Jean-Claude Gaudin, maire de Marseille depuis 1995, ne se présente pas pour un cinquième mandat, laissant le jeu électoral plus ouvert que jamais. Qui sera le prochain maire? Revue des candidatures et des problématiques qui rythmeront la campagne pour 2020 dans notre série, La Bataille du Vieux-Port.
«V'là, c'est tout mon héritage.» Jean-Robert le Fur tatope fébrilement contre le toit d'une 206. Le pare-chocs de la voiture a des airs de Titanic: des coups, quelques rayures et pas mal de sang d'insectes. «Je dors dans ma bagnole, continue celui qui tient à être surnommé “Furax”. Au printemps ça va. Mais avec la canicule, beh, le jour, je tiens pas.» La chaleur, plus de 43 degrés, écrase les boulevards de Marseille. Jean-Robert transpire, sort un Banco de sa poche, gratte le carton avec ses ongles. «Encore paumé. Je m'achète du fantasme. Dès que je trouve de l'argent, je joue au loto. J'imagine plein de choses: une maison, un jardin, la télé avec des tas de films.»
L'histoire de Jean-Robert le Fur aurait pu ressembler à un roman de Jack Kerouac. Ancien ouvrier tourneur, il a tout quitté pour partir à l'aventure: «Je créchais dans le Nord. J'en avais ma claque. Avec mon petit boulot, les dettes, le célibat, etc. J'ai même pas été licencié. C'est moi qui me suis barré.» Furax enchaîne les kilomètres. Il passe par le Mont-Saint-Michel –«pour contempler l'Ange»– et longe la côte en descendant vers Bordeaux.
Le road trip romantique se transforme en enfer. «Plus un rond. Plus d'essence. Je me dis que je vais travailler, arrêter les bêtises.» Mais la rupture est consommée. «Impossible de remonter la pente.» Deux ou trois boîtes d'intérim font bien appel à lui. En vain. «Leurs propositions étaient assez folklo: gardien d'une usine désaffectée. La trouille de ma vie. Devait y avoir des fantômes ou des dinosaures.»
Les rêves de l'ancien ouvrier tourneur se fracassent peu à peu contre le monde moderne. Celui qui croyait encore à une certaine aristocratie de la révolte doit se rendre à l'évidence: son goût pour la liberté a fait de lui un SDF. «Un appart sur Bordeaux? T'y penses même pas. Je contacte un vague cousin. Il me fait don de 300 euros. Que du bonheur. Direction Marseille.»
Les huit morts de la rue d'Aubagne
L'eldorado phocéen brille de mille feux. «On m'avait dit des tas de choses sur cette ville. Je croyais surtout pouvoir y loger pas cher.» L'atterrissage fut cependant difficile. Furax fréquente des squats. «Des maisons barricadées desquelles on avait fracassé la toiture. Des gars faisaient cuire la nourriture sur un petit réchaud. Un truc de camping.» Malgré les «tafs» irréguliers et les multiples «gâches», Jean-Robert le Fur ne se loge pas. «On me demande un CDI pour louer un taudis des années 1930.»
En désespoir de cause, notre homme accepte d'être hébergé par des «demi-connaissances». Les logements sont généralement insalubres, lézardés au plafond et suintent d'une humidité qui vous colle à la peau. «Le drame de la rue d'Aubagne m'a complètement bouleversé, avoue Furax. Huit pauvres innocents tués par l'effondrement de deux immeubles. Tu veux savoir? Je ne suis pas du tout surpris. Quant à moi, je préfère encore dormir dans ma voiture. C'est presque moins risqué.»
Quatre membres du conseil municipal sont accusés de louer des logements supposés insalubres.
Il est 9 heures du matin lorsque ce 5 novembre 2018, Julien, Taher, Cherif, Fabien, Simona, Niasse, Ouloume et Marie-Emmanuelle périssent dans l'effondrement de leurs appartements des 63 et 65, rue d'Aubagne. L'onde de choc laisse une ville groguie. Marseille pleure ses victimes. La colère gronde.
Très vite, les révélations pleuvent. Quatre membres du conseil municipal sont accusés de louer des logements supposés insalubres. Les loyers, 520 euros pour un 15 mètres carré, indignent la population. Passés le deuil et la tristesse, des collectifs citoyens sortent du bois. Leur but: «Mener une grosse bataille» pour interpeller les responsables politiques.
Le délogement, un symptôme
Kevin Vacher participe à l'organisation de «l'offensive». Ce jeune sociologue, membre à part entière du collectif du 5 Novembre, travaille depuis maintenant huit mois à faire valoir les droits des personnes délogées. «J'habite moi-même rue d'Aubagne, précise-t-il. Lorsque les immeubles se sont écroulés, ma vie a basculé. Je connais au moins quatre amies qui ont été évacuées. L'une d'entre elles vivait à la lisière du périmètre de sécurité établi autour des bâtiments. Au bout de dix jours, elle a pu rentrer chez elle. Une autre habitait un immeuble en péril. Jusqu'à la mi-décembre, aucune alternative ne s'est présentée. Hormis quelques hôtels.»
