Chaque jeudi, dans Ça tourne pas rond, Mardi Noir, psychologue et psychanalyste, répond aux questions que vous lui posez. Quelles que soient vos interrogations, dans votre rapport aux autres, au monde ou à vous-même, écrivez à [email protected], tous vos mails seront lus.
Chère Mardi Noir,
Je suis, je pense, dépressive depuis de nombreuses années, mais je n'arrive pas à passer le cap des médicaments, sauf de manière très ponctuelle. D'où ma question: est-ce qu'on est toujours soi-même quand on prend des antidépresseurs? Et d'abord, ça veut dire quoi être soi-même?
Emy
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Chère Emy,
Merci pour cette question en apparence toute simple mais qui occupe l'esprit de bon nombre d'entre nous. Vous avez raison, il ne faut pas sous-estimer le pouvoir des médicaments à opérer un changement profond de notre être. Seulement, ce changement est-il dû au médicament en tant que tel ou à son effet placebo? Que ce soit un effet positif ou négatif, d'ailleurs.
Me revient un épisode ancien. J'étais sujette plus jeune à des attaques de panique qui pouvaient durer des heures. Lors de l'une d'elles particulièrement intense, j'avais pris les premiers cachetons indiqués, sauf que la crise s'intensifiait. J'avais dans mon tiroir de bureau un médicament plus puissant, une autre molécule, en cas de non-résolution de la crise d'angoisse avec des anxiolytiques classiques. Je l'avais déjà pris par le passé et je savais qu'il était très efficace.
Je décide d'en avaler un et environ trente minutes après, le calme était revenu, mon corps et mon esprit avaient enfin le loisir de se reposer un peu. La soirée se déroule sans encombre et je découvre que je n'ai pas pris le bon cachet: j'avais ingurgité un anti-inflammatoire qui avait la même taille et forme que ledit médoc. Je n'ai pu retenir un pic d'angoisse face à ce constat.
Je me demande s'il n'y a pas une crainte de se hasarder vers l'allègement des souffrances et de découvrir que les antidépresseurs ne sont pas miraculeux.
Une autre fois, pendant un épisode dépressif douloureux, un psychiatre m'avait fait une ordonnance d'antidépresseurs. J'étais terrifiée par ce que vous décrivez –cette idée de ne plus être soi-même– tout en sachant pertinemment qu'être soi-même, à proprement parler, ne signifie pas grand-chose de tangible. Je mettais un pouvoir immense dans cette petite gélule de rien du tout, comme si elle allait me modifier et m'altérer. Mais je n'en pouvais plus de ne pas parvenir à dépasser la souffrance qui m'accablait alors, malgré une psychanalyse déjà bien entamée.
Je me souviens encore du moment où j'ai avalé le premier cachet. Extrême tension dans mon corps quasi instantanée, je ne sais même pas si l'antidépresseur avait eu le temps de tomber dans mon estomac. Ce fut immédiat. J'étais presque certaine que ça allait me tuer. Je suis sortie de chez moi pour que des passants puissent me venir en aide au cas où il se passerait quelque chose de grave. Et puis, il n'est rien arrivé. Enfin, si: ça a été de mieux en mieux, semaine après semaine.
Je me demande s'il n'y a pas une crainte sous-jacente de se hasarder vers l'allègement des souffrances et de découvrir également que les antidépresseurs ne sont pas du tout miraculeux. Nous sommes tous différents et il faudrait que vous puissiez vous pencher sur la façon dont vous vivez cet état dépressif.
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Dans mon cas, il était fortement adjoint à des comportements de mise en danger émotionnelle, comme si je ne pouvais m'empêcher d'aller vers des événements sombres, douloureux, je trouvais dans ce mal-être une sorte d'équilibre et un point d'ancrage jusqu'au jour où j'en ai eu assez. Véritablement. Il n'y avait plus de bénéfices à vivre dans les ténèbres. Malgré tout, je savais ce que je voulais quitter mais ne savais pas ce que j'allais trouver en abandonnant cette façon de jouir de la vie.
C'est sans doute là que se loge le questionnement légitime du «Vais-je encore être moi-même?». Je le traduirais plutôt par cette formule: «Comment vais-je réussir à jouir de nouveau?» Comment supporter le vertige de l'inconnu et du mieux-être? Le désespoir leste au sol, ça a du poids. Le plaisir et le bien-être portent en eux cette légèreté, il faut le souligner, limite angoissante, comme si le corps soumis à trop de satisfactions allait se désagréger, se dissoudre ou s'envoler.
Ce ne sont pas les médicaments qui font le travail, ce sont les personnes, et certaines ont besoin de cette aide chimique pour réenclencher le désir.
Certains antidépresseurs lissent un peu les affects. Dans un premier temps qui dure plus ou moins, on est moins triste et moins heureux, la libido s'amenuise. Puis ça revient: la tristesse, le bonheur, les orgasmes aussi, mais sous une autre forme, pas celle d'avant, pas celle qui nous mettait autant à plat. Les émotions s'émoussent, le temps de laisser derrière soi ce qui justifiait notre vie jusqu'ici. Cela soulage. Cela permet de réfléchir en étant moins parasité par les pleurs et l'épuisement.
Et puis l'envie revient, les prises de risques aussi, même la déprime parfois –on ne change pas un tempérament. Seulement, ça dure moins longtemps, on trouve plus rapidement des solutions, l'état est moins figé. Ce ne sont pas les médicaments qui font tout ce travail, ce sont les personnes et certaines d'entre elles ont besoin de cette aide chimique pour réenclencher le désir. Rien de magique là-dedans, juste quelques molécules. Ma seule recommandation sera la suivante: il faut être prêt à supporter tout ça. Sinon, malheureusement, les antidépresseurs ne serviront pas à grand-chose.