Chaque jeudi, dans Ça tourne pas rond, Mardi Noir, psychologue et psychanalyste, répond aux questions que vous lui posez. Quelles que soient vos interrogations, dans votre rapport aux autres, au monde ou à vous-même, écrivez à [email protected], tous vos mails seront lus.
Et chaque mardi, retrouvez le podcast sur Slate Audio.
Chère Mardi Noir,
Ravie de vous retrouver sur Slate, après «Psychanalyse-toi la face!» sur YouTube. C'est assez différent, mais ça marche encore pour rendre mes procrastinations numériques plus intéressantes. Du coup je me prends au jeu; je vous envoie une question. Et finalement, carrément deux questions!
Je vois un psychologue qui a une orientation de psychanalyse. Malgré ma confiance dans ce dispositif, j'ai peur que, par cette confiance même, je coince mes questions d'aujourd'hui dans des réponses d'hier.
Les écrits qui ont structuré la manière de penser de la psychanalyse ont émergé dans des contextes où l'existence n'était pas la même, la culture et le sens commun non plus; et donc les questions qui se posaient aux existant·es n'étaient pas les mêmes que celles d'aujourd'hui (par exemple: braver ou respecter l'interdit hier, rechercher ou fuir le bonheur aujourd'hui). Et les manières dont la psychanalyse les a analysées et y a répondu sont sans doute périmées.
Pourtant, aujourd'hui, ce sont essentiellement des écrits du passé qui structurent ce champ, cette pratique. Je crains de ne pas savoir faire usage de cet outil d'une manière qui soit émancipée des questions qui ne sont plus les nôtres; d'être rabattue ainsi sur un entretien conservateur du déjà connu, là où je cherche à repérer les désirs, et donc les devenirs!
Comment vous faites, vous? Est ce que vous avez des conseils pour trouver un rapport adéquat aux méthodes et interprétations «héritées», qui peuvent aider, mais aussi entraver l'interprétation juste?
Je suis assez bon public pour l'exercice (qui revient souvent en séance) de démêler les questions qui sont les miennes des questions qui concernent les personnes qui m'entourent. Ça fait toujours du bien de se décoller un peu de la toile d'araignée que les proches nous tendent comme un bon plaid doux et chaud.
Ça fait du bien aussi de prendre mes responsabilités pour essayer d'épargner mon entourage de mes propres pièges collants. Le travail psy met en place dans ma vie une éthique de la retenue, qui me permet d'engager ma psyché dans mes relations sans (trop) y engager mes petites pathologies.
Mais alors je sens deux choses qui me déplaisent.
D'abord, j'ai l'impression essentiellement d'apprendre à «me gérer», et parfois je ne vois plus la différence avec ce que pourrait apporter le développement personnel ou la pensée positive; au fond, une auto-discipline de surface.
Et donc ensuite, ce souci de déjouer ces toiles d'araignées (de couper les fils qui puent trop le poison) me fait obstacle pour aller travailler sur ce qui compte le plus dans la vie: les liens, les relations, le commun, l'inséparé...
Le fait même que ce sont des liens, de l'interpersonnel, du trans-individuel, de l'indiscernable, me les fait apparaître sous un jour toujours suspect, comme une pathologique toile d'araignée où on ne peut que se trouver ligoté; alors que les relations, c'est ce qui engage les plus grands enjeux de l'existence!
Ce que je cherche à retrouver avec les séances psy, ce n'est pas un moi bien délimité, bien discerné des autres, mais ma capacité à tisser avec d'autres des tissus beaux et solides.
Merci de m'avoir lue, et bonne continuation,
Marion
Chère Marion,
J'ai hésité à ne choisir qu'une seule de vos questions et finalement, elles me semblent assez liées.
Cette question du contexte d'invention de la psychanalyse est intéressante, et vos interrogations sont légitimes; seulement c'est méconnaître l'actualité psychanalytique et les évolutions théoriques qui ont eu lieu dans ce champ disciplinaire. Mais votre opposition entre hier et les interdits et aujourd'hui et la recherche du bonheur est assez juste.
Freud a en effet fondé la psychanalyse avec cette idée d'un ordre symbolique prééminent. Et comme le souligne Aurélie Pfauwadel dans son ouvrage Lacan versus Foucault – La psychanalyse à l'envers des normes, paru en 2022, Lacan a lui aussi suivi cette voie dans un premier temps de son enseignement. Il prend la suite de Freud en faisant de la loi symbolique une transcendance, un ordre venu d'en haut, une tentative de «conceptualiser de façon universelle la régulation de la jouissance du corps par le symbolique».
Sauf que ça ne fonctionne pas; il n'y a pas de réponse générale au trauma d'être humain. Il n'y a que des «réponses singulières et sociales». C'est ce que Lacan va mettre en place comme enseignement au fur et à mesure des années. Ceci est beaucoup moins connu du grand public, parce que ça se complique grandement, il faut l'avouer. L'universalité rassure, les concepts applicables aussi, là où la trouvaille singulière réclame beaucoup plus d'ouverture, d'écoute et de questionnements.
L'inconscient n'a que faire de vos tentatives d'évasion.
J'en viens à votre deuxième question, qui fait écho à la première. Vous employez des termes très actuels («développement personnel», «gérer», «pensée positive») et vous les désignez comme effets de la psychanalyse que vous jugez pourtant vieillotte et passéiste. C'est étonnant! La discipline serait bloquée dans des interprétations désuètes, et dans le même temps elle agirait sur vous comme si vous étiez coachée.
Venons-en au point crucial. Vous dites passer beaucoup de temps à «couper les fils qui puent trop le poison» et que ceci fait obstacle pour travailler sur ce qui compte le plus dans votre vie. C'est très bien vu! Pourquoi diable «couper ces fils qui puent trop le poison»? Allez plutôt un peu les renifler et parlez-en! M'est avis que c'est dans cette «toile d'araignée» que se trouvent certaines de vos réponses. Pas celles du XIXe siècle, pas celles du tout-venant, mais bien les vôtres.
Vous opposez le pathologique à ce que vous imaginez être des liens «beaux et solides». De fait, vous tentez de vous débarrasser de ce qui est pathologique et toxique mais ça revient, l'inconscient n'a que faire de vos tentatives d'évasion.
Il va, sans doute, falloir faire avec ce «poison» qui semble avoir beaucoup de choses à raconter et n'a pas envie d'être laissé en route pour que vous puissiez aller vous épanouir dans une comédie musicale pleine de liens «beaux et solides». Ça, ce sont bien les promesses du développement personnel et de la pensée positive: l'idée qu'il est possible d'avoir des relations saines, agréables et de voir les moments toxiques comme des choses à gérer avec deux ou trois respirations par le ventre.
Pour finir, ne cherchez pas trop à expliquer vos soucis par quelques théories anciennes; parfois ça aide, ou ça tombe juste, mais peu importe. C'est vous qui avez le savoir; votre psy est là pour vous aiguiller à élaborer votre propre théorie personnelle.
Vous avez déjà franchi un point d'étape quand vous parlez d'«éthique de la retenue». Je ne sais pas à quoi ça correspond pour vous, mais c'est très joli comme formule. Ensuite, vous dites ne pas chercher à avoir un «moi bien délimité»: c'est parfait, ce n'est pas le but d'une psychanalyse.
Au fond, vous êtes en train de faire l'expérience du fait que votre symptôme n'est pas qu'une souffrance; vous le gérez, vous l'éloignez, mais vous vous sentez alors gestionnaire logistique de ce dernier, et c'est peu réjouissant. Laissez donc ce symptôme vous enseigner!