La question du délogement est symptomatique d'une certaine gouvernance. L'inefficacité des pouvoirs publics oblige la société civile à prendre le relais: rencontre avec les victimes sinistrées, aide aux démarches juridiques, mise en place d'une permanence. Le constat crève les yeux. Les citoyen·nes, à Marseille, s'organisent pour pallier les dysfonctionnements du système.
«Nous avons élaboré une Charte du relogement digne, explique Kevin Vacher. Elle fut co-construite avec la population ainsi que plusieurs associations.» L'objectif est clair: bâtir «un cadre juridique et politique» pour assurer un avenir aux personnes délogées.
La situation à l'heure actuelle reste d'ailleurs extrêmement précaire. Par exemple, 650 personnes n'ont toujours pas trouvé de solutions. «Au conseil municipal, abonde le jeune sociologue, certains élus ne participent jamais aux négociations. La mairie et l'État n'ont jamais été pro-actifs.»
La lutte engagée s'avère souvent âpre. Elle réserve parfois de mauvaises surprises, comme ce jour du 1er avril où la ville confirme la fin de la gratuité des repas pour les personnes délogées. Ce sont alors 3,80 euros que les individus sinistrés et leurs familles déboursent pour manger au resto U. La mairie tente une ultime justification: «Plus de 30.000 repas chauds ont été servis depuis le 10 novembre.» Rien n'y fait. La défiance s'installe entre les collectifs et certain·es élu·es. «Nous n'avons pas confiance dans la bonne la volonté de la municipalité», souffle Kevin Vacher. Le bras de fer est intense. Il aboutit, le 2 juillet, à la signature par la ville et le préfet de la Charte du relogement.
«La mairie et l'État doivent faire le taf rapidement. On ne cédera rien.»
«Nous entamons une deuxième phase du combat, poursuit le sociologue. La Charte doit maintenant être respectée. Nous insistons sur six points. Notamment la question de l'insalubrité au moment de la réintégration dans les appartements, la qualité du relogement temporaire, l'accès transparent au document administratif ou encore la problématique des propriétaires occupants.»
La prise en charge des loyers dûs par les foyers délogés ainsi que la question, brûlante, du suivi psychologique et social des enfants, sont aussi à l'ordre du jour. Les minots arrivent régulièrement en état de sidération dans leurs nouvelles structures d'hébergements. Des immeubles en périls, des parents fatigués, ces déplacements, l'incertitude du lendemain, etc. Les bambins encaissent, toujours souriants, mais la perte de repère est vécue comme un drame. «On rentre dans un rapport de force un peu plus costaud, confirme Kevin Vacher. La mairie et l'État doivent faire le taf rapidement. On ne cédera rien.»
Une Charte du relogement
«Ne jamais rien céder.» La question du logement s'installe dans le débat public. À quelques mois des élections municipales, l'opposition s'active. Des figures émergent. Parmi elles Benoît Payan, jeune chef de file du Parti socialiste (PS) phocéen. Celui qui fut marqué par le séisme politique du 21 avril 2002 ne mâche pas ses mots. La tragédie du logement constitue à ses yeux un marqueur de la gestion municipale.
«Cette vieille politique est la cause des dysfonctionnements de la ville, commence-t-il. Elle ne sait plus répondre à nos problématiques, elle fixe de mauvaises priorités et utilise la pire des méthodes.» Les membres du conseil municipal impliqués dans la location d'appartement indigne sont particulièrement visés. «Je suis pour la tolérance zéro tranche le responsable socialiste: des marchands de sommeil ne peuvent pas être élus. Ils doivent démissionner. Au passage, c'est toute la relation entre les citoyens et leurs représentants qu'il faut repenser.»
Et de proposer, dans ce cadre, la définition d'une charte éthique. Il s'agirait «d'un contrat de responsabilité entre élu et citoyen. Être élu, c'est un certain nombre de droits, mais ce sont aussi des devoirs. J'ai par exemple récemment demandé à ce qu'on retienne les indemnités des élus qui se permettent de ne pas venir aux commissions et au conseil municipal. C'est pourtant le minimum!»
Si pour Benoît Payan la signature de la Charte du relogement par le préfet et la mairie se révèle être un progrès, tout reste encore à faire. «C'est une première réponse. Une véritable mesure de changement serait un “plan des 40.000”.» Projet ainsi baptisé en raison du nombre d'habitats insalubres décomptés sur Marseille. «Ce plan serait l'occasion d'associer l'État, les services municipaux et métropolitains, avec les habitants et les collectifs: il viserait à réhabiliter les logements et à s'approprier ceux loués par les marchands de sommeil afin de les transformer en logis sociaux.»
«Il existe plus de 30.000 logements vides. C'est l'équivalent d'un XVIIe arrondissement.»
