«Tout ce qui se classe empeste la mort.»
— Jean Cocteau, La Machine infernale (1932)
Ghislain de Neuville lisse ses cheveux gris vers l'arrière, première étape d'un cérémonial immuable. Sa berline entre dans la cour de l'Élysée, les journalistes arment déjà leur caméra. Le voiturier entrouvre la portière, les photographes crient son nom aussitôt. Dès que les graviers crissent sous ses bottillons, fusent les premières questions. D'ordinaire assez plates, aujourd'hui plus agressives: «Monsieur de Neuville! Pourquoi la présidente ne répond-elle pas aux émeutiers?» Un autre, agitant son micro à bout de bras: «Quand va-t-elle s'exprimer? Monsieur le conseiller! Les Français ont-ils encore une présidente?»
D'autres suppliques se bousculent mais Ghislain, visage pincé, presse le pas et gravit d'un trait les marches du palais, laissant la presse hurler derrière le cordon rouge qui la maintient à distance. Dans le calme du hall d'entrée, ses bottines claquent sur le marbre comme les trois coups annonçant une pièce de théâtre.
«Attends!»
C'est le ministre de l'Intérieur, suant, qui lui attrape la manche: «Tu sais ce qui se passe, toi? Elle répond pas, bordel!» «Cellule de crise. Garde rapprochée uniquement», lâche Ghislain avant d'arracher son bras et de reprendre sa route. «Te fous pas de ma gueule!, éructe le gros bonhomme. Le ministre de l'Intérieur, lourdé de la cellule de crise?»
«Désolé, Christian», lâche de Neuville en poursuivant vers l'escalier Murat. Détail inhabituel: des hommes du GSPR, le Groupe de sécurité de la présidence de la République, en bloquent l'accès. «N'importe quoi! C'est du grand n'importe quoi!», hurle encore le ministre, furieux. Ghislain, sans ralentir, le désigne d'un doigt par-dessus son épaule au plus balèze des agents: «Ali! Vous me le gardez à l'œil celui-là, il ne passe pas, OK?» D'une main, l'agent stoppe Ghislain: «Moi, c'est Yassir, monsieur de Neuville.» Ghislain fusille du regard la main blasphématoire posée sur son costume impeccable, mais l'agent ne semble en rien impressionné. Sa patte impassible ne bougera pas.
Ghislain | Ali, Yassir, j'ai confondu. Ça arrive, désolé. Mais là, j'ai besoin d'aller bosser, donc on va rester pros et... |
Yassir | Personne ne passe. |
Ghislain | De qui ça vient cette connerie? C'est elle qui vous a dit ça? Où est-elle? Dans son bureau? Dites-moi! |
Yassir | Personne ne passe. |
Ghislain | Non, vous l'avez mal comprise, personne ne passe, sauf moi. Allez! Y a le feu, là, on se bouge! |
Ghislain s'enhardit jusqu'à tenter de pousser la grosse main qu'on lui oppose. Elle ne bouge pas d'un pouce.
Yassir | Soyez gentil, ne restez pas là, monsieur de Neuville. Vous gênez la circulation, la dame veut passer. |
Ghislain n'entend d'abord que des verres s'entrechoquer puis, entre les agents massifs, apparaît un plateau, enfin une serveuse, tailleur noir et chemisier blanc. Franchissant le barrage, elle ouvre une maigre brèche dont Ghislain n'a pas le temps de profiter: l'agent se repositionne déjà en travers de sa route.
Ghislain, dégainant son téléphone, rebrousse chemin sous les moqueries du ministre de l'Intérieur: «Bah alors? Toi aussi, finalement, t'es out? Laisse tomber, elle est sur répondeur...» Ghislain tente de garder une contenance mais, tombant en effet sur la messagerie de la présidente, raccroche en sifflant: «La vieille bique. Si elle croit que je vais en rester là...» Il plante le ministre au milieu du hall pour emprunter, dans l'autre aile, un long couloir avec de la moquette partout et au bout... Il y est, ses souvenirs étaient bons. Une porte de service, réservée au petit personnel. On ne se débarrasse pas ainsi de Ghislain. Il dégaine son badge. Lumière rouge, buzzer grave: accès refusé. Il réessaye. Une fois, deux fois, puis de plus en plus vite à mesure qu'il s'énerve. «Merde!» Malgré la moquette, il perçoit derrière lui un bruit de talons et de tasses qui s'entrechoquent. C'est la serveuse qui avait franchi le barrage. Approchant, elle écarte Ghislain d'un geste de la main: «Pardon. Je crois que j'ai ce qu'il vous faut.» Elle glisse son badge sur le capteur, la porte déverrouillée révèle un escalier. «Suivez-moi.»
