Notre série «En Pologne, l'impossible IVG» raconte les histoires de quatre femmes polonaises confrontées à l'avortement dans leur pays, où un projet de loi menace de restreindre davantage l'accès à l'IVG, déjà difficile.
On la retrouve dans un café cosy du centre de Varsovie, un lieu coloré avec des peluches dans les coins, des livres aux murs et de grands canapés rouges. Un peu à l’image de Béata, 48 ans, vernis rose sur les ongles et baskets argentées vissées aux pieds.
Elle est un peu pressée ce jour-là, elle doit aller chez le coiffeur, dit-elle, pour recevoir un prix, celui de la Fondation Izabeli Jarugi-Nowackiej –du nom de cette ex-députée et militante des droits humains, morte dans un accident d’avion. Elle sourit largement pour nous mettre à l’aise, tire la langue quand elle rit, mais son histoire est difficile, et les douleurs toujours présentes.
Béata reçoit un prix lors du gala Lunettes de l’égalité de la Fondation Izabela Jaruga-Nowacka à Varsovie. | Kamila Stepien
Béata a connu deux avortements, dans un pays où ceux-ci sont très largement interdits. Dans les deux cas, il s’agissait d’avortements illégaux, car la loi polonaise ne prévoit aucune exception pour les femmes victimes de violence conjugale. «Après l'alcool, on ne refuse pas d'avoir des rapports sexuels, parce que ça peut mal finir», lâche-t-elle en guise d’explication de sa grossesse non désirée.
Au moment où elle s’apprête à avorter pour la première fois, Béata a déjà un enfant. Mais impossible, pense-t-elle, d’en avoir un deuxième avec cet homme qui la maltraite, qui boit, et qui la maintient sous son emprise. «Un, c’était déjà trop», dit-elle. Si elle n’a pas encore assez de force pour le quitter, elle en a suffisamment pour refuser d’exposer à la violence un être humain qui n’a pas choisi de naître.
Elle a 23 ans à l’époque, nous sommes en 1993, et la loi restreignant l’avortement vient d’être votée. Que faire? Béata se rend chez une femme médecin, pour espérer y trouver un peu d’écoute et des conseils. Mais celle-ci, selon son témoignage, la reçoit durement et menace de la dénoncer. Elle va toquer encore à de nombreuses portes, avant de se décider à partir pour l’étranger.
Les agences de voyage qui organisaient ce type de départ avaient à peine besoin de se cacher. Peu après l’adoption de la loi le 16 mars 1993, qui restreint l’avortement aux seuls cas de danger pour la vie ou la santé de la mère, de malformation du foetus ou en cas de viol, des publicités pour des voyages «tout compris» fleurissent dans les journaux. La presse notera plus tard l’augmentation des voyages en bus vers les pays frontaliers: Lituanie, Ukraine, Russie, République tchèque et Slovaquie.
Après avoir réuni l’argent nécessaire grâce à des dons de ses proches, Béata monte dans le bus qui l’emmène en Ukraine. Elle a une certaine angoisse au ventre, mais décrit malgré tout le voyage comme «agréable». Sa mémoire a occulté les détails d’une intervention qu’elle décrit comme «pas trop douloureuse».
Dix ans plus tard, en 2003, Béata connaît un deuxième avortement. Elle est toujours avec le même homme, qui boit et la bat. Entre-temps, une petite fille est née, une erreur à ses yeux: «Je l'aime, mais ça ne devrait pas être si difficile», reconnaît-t-elle, tiraillée. Ce deuxième avortement est plus facile: elle raconte qu'il y a alors «plus de solutions» en Pologne.
Elle trouve un cabinet clandestin à 800m de chez elle. Le récit de cette journée est tristement symbolique: pendant que son mari boit, Béata se rend chez le gynécologue, dans une salle remplie de femmes seules comme elle. «J'ai été marquée par la solitude des femmes», se souvient-elle.
Cette solitude est doublée d’une réprobation sociale. À l’annonce de ses avortements, sa famille a mal réagi. Sa mère, professeure, l’a priée de ne pas en parler autour d’elle, pour éviter de «nuire à sa réputation».
Si Béata s’est retrouvée confrontée à deux avortements, dans des conditions difficiles, c’est parce que l’accès à la contraception est compliqué par une série d’obstacles. Nombre de médecins refusent de prescrire des contraceptifs, et leur prix est élevé. La pilule du lendemain, par exemple, coûte environ une trentaine d’euros (contre moins de dix euros en France), alors que le salaire médian n'est que de 850€. Et la situation ne s’est pas arrangée sous le gouvernement actuel. La vente en libre-service a été abolie en mai 2017, et il faut désormais une ordonnance pour y avoir recours.