Le programme défendu par Benoît Payan implique une refonte totale du droit à la ville. Le cœur du dispositif étant l'accès à un habitat qui se voudrait digne, partagé et écologique. «Il est grand temps de favoriser la mixité sociale. Il faut un toit pour pour les jeunes couples, les personnes âgées, les cadres ou les précaires. Tous les Marseillais doivent pouvoir se loger décemment. On pourrait privilégier une architecture plus respectueuse de notre espace urbain. Enfin, les commissions d'attribution des appartements sociaux pourraient associer les citoyens, pour éviter les soupçons de clientélisme. Il faut également encourager les nouvelles formes d'habitat participatif ou intergénérationnel. Aujourd'hui, il existe plus de 30.000 logements vides. C'est l'équivalent d'un XVIIe arrondissement: d'un arrondissement supplémentaire! Il y a de quoi encaisser quatre décennies d'accroissement démographique sans couper un arbre, sans massacrer notre patrimoine historique ou naturel. Cela doit devenir une priorité.»
Jeune espoir du PS, Benoît Payan sait combien le combat culturel est fondamental. Sa vaste culture personnelle détonne au sein du paysage politique marseillais. Grand lecteur du marxiste italien Antonio Gramsci, il apprécie Mozart et estime que «Missak Manouchian a toute sa place au Panthéon». Il voue par ailleurs «une admiration sans borne pour les combattantes kurdes». Localement, il affirme que «le courage d'Irma Rapuzzi, décédée l'année dernière, a été sous-estimé. Orpheline de guerre à 4 ans, résistante, elle a été l'une des premières (et rares) femmes sénatrice sous la IVe République».
Sa vision du rassemblement des forces dites «de progrès» mêle à la fois conviction et réalisme. «Je participe très souvent à des débats publics, poursuit-il lentement. Ce bouillonnement est porté par plein de collectifs: Marseille et moi, Mad Mars, Laisse béton, Un centre ville pour tous et plus récemment les États généraux de Marseille qui se sont tenus les 22 et 23 juin derniers. J'y vais surtout pour écouter. Ce que j'y découvre au sujet d'expériences et même de propositions est parfois beaucoup plus pertinent que les discours lénifiants de certains élus.»
Partis phocéens fossilisés
Les partis traditionnels, dans ce contexte, n'ont plus le vent en poupe. Hiérarchiques, fossilisés, rongés par des guerres d'égo, prêts à tous les renoncements. On croirait entendre, dans la bouche de jeunes militant·es citoyen·nes, les mêmes discours spontanéistes que ceux qui avaient conduit à la candidature de José Bové lors de la présidentielle de 2007. Avec les résultats que l'on connaît.
La différence est cependant de taille: il ne s'agit plus de fédérer une vague gauche de la gauche mais bien de reconstruire un immense espace politique laissé en ruine depuis 2017. «Le rassemblement est la condition indispensable pour changer le destin de notre ville, analyse Benoît Payan. Nous avons trop souffert de nos divisions et de nos guerres de clocher. D'ailleurs, sans rassemblement, nous courrons le risque de disparaître complètement de l'hémicycle. Avec le danger du Rassemblement national (RN), il n'y aurait plus aucun contre-pouvoir de gauche, écologiste ou citoyen à Marseille.»
«Peu importe si certains ne veulent pas du mot “gauche”. Son idéal est toujours vivant: c'est l'idéal égalitaire.»
S'unir ou disparaître. L'opposition phocéenne doit-elle, pour autant, abandonner le vieux clivage droite-gauche? Certains membres des collectifs en effacent soigneusement toute référence. Que faire? Benoît Payan, peut-être par goût du combat culturel, reste fidèle à son héritage intellectuel: «Je suis de gauche, et je ne crois pas que le clivage soit dépassé. Pour autant, il est aujourd'hui mis à mal par des responsables politiques qui ont longtemps pensé que les appartenances suffisaient à attirer les gens. Ils ont abandonné leurs idées, parfois même leurs valeurs. D'autres brouillent les cartes. Moi, ce qui m'intéresse ce ne sont pas les étiquettes, mais les convictions. Dans un monde incertain, on devrait toujours savoir d'où on vient pour savoir où aller. L'idée d'une troisième voie, toujours ressassée, n'est jamais qu'un positionnement à partir de la droite ou de la gauche. Si certains ne veulent pas du mot “gauche”, pourquoi pas? Reste que l'idéal de gauche est toujours vivant: c'est l'idéal égalitaire.»
«Demain c'est loin». Benoît Payan ne l'a jamais confié à personne: il écoute cette chanson du groupe I am sur le chemin des diverses séances au conseil municipal. Demain, ce sont des élections qui fermeront une ère historique: celle inaugurée il y a vingt-cinq ans par Jean-Claude Gaudin. Demain, malgré tout, sera «toujours la misère pour ceux qui poussent derrière».
Demain. Le chantier est immense. La gauche sera-t-elle, enfin, à la hauteur des ses ambitions?