«Pervers narcissique: les signes pour reconnaître un manipulateur» (Biba); «Des victimes de pervers narcissiques témoignent à cœur ouvert» (Marie-Claire); «Il y a beaucoup de pervers narcissiques parmi les cinéastes» (Mélanie Laurent dans Elle).
Au milieu des années 2010, le concept de pervers narcissique est mis à toutes les sauces. L'étiquette est à la mode, puisqu'elle semble s'accorder aussi bien avec le patron harceleur que le petit ami toxique. Et ces pervers narcissiques, outre les unes de magazines, marquent la pop culture de leur empreinte.
Même le site de listes Topito propose un «Top des 10 personnages de séries qui sont clairement des pervers narcissiques». La liste en question, à visée humoristique, taxe ainsi de pervers·es narcissiques des personnages aussi différents que Cersei Lannister (Lena Headey dans Game of Thrones), Rachel Green (Jennifer Aniston dans Friends), ou encore Sheldon Cooper (Jim Parsons dans The Big Bang Theory)... sauf que ce dernier personnage est autiste Asperger. Même Bob l'éponge est cité.
On a tous et toutes l'impression d'avoir déjà croisé un ou une perverse narcissique. À tel point qu'on ne sait plus vraiment ce que ça veut dire.
Terme des années 1980
L'expression «pervers narcissique» a été inventée en 1986 par le psychanalyste Paul-Claude Racamier, et reprise ensuite par la profession. Il la définit comme suit: la perversion narcissique serait la résultante d'un «moi» lacunaire et dont le mécanisme de survie et de défense serait l'utilisation de l'autre pour remplir sa jauge narcissique défaillante.
Le terme fait débat chez les professionnel·les. Le DSM-5, Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux de l'Association Américaine de Psychiatrie et équivalent de la bible psy, ne fait en effet pas état de la perversion narcissique dans ses pages. Seul le trouble de la personnalité narcissique y est reconnu.
Emmanuelle Laurent, diplômée en psychologique clinique et YouTubeuse psychanalyse, exprime très clairement son avis sur la question dans son livre Comme psy comme ça: «Sans détour, ma position est qu'il n'existe pas de pervers narcissique. Déjà parce qu'un pervers est déjà narcissique. C'est un pléonasme. Autant dire les choses comme elles sont: perversion. Mais c'est moins vendeur.»
«Il n'existe pas de pervers narcissique. Parce qu'un pervers est déjà narcissique. C'est un pléonasme.»
Se gardant bien de céder aux effets de mode, elle explique: «Je préfère largement au terme de pervers narcissique celui de personne brutale, agressive. Au moins ça ne prend pas de gants et surtout, c'est bien moins sexy comme appellation.»
La spécialiste rappelle que les situations toxiques existent et que s'en défaire peut parfois être difficile: «Vivre une situation désagréable n'empêche malheureusement pas d'y rester. Par peur des représailles, par peur de ce qu'on va découvrir sur soi en lâchant son masochisme. Parfois on y reste parce qu'on s'identifie à cette façon d'être aimé. Ou tout simplement, ça nous excite. Bien sûr qu'il existe des personnes qui jouissent de l'emprise qu'elles exercent sur les autres. Si elles nous fascinent autant et attirent à elles l'attention et les regards, c'est certainement parce que cette potentialité manipulatrice se retrouve chez tout le monde.»
Attention danger
Emmanuelle Laurent revient également sur la dangerosité du terme pour les personnes au coeur d'une relation toxique. Pour elle, se dire victime d'une personne perverse narcissique, sans diagnostic sérieux, c'est aussi plaquer toute la faute et l'échec de la relation sur l'autre:
«Je trouve nécessaire de circonscrire une relation qui nous fait un mal de chien. De reconnaître qu'on est maltraité par telle ou telle personne. Qu'il arrive de servir de bonniche au désir ou à la jouissance de quelqu'un. Je passe sur la difficulté des enfants à avoir grandi avec des parents abusifs et maltraitants […]. En mettant tout le poids d'une relation sur l'autre, on finit par accepter inconsciemment d'être à sa merci. Voire de s'offrir à l'autre comme objet à tout faire. À en devenir quasi sacrificiel. Finalement, on attribue un pouvoir démesuré à quelqu'un qui a l'air d'être une personne sans grand intérêt aux yeux d'un autre.»
