Dans Ça tourne pas rond, Mardi Noir, psychologue et psychanalyste, revient chaque semaine sur une question ou problématique psychologique.
J'ai versé des litres de larmes à m'apitoyer sur mon triste sort. À hurler à la lune, à minuit, entre les draps, entre la morve et le désespoir, les yeux dans le vide, la joue mouillée contre le mur froid de ma chambre, désarticulée, hoquetant ma question: pourquoi suis-je encore et toujours célibataire? Pourquoi ne fais-je pas partie de cette catégorie privilégiée de femmes hétérosexuelles en couple, posées, qui ont des projets d'enfants, de vacances, de mariage, en ligne droite vers le bonheur? Au bas mot, j'ai passé cinq mois par an pendant vingt ans à pleurer ce constat. Aujourd'hui j'en ris.
Chassez le naturel...
Cette séance de psychanalyse de janvier 2020 n'avait aucune raison d'être plus signifiante qu'une autre. D'autant que cela faisait trois mois que je déplorais une énième rupture amoureuse et répétait inlassablement mon désarroi, mon incompréhension face à ce que je percevais comme un destin voire un ensorcellement. Certes je repérais mes choix ambitieux –pour ne pas dire étranges ou carrément délirants– en matière d'hommes, élisant des candidats non désireux d'être en relation, fuyants, absents, parfois méchants. Même en les recrutant de mieux en mieux, rien n'y faisait. Ils me larguaient.
Nostalgique, je raconte à ma psychanalyste comment dès l'enfance et plus précisément au collège, j'ai toujours été une grande amoureuse. Je scrutais des yeux les garçons dans la cour de récréation, choisissant ma proie avec méticulosité, cachée derrière un arbre, invisible, imaginant des romances, projetant sur eux mon envie absolue d'aimer.
Consciemment, j'évoquais la traque. Mais le sens que j'entendis fut tout autre.
Olivier, 12 ans, 6eC, allemand première langue. Sa grande sœur est super stylée, elle est au lycée. Il est brun, les yeux verts (la base), il joue au foot avec ses copains, de temps en temps il se retourne sentant qu'il est épié, je fais un effort physique considérable pour échapper à son regard, contractant chacun de mes muscles, croyant alors m'amincir, le souffle court, mon cœur à 200 à l'heure. Il a toujours cette mimique, ce sourire en coin, la tête de côté, qui m'invite à croire qu'il m'a vue et qu'il est lui aussi intéressé. N'importe quoi.
M'enfin, voilà d'où je pars. Je lance alors pour conclure mon souvenir: «Moi les hommes, je les chasse.» Évidemment, elle a arrêté la séance sur cette phrase. Elle n'avait nullement besoin de le faire, je me suis stoppée toute seule, éberluée, amusée, presque euphorique de ce double sens, de cette équivoque signifiante. Consciemment, j'évoquais la traque. Mais le sens que j'entendis fut tout autre: «Moi les hommes, je les vire.» Il était temps d'écouter cette vérité pour ne plus subir le joug du déterminisme et de faire de celui-ci un choix.
Choisir, c'est tendance
Depuis quelques années, je lis çà et là des professions de foi: «J'ai choisi d'avoir des enfants», «J'ai choisi de ne pas en avoir», «Je suis célibataire par choix», «Mon couple était un choix de vie naturel» ou, plus osé encore, «J'ai choisi le lesbianisme après une hétérosexualité déçue». Je ne suis pas si sûre que nous puissions nous convaincre aussi facilement. Présenté ainsi, il suffirait de décider d'invoquer sa destinée pour qu'elle débarque. Pourtant, dans l'intimité, c'est tout autre chose qui se donne à voir. Choisit-on avant d'entreprendre ou après?
Je n'ai pas choisi d'être célibataire, j'ai choisi d'assumer mon célibat. D'ouvrir les yeux sur ce que je fabriquais depuis tant d'années, m'évertuant à chasser les hommes avec mes larmes, mes attentes, mes cœurs en caramel, mes menaces de tout quitter s'ils ne viennent pas maintenant tout de suite boire un café.
