Santé

La théorie du miroir ou comment nous nous voyons partout

Temps de lecture : 4 min

[Épisode 5] Elle nous explique que ce que nous aimons ou détestons chez les autres, c'est notre propre reflet.

Au fond, sait-on vraiment qui l'on est aujourd'hui? | Rainier Ridao via Unsplash
Au fond, sait-on vraiment qui l'on est aujourd'hui? | Rainier Ridao via Unsplash

Qu'est-ce qui relie les selfies sur Instagram, la critique de la bourgeoisie pavillonnaire d'Isabelle Czajka, et John Malkovich? C'est la théorie du miroir de Jacques Lacan, psychiatre et psychanalyste français né en 1901.

Pour Lacan, la construction de notre identité se produit à travers la captation de soi dans les autres. Selon la théorie du miroir, les relations que nous pouvons avoir comportent des reflets ou des projections de pans de notre personnalité que nous aimons ou pas.

Dans l'autre, on se regarde. Et ce reflet, comme dans un miroir, nous renvoie à des aspects que nous pouvons aimer et valoriser ou à certains que nous ne supportons pas. Même les qualités et les défauts que l'on ne semble pas directement voir chez nous seraient ainsi visibles via nos rapports aux autres. L'autre est notre miroir, un miroir qui peut être aussi positif que négatif.

Malkovich? Malkovich!

Quand je pense aux autres comme des miroirs de soi, j'ai instantanément en tête le film de Spike Jonze, Dans la peau de John Malkovich, qui date de 1999. Dans celui-ci, un marionnettiste joué par John Cusack trouve un passage secret qui le conduit dans la tête de l'acteur américain. À un moment du métrage, tous les personnages ont la tête de John Malkovich et ne s'expriment qu'à l'aide d'un seul mot, en changeant seulement de volume ou d'intonation: ce mot, c'est... «Malkovich».

Plus globalement, le cinéma est aussi intimement lié à la théorie du miroir, dans le sens où cet art est lui-même un miroir. S'il peut être une ouverture sur l'autre, le septième art constitue souvent un miroir sur soi. Quand on choisit un film, qu'on l'aime, qu'on le défend ou qu'on le critique, c'est un peu soi-même qu'on entend défendre, aimer ou détester.

Dans l'essai L'art d'aimer de Jean Douchet, il est question de pratiquer une critique de cinéma qui sait se garder de la réflection de soi, de l'effet miroir, et de défendre un cinéma qui, lui-même, sort de ce narcissisme:

«La tentation est forte, et peu d'artistes y échappent à un moment de leur carrière et quelquefois jamais, d'arracher la forme à son art et de se l'approprier, sans respect pour la forme propre et spécifique de cet art. Ceux qui contestent Eisenstein, Welles ou Resnais me comprendront. Il lui faut être un affluent qui enrichit et modifie par la qualité originale de sa source le gros du fleuve dans lequel volontairement il se noie pour mieux vivre. Il lui faut éviter cette tentation mégalomane de capter les eaux du fleuve pour fabriquer une superbe pièce d'eau dont il se fait un miroir qui ne réfléchit que sa propre image, orgueilleuse et solitaire. La splendeur apparente d'une telle œuvre ne parvient pas à dissimuler qu'il s'agit là d'une eau morte. Pour l'artiste, plus encore que pour le critique, combien est périlleuse et difficile cette quête incessante d'une harmonie entre la passion et sa lucidité!»

Diplômée en psychologie clinique et YouTubeuse, Emmanuelle Laurent évoque la théorie du miroir dans son essai Comme psy comme ça: «Lacan dira que le moi est imaginaire. C'est une image. Une image fantasmée. Le reflet de soi dans le miroir mais aussi dans les autres que l'on côtoie, à l'école, au parc, au travail, dans la rue. Cette image de moi dans l'autre, Lacan la qualifiera de leurre. Parce que l'image du miroir, par définition, ce n'est pas moi. C'est une image. Moi n'est alors qu'une projection.»

Confondre le moi et sa projection, c'est un peu le mal du siècle. De nos jours, des centaines de milliers de selfies sont publiés sur le réseau social Instagram (1,082 milliard d'utilisateurs et d'utilisatrices actives par mois en 2020), et les photos comportant un visage (attention, ce ne sont pas nécessairement toutes des selfies) ont 38% de likes en plus selon le Blog du modérateur.

En 2020, plus que jamais, on produit une image –souvent altérée par des filtres– qu'on partage publiquement afin de construire et de défendre son moi. Conscients de cette prégnance du selfie dans la culture contemporaine, les constructeurs de téléphones proposent désormais des modèles disposant de caméras pensées dans ce but spécifique.

Sur les réseaux sociaux, comme dans la théorie du miroir, on est par l'image, on suit et on like une image reflétée de la sienne. Le phénomène du hate-follow va aussi dans ce sens. Si on reste parfois volontairement abonné·e à des comptes de personnes qui nous agacent, c'est parce qu'en réalité celles-ci représentent les défauts de notre propre personnalité.

Artefacts

Dans le film La Vie domestique d'Isabelle Czajka (2013), le moi qui s'exprime à travers les relations et l'univers de chaque personnage est une source de souffrance. Les femmes de la bourgeoisie pavillonnaire trouvent une place sociale dans des codes qui les enferment, canapés blancs immaculés, sélection de cafés Nespresso présentés savamment, maris puissants ou cultivés (souvent absents), enfants brillants avec de multiples activités extra-scolaires, amitiés artificielles avec des personnes partageant la même vie.

Parce que le miroir ne présente que du vide, on le remplit avec des artefacts qui inscrivent dans un milieu social défini. Les femmes de La Vie domestique se sentent-elle plus vivantes, plus elles-mêmes, face à leur miroir triste? Il semble bien que non. Le drame qui se joue en filigrane et la révolte de l'héroïne vont en effet dans ce sens.

N'aime-t-on finalement que soi-même? Les personnes qu'on côtoie nous permettent-elles sans le vouloir de comprendre un peu plus qui nous sommes? À l'heure où les réseaux sociaux nous entourent de milliers de gens de par le monde, le miroir de l'autre nous renverrait une image diluée et/ou standardisée. Le moi est fragilisé. Au fond, sait-on vraiment qui l'on est aujourd'hui? Il semble de plus en plus difficile de pouvoir répondre à cette question en se basant sur le miroir lacanien.

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