynésie en déficit «d’experts», contrainte d’en faire venir de métropole: «Le souci, c’est qu’on se retrouve avec des personnes compétentes, mais qui restent dans leur schéma de pensée métropolitain». Un problème également soulevé par Jean-Marc Regnault, une once de cynisme en plus: «Au sein de l’Éducation nationale, on pourrait se dire: “Ces gens sont en Océanie, pas loin on trouve l’Australie, on trouve l’Amérique du Sud, ils peuvent avoir l’esprit éveillé autrement que par l’histoire de la Troisième République.’’ Mais pour l’instant, les responsables sont des gens qui pensent que si on ne connaît pas l’histoire de France, on est un paysan du Danube.»

Au fil des pages des livres scolaires se dévoilent les mêmes programmes qu’à 16.000 kilomètres de là, en métropole. En CM1, un tiers des leçons sont consacrées aux rois de France. De François Ier à Louis XVI, on conte aux jeunes Polynésiens et Polynésiennes des histoires de cour (de Versailles) dont se passeraient bien certains parents: «Franchement j’ai rien contre Napoléon mais…», s’agace un père de famille. Dans le livre dédié au CM2, on trouve une double-page sur les essais nucléaires. En toute fin d’ouvrage toutefois, partie propice «aux oubliettes». Plus évocateur encore, à l’école Taimona, sur les murs couleur menthe à l’eau de la salle de classe, se déploie une carte de l’Europe. Pas de planisphère, ni de zoom sur le Pacifique. Seule, l’Europe.

Dans la salle de classe, seule une carte d’Europe. | Photo Victor Le Boisselier

À la mention de la dynastie des Bourbons, qu’il a étudiée quelques années auparavant, Cédrik rit jaune: «On apprend tout ça parce qu’on veut avoir le bac, mais on s’en fout.» «C’est vrai qu’il y a un regain d’intérêt quand on parle des sujets polynésiens», concède l’institutrice Nathalie Ehrhardt.

L’ombre de l’État français

En interne, des témoignages incriminent le vice-recteur, Philippe Couturaud. Représentant de l’État chargé de co-superviser la question de l’éducation en Polynésie, il exprimerait régulièrement «des réticences et des résistances», comme l’explique un proche du dossier: «Il faut obliger Monsieur Couturaud à aller dans le sens de l’Histoire, il doit se rendre compte que le déni de l’État sur ce sujet-là, c’est fini!» Contacté durant l'été, le vice-recteur n’a pas donné suite, argumentant qu’il n’est pas autorisé à évoquer l’océanisation des programmes avant le coup d’envoi de la rentrée 2018.

Censée jouir d’une autonomie en matière d’éducation depuis plus de trente ans, la Polynésie reste en réalité tributaire de l'État. D’abord, parce qu’elle a choisi de conserver le diplôme national, ce qui «entraîne le maintien de facto d’un droit de regard de l’État sur les adaptations proposées» (extrait du rapport de la Cour des comptes du 10 février 2016). «La Polynésie a peur de renoncer aux diplômes nationaux, déclare Jean-Marc Regnault, car c’est une chance pour les étudiants d’avoir un diplôme reconnu nationalement, et quasiment internationalement.» En effet, ces diplômes représentent une échappatoire de taille, pour les jeunes qui veulent quitter un territoire où les moins de 30 ans représentaient 63% des chômeurs en 2012 (selon le rapport 2016 de l'Institut d’Outre-Mer).

L’État français, en tant que «principal financeur» du système éducatif polynésien, «gère la carrière des enseignants (du second degré), en assure le contrôle et la notation pédagogique.» (Rapport de la Cour des comptes). En d’autres termes, l’État français reste l’inspecteur en chef des professeurs en Polynésie. «À l’époque de l’océanisation des programmes, témoigne Jean-Marc Regnault, certains inspecteurs ont laissé entendre à des profs du secondaire qu’ils avaient suffisamment de problèmes à enseigner l’histoire française pour perdre leur temps avec l’histoire locale.»

Risque de blackout collectif

«Depuis ce temps, j’attire l’attention des leaders politiques, à propos de ces gosses à qui on n’apprend pas leur propre histoire.» Jean-Marc Regnault, amer, dénonce une caste politique «qui ne fait rien» pour empêcher un blackout collectif. Les Polynésiens et Polynésiennes qui ont vécu les essais vieillissent, et sans une approche efficace à l’école, le chapitre atomique risque de tomber dans l’oubli.

Yolande Vernaudon, elle, affirme «étudier sérieusement le sujet», «depuis au moins un an». Sourire affable, gestes doux mais affirmés, elle a été nommée par le président polynésien Édouard Fritch à la tête de la Délégation de suivi des conséquences des essais nucléaires en avril 2017. Concrètement, elle est une pièce indispensable au délicat dossier de la transmission de l’histoire: «Dès ma nomination, je suis allée voir la Direction de l’éducation pour évoquer ce sujet.» Peut-être doit-elle sa volonté au fait qu’elle ait été «très en colère», il y a quelques années. En 2013, alors que le livre Témoins de la Bombe [ouvrage dont l’un des co-auteurs est Bruno Barrillot, le prédécesseur de Yolande Vernaudon, ndlr] traîne sur la table familiale, sa fille, à peine majeure et scolarisée en Polynésie, s’en empare. «D’un seul coup elle explose et s’exclame: “Maman, c’est quoi cette histoire? On a fait péter des bombes ici?”», raconte Yolande Vernaudon, la main sur la poitrine. «J’ai suffoquée.»

Yolande Vernaudon, déléguée pour le Suivi des conséquences des essais nucléaires, et son livre favori Les Témoins de la Bombe. | Photo Marion Lecas

Depuis, en accord avec la Direction de l’éducation, elle a commandé une centaine d’ouvrages sur le thème du nucléaire, dont Les Témoins de la Bombe, à destination de collèges et lycées, publics comme privés. «Ce qu’on veut, énonce-t-elle, c’est sentir, lorsqu’on parle à des jeunes de 20 ans, qu’on leur en a parlé de manière sérieuse, objective et sans-faux semblants à l’école.»

Surtout, la jeunesse polynésienne pourra compter, dans le futur, sur un centre de mémoire, entièrement dédié à l’histoire du nucléaire. Annoncé par François Hollande en 2016, l’institut devrait regrouper archives, documentation et témoignages: «La vocation essentielle, c’est la transmission de la mémoire, assure Yolande Vernaudon, et le public prioritaire, ce sont les nouvelles générations polynésiennes. Pour éviter que l’histoire ne se perde.»

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