Les hommes dans leur existence tangible me laissent tiède.
Quand j'ai réalisé ce qu'il me fallait accomplir pour être en couple durablement (les compromis et autres compositions, les disputes, l'autre toujours présent quelle que soit la forme de l'union), j'ai compris que ce serait impossible. Je ne renonce pas à la réalité du couple, je renonce à mon imaginaire forgé par les contes de fées.
Je mets de côté ce sourire béat collé aux yeux énamourés d'un cher et tendre qui n'existe pas, j'enterre tout ce sucre et cette guimauve. Les hommes dans leur existence tangible me laissent tiède. Je vous rassure, il m'arrive encore de les recouvrir d'un nappage chocolat au lait. La différence c'est que j'en pâtis beaucoup moins, je suis la pâtissière!
Et si...
«De notre position de sujet, nous sommes toujours responsables», proposait Lacan dans ses Écrits. Est-ce à dire que nous sommes fautifs ou coupables des misères qui nous tombent dessus? Certainement pas. Être responsable n'est pas être coupable. La responsabilité garantit une existence, elle ne condamne pas. Elle est une marge de manœuvre et non un couperet.
Durant des années, j'ai analysé ce célibat comme la conséquence de mes mauvais choix, de la société qui n'encourage pas à l'amour durable, du fait des hommes qui n'en sont plus vraiment. Suis-je alors encore une femme comme je l'imaginais? J'ai lu sur ces femmes qui choisissent d'être seules, de s'émanciper du couple. Rien n'y faisait. Ces écrits ont sans doute œuvré à forger mes positions; d'ailleurs, s'ils m'appelaient, c'est bien qu'ils titillaient ma curiosité.
Il est insupportable de penser que nous n'y sommes pour rien, que nous sommes les purs objets d'un environnement hostile.
Cependant, il était nécessaire que ce célibat endurci se symbolise, fasse sens pour moi. Il me fallait responsabiliser ma trajectoire. L'établir à partir de mon expérience propre. Ne plus lui conférer le statut d'un éternel accident de parcours, sur lequel je n'avais aucun désir, simplement une illusion de maîtrise, façon «et si j'envoyais un dernier message qui recollerait tous les morceaux?».
Un accident, par définition, est un hasard. Pourtant, même celui-ci est fréquemment soumis à notre ego qui pense tout contrôler: «Et si j'étais passé par une autre rue, je n'aurais sans doute pas trébuché» ou autre formule induisant qu'il aurait pu en être autrement. On peut remonter ainsi jusqu'à l'origine: «Et si je n'avais pas déménagé pour mes études, je n'aurais jamais été dans cette rue [...] et si je n'étais pas né, il ne me serait rien arrivé.»
À raison, il est insupportable de penser que nous n'y sommes pour rien, que nous sommes les purs objets d'un environnement hostile. Comment articuler le «je n'y suis pour rien» au «que puis-je y faire?»? Le fait de se poser la question peut déjà s'entendre comme le début d'une marge de manœuvre.
Forcés à choisir?
Plutôt que de choix, Lacan avançait la formule de «choix forcé» avec l'idée que tout choix est conditionné par une contrainte. Le choix n'est pas ici pensé comme une liberté: nous serions les produits d'une cause. Causés par un acte de reproduction, causés par nos réalités biologiques handicapantes ou non et, plus que tout, causés par la culture qui nous impose un modèle, un langage, des codes. Nous pouvons assumer cette condition ou la subir. Dans les deux cas, la perte est inévitable et le choix, forcé.
Assumer ce déterminisme, c'est faire le deuil d'une part d'illusions, constater que certaines choses nous échappent. Subir, c'est jouir d'une conviction absolue que tout peut changer de l'extérieur, n'y être vraiment pour rien et idéaliser chaque événement heureux en pensant qu'il est enfin la clé du bonheur jusqu'à la prochaine déception... fatale.