Chaque jeudi, dans Ça tourne pas rond, Mardi Noir, psychologue et psychanalyste, répond aux questions que vous lui posez. Quelles que soient vos interrogations, dans votre rapport aux autres, au monde ou à vous-même, écrivez à [email protected], tous vos mails seront lus.
Et chaque mardi, retrouvez le podcast sur Slate Audio.
Chère Mardi Noir,
J'ai récemment écouté un épisode de Un podcast à soi, «Quand les pères font la loi», et il y a tout un passage sur le concept d'aliénation parentale. De ce que j'en ai compris, c'est l'idée qu'un enfant pourrait raconter qu'il a été agressé par son père alors que ce serait faux, que ce serait en quelque sorte soufflé par la mère pour que le père soit écarté. Ça m'a choquée mais ça m'a aussi interpellée, je ne comprends pas qu'on enseigne cette théorie aux professionnels de la justice. Je ne sais pas trop quelle est ma question si ce n'est avoir ton avis là-dessus?
N.
Abonnez-vous gratuitement à la newsletter quotidienne de Slate.fr et ne ratez plus aucun article!
Chère N.,
J'ai écouté cet épisode, que je conseille à nos lecteurs, particulièrement intéressant. On y saisit notamment comment l'incursion de la psychologie dans le champ judiciaire n'est pas toujours heureuse. Parce qu'il s'agit bien d'une psychologisation à outrance des comportements sans aucune finesse clinique.
Déjà, faisons un point sur ce «syndrome d'aliénation parentale». Il a été développé et théorisé par un psychiatre américain, Richard A. Gardner, au début des années 1980, dans des contextes de divorces et séparations. Dans ces situations parfois houleuses, agressives, voire haineuses, il remarque qu'un des parents peut devenir aliénant et invective l'autre parent qui devient petit à petit isolé et écarté par les enfants.
En effet, nous serions bien naïfs de penser qu'un enfant ne pourrait pas être instrumentalisé par un voire ses deux parents, de manière consciente ou inconsciente, pour porter préjudice à l'autre parent, le faire souffrir, l'accabler, etc. Une fois qu'on a posé cela, on a tout et rien dit.
Revenons au thème du podcast en quelques mots. Deux mères y témoignent; chacune raconte que son enfant a été agressé par son père, que la justice ne l'a ni crue, ni entendue, qu'elle a été jugée comme étant une mère aliénante, surprotectrice, fusionnelle et que son enfant a fini par lui être retiré pour être confié au père, pourtant désigné par l'enfant d'abord puis par la mère comme étant violent et/ou incestueux. Il y a pourtant des accusations claires, mais sur la base de ce syndrome d'aliénation parentale, la justice estime que cela a été encouragé par la mère.
Oui, il y a bien quelque chose d'effrayant à entendre ces récits. Ce que je remarque, de mon côté, c'est qu'il y a à la fois une sur-écoute des enfants dans certains cas et un déni total de leur parole dans d'autres. Quand les situations sont floues, que des enfants rapportent des choses peu claires, mystérieuses, énigmatiques, le système s'emballe, soupçonne. La possibilité de l'inceste, de la violence est fantasmée, parfois à outrance: «que veut-il dire par là?», «pourquoi se comporte-t-elle ainsi?», «il y a quelque chose de bizarre non?».
J'en ai été non seulement témoin mais aussi parfois partie prenante quand, avant d'être psychologue, je travaillais comme animatrice dans des structures pour enfants. Et puis, à l'inverse, quand les faits sont plutôt clairs, que l'enfant dit les choses sans tourner autour du pot, patatras c'est le drame, plus personne n'y croit: «on a dû mal comprendre», «non quand même, ce n'est pas possible», «c'est pour se faire remarquer».
Dans les deux cas, on n'écoute que soi. Dans le premier, on se fait des films, on joue à se faire peur, et parfois, il peut bien y avoir quelque chose, mais enfin, ça ne se fera pas sans écoute des principaux concernés. Dans le second, c'est inaudible, c'est trop précis pour que ce soit vrai. Dans les deux cas, la parole n'est pas traitée. Elle est soit sur-interprétée soit écartée; en aucun cas, elle est entendue pour ce qu'elle tente de dire.
Certains professionnels de l'enfance plaquent des théories toutes faites sur ce qu'ils observent et je peux le concevoir: c'est particulièrement délicat d'écouter, on risque d'entendre des choses horribles ou même peut-être pire, on se hasarde à n'y rien comprendre et ça, c'est insupportable. L'être humain préfère se draper de son savoir et de son pouvoir même s'il se trompe.
Quand les séparations sont douloureuses ou violentes, les enfants n'ont pas toujours d'autres choix que d'être pris à leurs dépens dans ces conflits de loyauté.
Ce que je déplore avec ce «syndrome d'aliénation parentale», c'est qu'il fait fi de la complexité psychique humaine. Il y aurait le gentil parent accusé à tort et le méchant parent, manipulateur. C'est digne d'une série Netflix divertissante, certes, mais caricaturale. Quand un juge balaye d'un revers de la main les accusations d'un enfant et d'une mère à l'encontre du père en les renvoyant à ce fameux syndrome, le seul effet que cela peut avoir, c'est la création de fait de ce syndrome. Plus vous direz à quelqu'un qu'il délire, que vous ne le croyez pas, et plus cette personne va se figer dans ses propos, qu'ils soient fondés sur une réalité tangible ou non.
Si un enfant hurle et se débat au moment d'aller chez son père (ou chez sa mère) pour x ou y raison, et que ce père tempête, invective et arrache l'enfant sous la contrainte des bras de sa mère parce que c'est SA semaine et c'est SON droit, qu'il y ait maltraitance ou non, ce moment est en soi une forme de maltraitance. Mais n'oublions pas que de nombreux parents ont l'intelligence de savoir éviter ces écueils, écoutent, cèdent sur un instant parce qu'ils savent que ça ne les discrédite pas pour toujours.
Quand les séparations sont douloureuses ou violentes, les enfants n'ont pas toujours d'autres choix que d'être pris à leurs dépens dans ces conflits de loyauté. Ils se mettent à protéger le parent en souffrance ou au contraire à le rejeter, ils acquièrent l'art de choisir ce qui peut être dit et ce qui doit rester caché. Certains, à l'âge adulte, même dans des contextes assez sereins, me racontent avoir été coupés en deux, comme si deux vies parallèles s'organisaient en eux. Bref, nous sommes aliénés par notre famille, et quand celle-ci se divise, l'aliénation devient double. Pas la peine d'en faire un syndrome, m'est avis que ce devrait être plutôt un postulat de départ pour laisser la place à ce qui se joue au cas par cas, dans chacune de ces familles.