Dans Ça tourne pas rond, Mardi Noir, psychologue et psychanalyste, revient chaque semaine sur une question ou problématique psychologique.
La semaine passée, j'ai tenté de clarifier dans ma chronique le tout sexuel de Freud dans la vie psychique. Et si, à bien y réfléchir, tout était langage, comme l'affirme Lacan? Nos corps sexuels, sexués sont parlés, même avant notre naissance. Nous tenons des discours sur nos désirs, nos projets, nos maux, qu'ils soient physiques ou psychologiques. Nous nous relions les uns aux autres par un langage commun qui, même s'il est truffé à longueur de temps de malentendus, nous permet de nous raconter. Le langage, à ce titre, est comme le phàrmakon de la Grèce antique: un remède et un poison. Nous sommes malades du langage, et pourtant c'est par lui que, bien souvent, nous nous soignons. Alors, soigner son langage devant son psy, je ne sais pas, mais un langage qui nous soigne chez le psy, ça oui!
D'ailleurs n'y aurait-il pas un sens sexuel du langage? En psychanalyse, on considère que le phallus est le symbole suprême, celui qui permet tous les autres, il est, de ce fait, le symbole du manque par excellence. Alors certes, le phallus, c'est bien un pénis turgescent en érection, mais s'il vous plaît, essayons d'oublier un peu cette image pour nous focaliser plutôt sur ce qu'il représente, à savoir une absence.
Je me souviens d'un prof en master de psychologie qui avait bien résumé la situation: «Maman» est le premier nom donné à la perte. Cette mère qui s'éloigne, qui s'occupe de son enfant mais s'octroie des pauses de plus en plus longues, elle passe plus de temps au téléphone, elle ne passe plus sa journée à admirer son bébé, elle sort parfois seule. Que fait-elle? Où est-elle? Avec quoi, avec qui? Quel sens donner à cette absence? Pourquoi ne suis-je plus collé à elle, à ses yeux, sa bouche, son sein, ses mains? Voilà qu'elle met un terme à notre fusion pour être ailleurs. Et cet ailleurs est désirable. C'est ça le phallus: un ailleurs désirable!
Tu l'appelles «Mamaaaaaan, où es-tuuuuu?» et c'est déjà perdu. Tu es foutu, maintenant que tu parles, tu vas être laissé seul. L'autre estimera que plus tu grandiras, plus tu seras en mesure de rendre compte de ce que tu ressens, de ce que tu vis. C'est le prix à payer pour te désaliéner de cet autre qui semblait te comprendre et te soulager sans que tu aies besoin de lui parler. Évidemment c'était une illusion, on préfère largement que tu nous expliques enfin pourquoi tu chiales toute la nuit!
Soigner l'écoute
Nous voici rendus chez le psy. Malheureux, traumatisés, abandonnés, surchargés de flots de pensées, de mots méchants qui nous assaillent, qui nous insultent parfois. Incompris et perdus. Et vous voudriez soigner votre langage? Mais lâchez-vous la grappe bon sang! Ce qu'il faut soigner c'est l'écoute. Entendre les mots qui se répètent, séances après séances, ceux qui insistent même quand ils semblent n'être que des tics de langage.
Récemment, j'ai remarqué que ma mère serinait l'expression «tais-toi» dans le sens d'un «m'en parle pas, c'est affreux». «Il fait moche aujourd'hui», et elle de soupirer «oooh oui, tais-toi». Amusant quand on sait que j'ai dû taire un secret de famille durant de longues années. D'ailleurs, au début de ma seconde tranche de psychanalyse, j'avais fait mention de cet épisode douloureux, puis les séances qui avaient suivi étaient laborieuses. J'avais dû mal à parler et je ponctuais toutes mes phrases par «voilà». Tic de langage extrêmement banal, partagé par bon nombre d'entre nous. Cependant, ma psy avait répété ce voilà, deux ou trois fois et ça m'avait mise hors de moi. Sur le moment je n'ai rien pu dire mais à la séance suivante je lui ai dit à quel point ça m'avait mise en colère, mon corps tremblait de rage et de crainte. J'y avais réfléchi et à mon sens, ce voilà voilait ma parole, l'annulait. Voyez-moi au lieu de m'entendre. Regardez! Tout est dit, je n'ai pas besoin de mots pour exprimer ce que je suis.
Je finirai avec ce souvenir d'une cure d'une patiente de Lacan. Récit entendu à l'occasion d'un séminaire sur le traumatisme durant lequel elle a témoigné (témoignage qu'on peut aussi retrouver dans le documentaire de Gérard Miller Rendez-vous chez Lacan). Allemande d'origine, elle suit son analyse en français et raconte qu'elle se remémore en séance le bruit des bottes de la Gestapo dans le couloir de l'immeuble qu'elle occupait enfant. C'est loin d'être la première fois qu'elle livre cette histoire à Lacan. Il ne dit rien, se lève et lui caresse la joue, ce qu'elle interpréta comme un «geste à peau». Le sens initial laisse la place à la possibilité d'un décalage. D'une gestapo féroce à la douceur d'un geste à peau. Elle ne dit en aucune manière que cette interprétation fut magique ou libératrice d'un coup, mais elle soutient qu'elle put entrevoir autre chose que l'actualité traumatique.
Le langage nous aliène, nous heurte, nous parle avant même que nous puissions émettre des mots. Il nous enferme, nous condamne, nous ment. Et pourtant, nous pouvons aussi l'utiliser pour nous soigner, nous soulager, nous élever, nous décaler. Il est, au même moment, ce par quoi nous nous perdons et nous libérons. C'est tout bonnement insupportable, mais nous n'avons pas le choix: alors parlons!