Ghislain lui emboîte le pas. Elle monte vite, le quinqua souffle: «Pourquoi vous faites ça? Vous pourriez vous faire virer.» Elle se retourne brièvement: «Vous m'avez l'air pressé pour que je vous détaille mon CV...» Reprenant son ascension: «Je m'appelle Najwa Birani et je ne compte pas servir le thé toute ma vie.»
Ghislain | Je vois. Vous espérez une promotion. |
Najwa | Je sais qui vous êtes, hein. Je sais aussi qu'il se joue en ce moment quelque chose d'énorme. Je vous ouvre, en échange, laissez-moi vous suivre dans le bureau de la présidente. |
Ghislain se retient de pouffer de rire, Najwa pourrait croire à une toux de fumeur. Il la rejoint sur le palier. Premier étage, celui de la présidente.
Ghislain | Et... à quel titre? Je vous introduis comment? |
Najwa | Dites ce que vous voulez, je me mettrai dans un coin, on ne me remarquera même pas. |
Ghislain | Eh bien, vous ne manquez pas de culot, mademoiselle! |
Najwa | En politique, le culot, c'est la base, non? |
Bip de validation, la porte s'ouvre sur une antichambre. Ghislain suit Najwa en direction du salon doré qu'occupe la présidente. Il y a du monde dans le couloir, des chefs de cabinet qui tourbillonnent en téléphonant, des assistants qui speedent, chargés de dossiers... À peine quelques foulées dans cette agitation que Ghislain pousse Najwa dans le dos, si fort qu'elle tombe avec son plateau et tous ses verres et embarque au sol un conseiller qui passait, ses lunettes, son portable et sa serviette pleine de documents qui s'envolent. «Un couteau! Elle a un couteau! À l'aide!», crie Ghislain, profitant de la confusion pour se faufiler jusqu'au salon doré. Les deux agents chargés d'en garder l'entrée s'étant rués vers Najwa, Ghislain pousse sans frapper la porte capitonnée et la referme rapidement derrière lui. Plus un bruit.
La présidente, Laurence Pilon, siège derrière son bureau mais Ghislain ne reconnaît pas l'invité assis face à elle. Un type sans âge, sec, droit dans son costume noir. Froid comme le ton de la cheffe de l'État quand elle lâche: «Je peux savoir ce que tu fais là, Ghislain?» Avant qu'il n'ait pu répondre, on toque à la porte. C'est le responsable de la sécurité qui passe une tête penaude: «On le sort?» Pilon le congédie de la main: «Ça va, ça va. Puisqu'il est entré...» Quand la porte se referme, la présidente se tourne à nouveau vers Ghislain: «Sois bref, je suis en rendez-vous.»
«Je le constate, grince Ghislain. Qui c'est, ce croque-mort? On enterre la République et je ne suis pas invité? Tu m'écartes? Laurence, quoi que tu mijotes, si tu ne veux pas entendre mon avis, c'est mauvais signe... Sans doute la pire connerie de ta vie!» Le téléphone de la présidente vibre: «Mon Dieu! Montluçon a basculé. Après Corte, Belley et Sarlat ce matin, on en est à... 186 sous-préfectures aux mains des manifestants. Et toutes les préfectures!» «Tu es cheffe des armées, non? Sers-t'en», la coupe Ghislain. «Pacifiques. Ce sont des occupations pacifiques», rappelle Laurence Pilon. «Occupations quand même, balaye de Neuville. Deux ou trois coups de feu et ils s'envoleront comme des moineaux!» L'homme en noir décroise les jambes, les recroise dans l'autre sens et lâche: «L'autoritarisme ne vous sauvera pas, Neuville. Pas cette fois.»
