Chaque jeudi, dans Ça tourne pas rond, Mardi Noir, psychologue et psychanalyste, répond aux questions que vous lui posez. Quelles que soient vos interrogations, dans votre rapport aux autres, au monde ou à vous-même, écrivez à [email protected], tous vos mails seront lus.
Et chaque mardi, retrouvez le podcast sur Slate Audio.
Chère Mardi Noir,
J'adresse ce message dans l'espoir de m'aider à clarifier une situation. Voilà plus de deux ans que je suis en master de psychanalyse. Attiré de longue date par la discipline, je m'étais finalement décidé à explorer intensément son versant théorique.
J'ai éprouvé beaucoup de plaisir dans cette exploration et le sentiment de liaison qu'elle apportait, ainsi que d'excellents résultats. Ce jusqu'à ce qu'une rupture assez terrible fasse violemment valser mes petites certitudes conceptuelles et finalement m'amène à entamer une analyse.
Depuis, j'ai l'impression d'une contradiction profonde entre le travail d'édification du savoir que me demande mon master et la destitution de ce même savoir durant les séances.
Étant boursier, je ne peux pas simplement quitter les études et il me faut finir un mémoire dont je ne perçois maintenant que la duperie et l'onanisme intellectuel qu'il produit, ce dont mon psy convient de surcroît, au point de me sentir imposteur et de repousser le travail ou tout échange avec le directeur de mémoire. Peut-être pouvez-vous m'aider à démêler ce clivage.
Bravo encore pour tout le travail entrepris,
Hugo
Cher Hugo,
Merci pour ce message riche et fort intéressant! Je dois vous avouer une chose avant de vous répondre mais vous allez le voir, ça fait déjà partie de la réponse. Ce mail a laissé perplexe ma rédactrice en chef, qui m'a dit, je cite: «Je n'ai rien compris.» Et en effet, c'est un sac de nœuds votre histoire, des nœuds à la tête, du jus de crâne selon l'expression d'une de mes anciennes profs. De mon côté, vous m'avez fait rire, d'un rire sympathique parce que je crois comprendre un tout petit peu, avec les infos que vous me donnez, ce qui se joue pour vous.
D'après ce que vous écrivez, vous êtes entré par la grande porte, celle de l'université, pour vous confronter à la psychanalyse. La porte du savoir, des dictionnaires, des lexiques, des essais… Et peut-être que vous vous rêviez en grand professeur, maîtrisant les concepts, jonglant avec.
J'imagine que vous vous rendez compte que toutes les définitions accumulées ces deux dernières années ne vous sont pas si utiles face aux grandes questions de votre existence.
Il y avait sans doute beaucoup d'idéal derrière ce fantasme. Cela permettait aussi de trouver une place et de vous acharner. Cet effort n'étant pas insurmontable, vous aviez trouvé votre domaine. C'est un fantasme assez classique: devenir expert en une matière, objectiver les savoirs, ainsi ils sont à distance de soi, contrôlés, contrôlables, et en plus de ça, ça donne ce petit côté intello sympa.
Sauf que vous avez choisi de vous attaquer à la psychanalyse. Vous saviez donc au fond de vous que cette douce illusion ne durerait pas. Vous êtes «attiré» par la discipline depuis longtemps. Première question: qu'est ce qui a provoqué cette attraction? Quelle date? Quel événement? Quelle rencontre? Et plutôt que d'aller vous allonger sur un divan, vous avez contourné. Parenthèse: j'aurais adoré connaître votre sujet de mémoire!
Mais point trop de digressions je continue. Vous vous êtes approché lentement de la bête, vous avez cru pouvoir la domestiquer. Or, vous n'êtes pas sans savoir que la psychanalyse se fonde sur la clinique et que l'inconscient, par définition, est inconscient. C'est une béance pure. Pas un petit savoir qui hop! resurgit et qu'on peut définir et mettre de côté. Non, c'est bien plus complexe et frustrant que cela, et ça nous concerne tous, y compris les petits maîtres d'université.
Comme vous m'avez l'air intelligent, vous en avez eu l'intuition après un moment douloureux, une rupture dites-vous. Et vous êtes allé à la rencontre d'un analyste. Vous parlez d'édification du savoir d'un côté (l'université donc) et de destitution de l'autre (sur le divan). Il est là, votre clivage. Mais enfin, pourquoi définir le divan comme une destitution du savoir?
Je me fais plus bête que je ne le suis. J'imagine que vous vous rendez compte que toutes les définitions accumulées ces deux dernières années ne vous sont pas si utiles face aux grandes questions de votre existence. Oui, à cet endroit, le savoir s'effondre un peu. Mais il s'agit ici d'édifier le vôtre! D'arrêter la branlette intellectuelle et de commencer à bander vigoureusement de ce qui vous anime, vous cause, vous fait désirer.
Je ne vois pas en quoi les deux (université et divan) seraient inconciliables. J'entends bien que vous vous êtes confronté à une désillusion, qui a dû avoir un effet choc sur vous, mais d'après ce que je lis, il me semble que vous avez de quoi surmonter tout cela! Souvent, il est dit que le sujet du mémoire est un symptôme de l'auteur, n'y a-t-il pas de quoi raccrocher les wagons? Pensez à votre sujet, à ce qui vous pousse à parler de cela (même si ça semble n'avoir rien à voir) pour saisir à quel endroit vous vous trouvez dans ce travail.