Depuis son élection, il y a quatre ans jour pour jour, Emmanuel Macron n'a cessé d'alimenter les commentaires. C'est sa qualité première. Il est «commentable» si on peut dire comme d'autres sont bankables. On guette ses apparitions, on scrute ses faits et gestes. Ses discours sont passés au scanner des lexicographes. On lui prête des arrière-pensées, des stratégies secrètes. On lui attribue des dons surnaturels, ceux d'un surdoué capable de séduire ses interlocuteurs les plus rétifs. Celui qu'on qualifiait il y a quatre ans de «Mozart de la finance» a grandi et élargi le champ de ses compétences, il est désormais le meilleur épidémiologiste de France mais aussi un hypnotiseur, un narrateur et un scénographe qui met les moyens de l'État au service du grand récit national.
«La passion de raconter a englouti toutes les autres occupations», écrit Gogol dans Le Revizor et cette passion est devenue leur passion motrice, leur but dans l'existence. «Tout chez eux est devenu visite», écrit-il à propos de Bobtchinski et Dobtchinski, les Alain Duhamel et Christophe Barbier de l'époque. Le Revizor n'est pas décrit comme un maître manipulateur, mais plutôt comme un aimant qui attire les commentaires: il ne faut jamais oublier que le Revizor ne leur sort jamais de la tête. Ils sont tous obsédés par le Revizor. «Tout en lui est surprise et coup de tête... Les thèmes de sa conversation lui sont donnés par ceux qui l'interrogent; c'est eux-mêmes qui lui mettent les mots dans la bouche et créent la conversation...»
L'inflation des commentaires
Emmanuel Macron se donne à lire moins comme un sujet politique doté d'une puissance d'agir que comme une surface à déchiffrer. C'est un phénomène de distorsion de la notoriété qui se manifeste par l'inflation des commentaires. Une inflation qui va de pair avec le discrédit de tous les experts considérés à juste titre comme des narrateurs peu fiables. L'analyse politique cède ses armes à une vulgate pseudo-scientifique qui emprunte à la sémiologie, à la linguistique, à la psychanalyse, à la sociologie culturelle. Fuite en avant du discours dans l'espace évidé du politique alors que la puissance d'agir de l'État se mue en un volontarisme impuissant.
Au soir de sa victoire, Emmanuel Macron était apparu seul, marchant d'un pas lent dans la nuit jusqu'à la pyramide du Louvre, au son de L'Ode à la joie, l'hymne de l'Union européenne. Le choix du lieu n'était pas innocent. Ni la Bastille où furent célébrées les victoires de la gauche, ni la Concorde réservée à la droite. La Cour Napoléon pour l'histoire, la pyramide du Louvre pour la modernité. La plus belle perspective de Paris comme horizon d'attente. «Tout le monde nous disait que c'était impossible, mais ils ne connaissaient pas la France», prononça-t-il en écho aux mots de Barack Obama en 2008: «Ils disaient que c'était impossible, que ce jour n'arriverait jamais.» Pour évoquer ce moment déterminant de l'histoire, le chœur des commentateurs a adopté spontanément le lexique de la révélation: paroles légendaires, homme providentiel, élection historique.
On le compara à Obama et à Bonaparte, mais les plus fervents de ses admirateurs ne lui voyaient pas d'antécédents: ils le qualifaient d'«ovni» politique. «Macron, c'est Louis XIV plus Blaise Pascal réunis dans le même homme», est allé jusqu'à affirmer Christophe Barbier sur BFMTV! Personne ne l'avait vu venir. Un candidat furtif surgissant dans un ciel de conjectures, auréolé de son seul mystère. Il était passé sous les radars des égyptologues de la fonction présidentielle. Déjouant les lois de l'incarnation politique, il semblait étrangement désincarné, une silhouette, un profil, un homme miroir qui absorbait les significations. Un président zéro comme on le dit du premier patient de la pandémie.
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— Timothée Vilars (@TimoVilars) August 31, 2017
Avec son mouvement En Marche!, il avait pulvérisé le système des partis et conquis l'État. Il avait racheté à la baisse les gloires dégriffées de la Ve Réublique et les avait enrôlées sous la bannière du «Nouveau monde», une opération d'empaquetage à la Christo ou plus prosaïquement de «rebranding» d'une marque défraîchie. Anciens ministres de Jacques Chirac, hiérarques socialistes, ex-ministres de François Hollande, François Bayrou et Gérard Collomb, et jusqu'à l'icône démonétisée de Mai-68 Daniel Cohn-Bendit, ont fait les frais de cette opération. Ils se sont ralliés à son panache, tout heureux de bénéficier d'une cure de jouvence alors qu'ils empruntaient le chemin qui conduit au royaume des morts politiques. Macron a ouvert un trou noir dans lequel la classe politique s'est engouffrée comme un seul homme. Et il est réapparu au soir de sa victoire, remarquablement seul, en marche, comme un héros revenu des enfers où il a précipité la vieille classe politique discréditée.
Un «survivant désigné»
S'il fallait lui trouver un modèle dans les séries politiques ce ne serait ni le séduisant président Bartlet de À la Maison Blanche ni le cynique Frank Underwood dans House of Cards mais l'outsider Tom Kirkman de la série Designated Survivor. Inspirée par une disposition de la Constitution américaine qui prévoit qu'un «survivant désigné» accède au pouvoir en cas d'empêchement du président, du vice-président et de toute la classe politique, la série explore une situation limite: un pouvoir décapité, un président sans légitimité. Tom Kirkman est investi président des États-Unis après qu'un attentat a détruit Le Capitole au moment du discours sur l'état de l'Union. Pour la première fois, une série politique ne raconte pas la conquête du pouvoir mais son effondrement catastrophique. Non plus les vicissitudes de l'exercice du pouvoir suprême mais sa paralysie et son impuissance manifeste.
Emmanuel Macron a été régulièrement élu et il ne manque pas de qualités. Mais son élection aurait été impossible sans l'effondrement du système politique de la Ve République qu'il a accéléré et dont il a profité. D'un point de vue symbolique, il occupe la position d'un «survivant désigné». Il a hérité du pouvoir, il ne l'a pas conquis. C'est ce qui obère sa légitimité. Mais il n'est pas le seul. Marine Le Pen l'est également et pour des raisons évidentes: à cause de son histoire familiale qui la place en position d'héritière de son père, mais aussi en raison de l'hostilité historique du Front national à la Ve République. La dédiabolisation n'y change rien. Cette symétrie de positions peut expliquer leur présence au second tour bien mieux que les sondages. Tous les deux sont d'un point de vue symbolique les survivants d'un naufrage politique. La campagne qui va les opposer ne se jouera pas seulement dans l'affrontement des programmes et des compétences, mais dans la rivalité mimétique qui oppose deux «survivants désignés».