Ghislain | Mais bordel, c'est qui, lui!? |
L. Pilon | Un homme qui a mieux à me conseiller, figure-toi, que de tirer dans le tas. Jean-Jacques Van Buiten. Il défend les intérêts de Whuzz, le réseau social. |
Van Buiten | Je suis surtout là dans votre intérêt, madame la présidente. |
Ghislain | Il te vend quoi, des pouces en l'air? |
L. Pilon | Tu es tout juste toléré dans cette pièce, Ghislain, alors du calme. |
Van Buiten | Je ne vends rien, je conseille. Madame la présidente en a peut-être assez des vôtres, qui ont mené la France dans l'impasse où elle se trouve: des grèves, dures, partout. Tout ce qui ressemble à un bâtiment officiel: occupé. Les partis politiques: hors sol, lunaires, discrédités... Je serais conseiller à l'Élysée, je me dirais qu'il est peut-être temps d'écouter l'opinion! |
Ghislain | Déballez votre camelote, qu'on en finisse! Où voulez-vous en venir? |
Van Buiten | La seule solution, vous le savez, c'est une Constituante. Une assemblée constituée d'amateurs, tirés au sort, qui aura forcément besoin d'une aide technologique, d'un assistant démocratique. Voilà ce que développe Whuzz. Notre «camelote», Neuville, est l'intelligence artificielle la plus performante du marché. Zéro angle mort. Qui mieux que le plus grand des réseaux sociaux pour savoir ce que les Français veulent vraiment? |
Ghislain | Laurence, on doit se concentrer sur la crise, pas sur ces branlettes virtuelles! Laisse-moi dégager ce guignol! |
L. Pilon | Qu'il poursuive, au contraire. Quand tu as fait irruption, monsieur allait me donner des exemples d'application concrète, c'est cela? |
Van Buiten | Bien sûr. Prenez la pandémie. Notre algorithme aurait pu la prédire. Avec quelques jours d'avance, à partir des échanges sur les états de santé... Imaginez si, dès le frémissement de ces signaux faibles, une commande automatique de masques s'était déclenchée. Un vaccin mis en production. Les contrôles aux frontières renforcés, que sais-je? Quelques ordres passés à temps et peut-être que les gens vous feraient encore confiance... |
L. Pilon | Qui sait? Un détail me chiffonne, tout de même. Si l'algorithme, comme vous le disiez, mouline toutes les infos disponibles, jour et nuit, scrute et ajuste lui-même en temps réel, le pays tourne quasiment... tout seul? |
Van Buiten | Vous vous trouverez un peu dans la position du commandant de bord qui enclenche le pilote automatique, oui. |
L. Pilon | Bah... Qu'est-ce que j'y gagne? |
Van Buiten | À vous de voir. La transition est inévitable mais vous, madame Pilon, quel rôle voulez-vous y jouer? |
Van Buiten marque une pause, peut-être dans l'espoir d'une réponse, plus sûrement pour savourer son effet. Une pause si longue que la présidente finit par craquer:
L. Pilon | C'est-à-dire? |
Van Buiten | Soit vous continuez à faire la sourde oreille, et on sait comment finissent dans ce pays les souverains entêtés... |
Il laisse à nouveau planer sa phrase dans le bureau avant de reprendre, bien plus cabot que son costume sombre ne le laissait présager:
Van Buiten | Soit vous menez le changement voulu par les Français et devenez la présidente qui a su accueillir les technologies. |
L. Pilon | Je pacifie le pays, oui. Mais personnellement... |
Van Buiten | Vous incarneriez tout simplement le futur de la démocratie! Et votre nom, madame, trouverait sa place dans les livres d'histoire. |
Ghislain | Laurence, enfin! Une Constituante? Laisser siéger des péquenauds furieux, qui te détestent, chapeautés par un logiciel qui fourre son nez partout... À quel moment ça ressemble à une bonne idée? Il va t'arriver quoi, à ton avis? |
L. Pilon | Je suis certaine que Whuzz a prévu des garde-fous, n'est-ce pas? |
Van Buiten | Des garanties, des moyens d'intervenir discrètement dans le processus? Ce que nous appelons des backdoors, des accès dérobés? Désolé, madame la présidente: je ne pourrai rien dire à ce sujet tant que nous n'aurons rien signé... |
Ghislain | Attendez. Moi aussi, un détail me chiffonne. Si votre algorithme «devine» ce que veulent les Français, ils n'iront plus aux urnes? Du tout? (Ghislain force un rire moqueur.) Vous croyez vraiment les calmer en leur supprimant le droit de vote? |
Van Buiten | Les Français n'ont pas attendu Whuzz pour bouder les isoloirs. Les jeunes ne savent même plus ce que c'est. Avec l'algorithme, au moins, on vote partout, tout le temps, dès qu'on interagit. Quand on lit, quand on commente, quand... |
Ghislain | Espionnage permanent, quoi. Tu le vois, le piège, Laurence? Tu la vois, la mainmise américaine sur nous? |
