Chaque jeudi, dans Ça tourne pas rond, Mardi Noir, psychologue et psychanalyste, répond aux questions que vous lui posez. Quelles que soient vos interrogations, dans votre rapport aux autres, au monde ou à vous-même, écrivez à [email protected], tous vos mails seront lus.
Et chaque mardi, retrouvez le podcast sur Slate Audio.
Chère Mardi Noir,
Je me permets de vous écrire aujourd'hui car je suis lasse d'une peur qui revient chaque année, qui se répète.
Lorsque j'étais adolescente, j'ai traversé une période très difficile de dépression. Aujourd'hui psychologue en institution, je crains fortement que mes collègues découvrent les traces de ce passé, que je porte sur mes avant-bras.
Je crains de perdre ma légitimité en tant que professionnelle de la santé mentale. Pas tant que l'on découvre que j'ai souffert, je sais bien que c'est le lot commun de chacun à un moment donné de sa vie, mais qu'ils découvrent que j'en sois venue à une forme «extrême» dans la manifestation de ma souffrance.
Chaque été donc, je reste en manches longues, attendant péniblement le retour du frais.
Malgré plusieurs années d'analyse, cette peur revient. J'adorerais m'assumer à travers mes cicatrices, mais je n'y arrive pas. En revanche, en dehors du contexte professionnel, je n'ai aucun souci avec ça.
Anonyme
Chère Anonyme,
Merci pour cette question que je trouve à la fois passionnante et très actuelle. Actuelle puisque nous sommes parfois pris dans une ère «sans honte de rien» où il faudrait tout assumer de ce qu'on a dit, ce qu'on a fait, ce qu'on a été. Certains, j'imagine, vous répondraient: «Ça fait partie de vous, soyez-en fière, braquez le regard des autres et imposez-leur la vision de cette histoire, ras-le-bol de la psychophobie.» Et peut-être que c'est une petite musique qui vous trotte aussi dans la tête, sauf que vous ne passez pas le cap et restez en manches longues, par peur dites-vous. En cachant ces cicatrices, vous évitez d'en faire un étendard, une définition visuelle de votre être, comme si ces marques avaient plus de pouvoir que ce que vous pourriez en dire. Au fond, vous croyez encore un peu, dans le cadre professionnel, que ces traces vous déterminent.
Mais vous m'écrivez ici. Vous prenez ce petit risque de vous adresser à une consœur à propos de ces restes de déchirures physiques. C'est sans doute le début d'un mouvement. Vous êtes lasse de cette peur qui revient chaque été. Et pourtant, vous continuez de cacher vos cicatrices. Vous avez sans doute l'intuition que les montrer reviendrait au même que de les cacher, il s'agit seulement de l'envers de la même pièce. Vous êtes en passe de saisir que l'enjeu se situe ailleurs que dans ce «cacher/montrer».
Je vais vous conseiller, ce que je fais rarement, ou du moins vous donner des pistes et évidemment, vous en ferez ce que vous voudrez. Dans un premier temps, j'ajouterais deux petites lettres au milieu du mot «peur», et je vous demanderais s'il est possible que vous cachiez vos marques par «pudeur». Parce que ça évite les questions. Tous les collègues ne sont pas forcément des amis ou des personnes de confiance. Vous vous épargnez (et je trouve ça légitime) de penser qu'on parle dans votre dos, qu'on fasse des amalgames avec vos propos cliniques et théoriques.
Pour choisir de ne pas répondre, de répondre à côté, par une blague ou carrément de mentir, il faut connaître la réponse à cacher.
Ensuite, est-ce la crainte que vos collègues découvrent la «forme extrême» de votre souffrance passée ou plutôt que cette forme se passe de mots dans un premier temps, qu'elle s'impose visuellement et que d'une certaine manière vous croyez ne pas pouvoir échapper au jugement? Parce qu'il y a d'autres formes extrêmes invisibles, seulement, il suffit de ne pas les mentionner pour les maintenir secrètes.
Je vous encourage à travailler cette paire «montrer/cacher»: qu'est-ce que ça dit de vous, de votre manière d'être au monde, pour que cette jouissance devienne dicible, en plus du fait qu'elle se montre et se cache? Je ne suis pas experte en scarification et je suis encore moins experte de vous-même, vous seule avez cette clé de signification. Je vous poserais donc cette question naïve: que se passait-il après les coupures infligées à vos bras? Au moment de l'acte, je ne sais pas si vous y pensiez mais aviez-vous noté à l'époque des réactions après coup? Qu'en disiez-vous? En disiez-vous quelque chose d'ailleurs?
Il sera peut-être temps d'oublier cette histoire de manches longues ou courtes quand vous vous autoriserez à ne pas répondre aux questions indiscrètes. Mais pour choisir de ne pas répondre, de répondre à côté, par une blague ou carrément de mentir, il faut connaître la réponse à cacher.