Cette idée que l'étiquette de la perversion narcissique puisse être douloureusement réductrice et rendre plus difficile le travail de reconstruction de soi après une relation toxique est aussi développée par Émilie Seguin, psychologue clinicienne, dans une tribune publiée sur le site du Monde: «Derrière une relation avec un pervers narcissique, il peut aussi y avoir une relation malade, se fondant sur deux positionnements inconscients biaisés, qui gagneraient à être analysés avec subtilité.»
Travailler pour s'en sortir
Psychologue clinicienne et psychothérapeute, Alexandra Lecart traite à Paris des personnes victimes de pervers narcissiques tout comme des personnes atteintes de perversion narcissique. Dans le podcast C'est Compliqué J'ai été en couple avec un pervers narcissique pendant un an, elle explique: «Il y a peu de pervers narcissiques au sens de la pathologie. Grosso modo, on dirait que c'est 3% de la population. Ça reste du monde. Et le problème c'est qu'un seul pervers narcissique, c'est beaucoup de victimes collatérales […]. Sur une vie, jusqu'à des dizaines de victimes collatérales.»
Elle revient également sur le fait que l'effet de mode autour du terme empêchait certaines victimes de pleinement exprimer leur souffrance: «Les personnes qui ont connu une relation toxique sont plus nombreuses qu'on croit». Enfin, elle fait la différence entre la perversion narcissique et la manipulation: «La manipulation, c'est ponctuel, alors que la perversion, c'est chronique.»
«La victime doit réaliser que le pervers narcissique n'est pas supérieur mais souffre, ce qui lui retire du pouvoir.»
Dans sa bande dessinée, Tant pis pour l'amour, comment j'ai survécu à un manipulateur (publiée chez Delcourt), Sophie Lambda raconte son expérience de la relation toxique, de ses mécanismes à ses effets. Dans le cas de relations toxiques basées sur la manipulation, les leviers de manipulation sont nombreux: il y a la séduction, le double langage, la jalousie, le refus de reconnaître ses torts, la communication floue, la dévalorisation et la création de conflits. Ces méthodes sont utilisées par les personnes manipulatrices pour arriver à leurs fins, combler un déficit de narcissisme en détruisant ou consommant celui de l'autre, ou asseoir une emprise.
Pour Ma-santé, la psychologue et thérapeute conjugale spécialisée en information et prévention sur les processus de perversion narcissique et leurs situations apparentés Hélène Royer développe des idées destinées à donner de l'espoir aux victimes et ex-victimes: «La victime doit travailler à restaurer sa connaissance de ses valeurs, de ses compétences et son amour de soi. Elle doit bien comprendre, si elle a été victime en couple, que le pervers narcissique ne l'a à aucun moment aimée. La victime doit aussi réaliser que le pervers narcissique n'est pas supérieur mais souffre, ce qui lui retire du pouvoir. Elle doit savoir que la plus grande frayeur qu'il fait planer, celle de réduire à néant son sentiment d'exister, est en réalité impossible à réaliser.»
Plaisir nul
Elle évoque également une notion peu développée, parce que probablement moins publicitaire, de la perversion narcissique: celle de l'absence de plaisir dans la souffrance à autrui. Les pervers narcissiques ne retireraient en effet aucun plaisir à faire souffrir leurs proches. Les proches, compagnes ou compagnons, enfants, collègues, amants ou amantes, ne seraient en fait que des victimes collatérales d'une pathologie mentale qui, à défaut d'être traitée, pourrait être encadrée par des professionnel·les formé·es dans ce but.
Le flou subsiste encore sur cette pathologie à la mode qui souffre de l'attrait du public, des médias et de la culture, suscitant une fascination proche de celle qu'exercent les tueurs en série, mais pour Alexandra Lecart, la démocratisation du sujet reste primordiale: «Pervers narcissique c'est trop galvaudé, c'est fini. Il faudrait limite trouver un autre terme pour en parler. Mais psychologues, psychiatres, patients, il y a beaucoup de gens qui ont écrit [sur le sujet]. Et moi je pense que plus on écrit, plus on en parle, plus les gens sont informés. Et même si c'est à la mode, je continue de penser que c'est bien d'en parler.»
En effet, au milieu des titres vendeurs de magazines et des drames cinématographiques (parmi lesquels Mon roi de Maïwenn Le Besco), se multiplient les témoignages de victimes qui contribuent, à défaut de permettre d'élaborer un portrait clair de la perversion narcissique du moins d'entendre une souffrance bien réelle, celles des personnes qui ont souffert de l'emprise au sein d'une relation toxique et luttent au quotidien, parfois des années après, pour se reconstruire.