L. Pilon | Avouez, Van Buiten, qu'en termes de souveraineté... Comment être sûre avec votre logiciel et ses backdoors que la France ne sera pas téléguidée par la Maison-Blanche? |
Van Buiten | Pas vous, madame la présidente, pas les théories du complot! Son indépendance totale est au cœur du succès de Whuzz. Son socle. La promesse qui lie l'entreprise à ses milliards d'utilisateurs. Quand la Maison-Blanche a exigé l'accès à certaines données sensibles, Whuzz s'est battu jusqu'à la Cour suprême pour l'en empêcher. Et a gagné, concrètement, consultez les archives! |
Ghislain | Ni Dieu, ni maître, en somme. Des mercenaires. Vous irez toujours aux meilleurs payeurs. |
Van Buiten | Mais qui parle d'argent? Nos services sont gratuits! Vous n'aurez rien à payer. Nous vous aidons simplement à récolter et à traiter toutes les données, dont certaines nous intéressent particulièrement mais souffrent encore d'une certaine, dirais-je, pudeur des utilisateurs: casier judiciaire, dossier médical... Bref. (Il se lève.) Madame la présidente, vu la tournure que prend la discussion, je préfère vous laisser. |
L. Pilon | Mais non, restez un peu. Ghislain va se calmer... |
Ghislain | Sûrement pas! Si tu les laisses entrer, Laurence, t'es foutue. Les colocations, à l'Élysée, ça n'existe pas. |
L. Pilon | Si je veux y rester, à l'Élysée, je n'ai pas le choix. |
Ghislain | Je te dis que ça pue l'arnaque. Et mon flair, tu lui dois tout. Souviens-toi. Écoute-moi. |
L. Pilon | Je vais faire ce qui me semble le mieux pour le pays. |
Ghislain | Arrête ton cirque! Tu l'aurais jamais dirigé sans moi, ce pays! Tu serais restée une vulgaire députée, tu le sais. Alors cette fois encore, bordel, écoute-moi! |
L. Pilon | Monsieur le conseiller, dernier avertissement. Vous dépassez les bornes. |
Ghislain | (Emporté par la colère) Tu bazardes l'Élysée et c'est moi qui vais trop loin? Écoute-moi bien. Écoute-moi, espèce de... |
Deux semaines plus tard:
Ghislain | ...conne! Mais quelle conne! |
Désormais au chômage, Ghislain de Neuville enchaîne les whiskies tourbés au comptoir du Dandy's, à Paris, dans le quartier de l'Hôtel de Ville. Deux grands écrans diffusent les infos en continu, dans le brouhaha duquel les clients viennent commander qui leur café qui leur Perrier.
Journaliste (à la télé) |
Dans quelques minutes, madame la présidente conclura ces premiers jours de travail de l'Assemblée Constituante. Puis l'Algorithme s'adressera à la nation, on ne sait toujours pas sous quelle forme: va-t-il envoyer un communiqué, va-t-il parler? Zoubir Guelzim, vous êtes sur place, à quel type d'annonces peut-on s'attendre? |
Reporter (à la télé) |
On attend de l'inédit! Rien n'a encore fuité de l'Assemblée qui se réunit en ce moment à huis clos. Ces 150 Français tirés au sort sont conseillés par un algorithme: ils ne sont pas là pour décider. Leur mission, rappelle le communiqué, est de modérer, trier et interpréter les opinions des Français qui remontent en continu via la plateforme Whuzz et toutes ses ramifications... |
Ghislain | Pfff... Que des conneries! |
Le jeune barman, lui, sourit à ces nouvelles.
Ghislain | Ça te fait bander, hein, t'es content? Oh! Remets-moi un whisky! Et réponds-moi: t'es content? |
Le barman | Je travaille, m'sieur de Neuville, j'peux pas vous parler tout le temps. |
Ghislain | Ah si! Tant que je consomme tu dois me causer, c'est compris dans le tarif. Sers-moi un whisky, d'ailleurs, fais ton boulot! |
Le barman | La machine vous bloque encore huit minutes avant le prochain, elle dit que vous avez trop bu. |
Ghislain | «La machine?» C'est elle qui te commande maintenant? Attention, tu vas finir obsolète, comme moi. Obsolète... Tu trouves que j'ai une gueule d'obsolète? |
Un client | Vous pouvez monter le son de la télé, siouplait? |
Entre le percolateur qui siffle et le lave-vaisselle qui fume, le barman trouve la télécommande et s'exécute.
Journaliste (à la télé) |
...ça pourrait concerner les écoles, on sait les Français très attachés aux questions d'éducation, mais ça pourrait également concerner les impôts, Zoubir Guelzim, qu'est-ce qu'il se murmure sur place? |
Reporter (à la télé) |
Si l'Assemblée suit les sondages, sa priorité sera de faire des économies. En finir avec la première cause d'exaspération des Français: la mauvaise gestion des impôts. Les nombreux scandales... |
Journaliste (à la télé) |
Zoubir, pardon, je vous coupe, la présidente va parler! |
Des «chuts» s'élèvent du bar et le silence se fait. Laurence Pilon apparaît, grave et théâtrale.
