C'est l'histoire de deux jeunes poissons qui nagent et croisent le chemin d'un poisson plus âgé qui leur fait signe de la tête et leur dit: «Salut, les garçons! L'eau est bonne?» Les deux jeunes poissons nagent encore un moment, puis l'un regarde l'autre et lui demande: «C'est quoi l'eau?»
Cette petite histoire que le romancier américain David Foster Wallace (1961-2008) racontait à des étudiants en 2005 est une magnifique parabole de notre condition. Elle éclaire notre société numérique que Bruno Patino décrit dans son livre La civilisation du poisson rouge – Petit traité sur le marché de l'attention. «L'économie de l'attention détruit peu à peu tous nos repères, écrit-il. Notre rapport aux médias, à l'espace public, au savoir, à la vérité, à l'information, rien ne lui échappe. Le dérèglement de l'information, les “fausses nouvelles”, l'hystérisation de la conversation publique et la suspicion généralisée ne sont pas le produit d'un déterminisme technologique mais du régime économique choisi par les géants de l'internet.»
La tribune des généraux qui occupe l'agenda médiatique depuis une semaine est un cas d'école de ces emballements politico-médiatiques dont la logique le plus souvent nous échappe. Il a suffi en effet qu'un capitaine de gendarmerie à la retraite publie un livre intitulé Les damnés de la France, classique inversion rhétorique à l'extrême droite, ressassant ses obsessions (le délitement de la France menacée par l'islamo-gauchisme et l'insécurité liée à l'immigration), qu'il en tire une «Lettre ouverte à nos gouvernants» signée par une vingtaine de généraux cacochymes (moyenne d'âge 75 ans) et qu'il crée un site internet dédié, afin de faire la promotion dudit livre et de ladite lettre ouverte, reprise par Valeurs Actuelles et par un site conspirationniste américain (The Western Journal) pour que la médiasphère s'enflamme, agitée par le chiffon rouge d'un quasi-appel au putsch militaire, et que l'affaire remonte jusqu'aux plus hautes autorités de l'État sommées de sanctionner les factieux ou de les comprendre, ou les deux en même temps.
Une «opération» menée de main de maître et revendiquée comme telle par l'intriguant capitaine de gendarmerie, qui peut se targuer d'avoir réussi à occuper l'attention médiatique pendant plus d'une semaine. En d'autres temps, ce Pinochet au petit pied aurait été la cible des caricaturistes de Charlie Hebdo ou des cinéastes facétieux de ses ancêtres tropéziens. Mais ce gendarme ne fait plus rire dans ce pays qui vieillit mal, de plus en plus dominé par la peur et qui n'écoute plus que les prophètes de malheur. Il ne fait plus peur non plus. Il a détourné la peur sur d'autres cibles, les immigrés, les musulmans, tous agents du «Grand Remplacement». Il sonne le tocsin. Mais le tocsin est devenu un business model à l'ère du clash. Le Brexit et l'élection de Trump en ont prouvé l'efficacité. Il consiste à jeter le discrédit sur toutes les autorités légitimes. Et quoi de mieux pour cela que de faire miroiter la possibilité d'un putsch? Un sondage, confus et confondant, en a apporté la confirmation: 58% des Français seraient plus ou moins d'accord avec les militaires.
Ne manquait que la date de publication, le soixantième anniversaire au jour près du putsch des généraux le 21 avril 1961, pour que le képi du général de Gaulle ou son ombre s'invite dans les commentaires et que le spectre du fascisme revienne hanter les consciences troublées, les unes pour le souhaiter, les autres pour le craindre. Car tout ce qui fait événement désormais est enfermé dans une boucle de rétroaction parodique.
L'important, c'est de capter l'attention
Même Marine Le Pen est renvoyée par le ressac de l'histoire aux vieilles obsessions paternelles. De Maurras à l'Algérie française, du fascisme d'entre-deux guerres au vieux fond pétainiste, du néolibéralisme reaganien au souverainisme de gauche comme de droite. Marine Le Pen comprend d'instinct les codes du sampling idéologique. Pressée d'affoler les médias gramophones et de provoquer les cris d'orfraie d'un antifascisme pavlovien, elle a saisi cette occasion pour reconquérir ses titres d'héritière en matière de diableries paternelles. Instruite par quatre ans de macronisme, elle s'est peut-être dit qu'après tout, elle aussi pouvait jouer du «en même temps» et conjuguer le diable et la dédiabolisation. Car comment se dédiaboliser en permanence si on efface complètement le diable en soi? Et le diable n'a-t-il pas plusieurs visages? Et plusieurs accoutrements? Il peut s'habiller en jeans et emprunter l'uniforme des paras. C'est ce qui fait son charme, le sampling des codes et des habitus. L'important, c'est de capter l'attention. C'est ça le job du diable aujourd'hui. Et Marine Le Pen l'a bien compris.