L. Pilon (à la télé) |
Françaises, Français, mes chers compatriotes. Notre pays a retrouvé un peu de calme depuis que j'ai initié la grande refonte démocratique de nos institutions. Sachez que je suis prête, ainsi que les organes de l'État, à mettre en œuvre les décisions de l'Assemblée constituante populaire. C'est avec une émotion toute particulière que je fais franchir à la France un pas vers cet avenir technologique qui peut effrayer certains d'entre vous, je le conçois, j'ai moi-même douté... Mais j'ai, de tout temps, placé l'unité de la Nation au-dessus de mes intérêts. |
Ghislain | Putain! C'est de moi cette formule! |
Le barman | Hé, y en a qui écoutent! |
La présidente continue sur le même ton forcé:
L. Pilon (à la télé) |
...dans ce monde nouveau, nous n'aurons plus à rougir de notre démocratie. Le fier navire qu'est notre pays, je le guiderai suivant le cap que vous allez fixer. Vive la France, vive la République numérique! |
La présidente, dans un grand sourire, laisse le micro à Najwa qui s'avance.
Journaliste (à la télé) |
C'est maintenant Najwa Birani, une des porte-parole choisies par l'Algorithme, qui va détailler le premier conseil donné à la Nation... |
Ghislain | Je la connais! C'est celle qui servait les cafés! La petite maline qui voulait entrer dans le bureau de la présidente! |
Des clients | Chut! |
Ghislain | Aux chiottes, la porte-parole! Terroriste! |
Un client | Mais ferme-la! |
Najwa (à la télé) |
L'Assemblée constituante adopte ce jour (114 voix pour, 2 contre, 26 abstentions) la première proposition de l'Algorithme. Sachant que cet algorithme a été programmé pour traduire la volonté du peuple français. Sachant que les principes guidant son action sont, dans l'ordre fixé par les citoyens: 1/assurer le bien-être de chacun sans discrimination 2/faire des économies 3/ne jamais mentir. Son premier décret honnête, efficace et juste, consiste donc à mettre fin, dès ce soir, aux fonctions de tous les élus, à commencer par la présidence de la République. |
Najwa doit faire une pause, coupée par les réactions de surprise qui montent de la salle de presse. Au second plan, on voit Laurence Pilon se décomposer, de sa bouche bée à ses chevilles qui flageolent.
Ghislain | Je t'avais prévenue, vieille bique! |
Najwa reprend en haussant la voix:
Najwa (à la télé) |
Ceci n'est qu'une première étape dans le projet qu'a l'Algorithme de rationaliser la vie publique, mais elle nous offre déjà une économie de... 4 milliards d'euros par an! Soit 1,6% du budget de l'État. Car la révocation des élus implique aussi la disparition de toutes leurs équipes, comme de toutes celles et ceux, techniciens, standardistes, jardiniers, qui gèrent les innombrables assemblées qui constellent notre pays. Et maintenant? Voulez-vous revendre les bâtiments qui abritaient ces activités politiques? Les réaffecter à d'autres missions? N'hésitez pas à vous exprimer sur le sujet, nuit et jour, sur Whuzz. Faites-vous entendre pour être sûr de peser dans les prochains décrets! Fin du communiqué. |
Des applaudissements nourris retentissent dans le bar, finissent par se dissiper en brouhaha, les discussions entre clients reprennent.
Ghislain | Regardez-moi ces veaux, ils croient avoir gagné au loto! Parler pognon d'entrée, bravo! Cet ordi a déjà tout compris à la politique. Il va nous falloir une Résistance... Il va nous falloir... un chef! (Il saute de son tabouret.) Français! Pilon s'est fait enfler, mais nous n'avons pas perdu la guerre! Moi, Ghislain de Neuville, je serai votre De Gaulle! |
En guise de réponse, on entend un «Ta gueule!», deux ou trois «Sortez-le!». Ghislain se rassoit.
Le barman | De Gaulle, c'est vrai? Vous comptez vous exiler? |
Ghislain | Qu'est-ce que j'irais foutre à Londres, imbécile? Quelle heure est-il? C'est bon, pour le whisky? |
Dans le prochain épisode:
L'ancien conseiller présidentiel, refusant de se reconvertir, se retrouve au plus bas. Quand un reboot national de l'Algorithme prive le pays de services publics quelques heures durant, ce n'est pas le chaos que Ghislain espérait, mais l'occasion tout de même d'entrevoir une faille dans le système. Ce grand vide momentané, mal vécu par les Français, lui inspire une contre-attaque.