«La pire séduction du mal, écrivait Kafka, c'est la provocation au combat.» Car le diable est un séducteur et les troupes du bien qui accourent pour lui faire barrage ne font que répondre à son appel et ne réussissent souvent qu'à lui servir de cortège. C'est tout le paradoxe de la pose antifasciste.
Que faire alors?
Se souvenir de l'eau.
Comme les poissons de la fable de Foster Wallace, nous oublions l'essentiel, l'espace dans lequel nous sommes immergés nuit et jour, qu'on l'appelle «société numérique», «médiasphère» ou «espace public» et dont nous subissons l'influence sans le savoir. Ce n'est pas seulement un milieu aquatique clos ni même l'univers des constellations du zodiaque dont l'astrologie a décrypté depuis longtemps l'influence sur les humains, c'est un filet aux mailles serrées, un réseau d'algorithmes qui captent les attentions, enchaînent les pensées et modèlent les émotions. C'est l'habitat numérique que nous avons construit, l'exosquelette que nous sécrétons à chaque clic sur le web, l'espace de nos interactions quotidiennes sur les réseaux sociaux.
En apparence, nous sommes libres de nos pensées, nous pouvons échanger des opinions et participer au débat public à l'instar de ces deux poissons qui se déplacent librement dans l'eau, leur espace public. Ils peuvent interagir avec d'autres poissons, opiner, exprimer leurs émotions, et même rejoindre les bancs de poissons de leur choix. Mais ils n'ont pas idée de ce qui les entoure. L'eau est-elle froide ou tiède? Claire ou trouble? Est-elle pure ou polluée? Agitée de vagues ou stagnante? En quoi ces états changeants affectent-ils la vie aquatique et leur humeur? Ils ne s'en soucient pas. Leur intelligence est contingente. Elle ne saisit pas le grand contexte dont dépend la qualité de leurs échanges et de leur vie, l'écologie de leur univers émotionnel et mental.
Aucun candidat n'aborde la question de l'eau
La parabole des deux poissons éclaire le problème central de toute délibération démocratique, a fortiori en période de campagne électorale. Chaque candidat a sa propre idée de ce qu'il convient de mettre au centre de l'attention. Pour les uns, c'est l'économie, car de l'état de l'économie dépend le bien-être collectif. Pour d'autres, c'est la démocratie qui doit être au centre de notre attention. Pour d'autres encore, ce sont les inégalités qu'il faut réduire en priorité car leur aggravation finira par déchirer le contrat social. Pour d'autres enfin, c'est l'avenir de la planète qui doit être au cœur des politiques publiques. On pourrait allonger cette liste en y ajoutant les thèmes négatifs mais qui sont assurés de trouver de l'écho dans l'opinion: l'immigration (envahissante), les frontières (passoires), la sécurité (menacée), l'identité (malheureuse), la souveraineté (perdue), etc.
Mais aucun candidat n'aborde la question de l'eau. Tous s'agitent dans leur banc de poissons; ils exécutent toutes sortes de postures pour attirer l'attention des électeurs mais ils oublient l'essentiel, l'écosystème de la démocratie. Si cet écosystème est pollué, agité de secousses sismiques ou plongé dans l'obscurité, c'est la démocratie qui s'éteint ou se réduit à une cacophonie de bruits incohérents et à un déchaînement de passions guerrières. Comment sauver le débat public, l'agora, c'est-à-dire l'espace et le temps de la délibération démocratique? Voilà la mère de toutes les campagnes: comment se réapproprier l'attention?
«La morale de cette histoire, commentait Foster Wallace devant les étudiants de Kenyon College en 2005, est tout simplement que les réalités les plus évidentes sont souvent les plus difficiles à voir et à exprimer. La vérité avec un grand V n'a rien à voir avec la connaissance mais tout à voir avec l'attention. L'attention à ce qui est si vrai et si essentiel, si caché à première vue et pourtant autour de nous en permanence que nous devons nous rappeler chaque jour et toujours: c'est de l'eau, c'est de l'eau...»