Marine Le Pen est de retour. Pour la troisième fois depuis 2012, elle vient de déclarer sa candidature à l'élection présidentielle. Elle l'a fait sans solennité, presque à la dérobée à la faveur d'un voyage dans le Nord où elle était venue soutenir le candidat du Rassemblement national (RN) aux élections régionales. «Au-delà d'un débat qui avait été raté après une très belle campagne, a-t-elle déclaré, les Français [ont] compris que le fond était essentiel et que la candidate était solide. C'est la raison pour laquelle je suis à nouveau candidate à la présidentielle.»
"J'ai la possibilité de gagner la #présidentielle2022, de changer fondamentalement une politique qui fait souffrir des millions de Français." #MardiPolitique pic.twitter.com/qsI5eSvuBk
— Marine Le Pen (@MLP_officiel) April 6, 2021
Difficile de faire moins solennel. En 2002, Lionel Jospin avait lui aussi voulu faire simple; il avait adressé sa déclaration à l'AFP par fax, une annonce qu'on avait jugée désinvolte à l'égard des Français. Se déclarer candidat à l'élection présidentielle n'est pas chose aisée. C'est un premier date dans «la rencontre d'un homme et de son peuple». C'est encore plus difficile quand c'est une femme qui vient lui déclarer sa flamme.
L'horizon indépassable de la présidentielle
Marine Le Pen s'est déclarée sans emphase, comme on rappelle une évidence. Sans précipitation, presque sans désir, avec la ferveur retenue d'une novice sur le point de prononcer ses vœux. Un sondage publié par le JDD est venu confirmer sa légitimité: 48% des Français estiment «probable» sa victoire dans un an. Un score qui a semé la panique à gauche comme à droite. C'était fait pour ça. La candidate s'est contentée de juger «plausible» sa victoire en 2022. Longtemps on a spéculé sur sa présence au deuxième tour. Désormais, c'est une certitude. Ce n'est plus un accident électoral, c'est une aubaine. Tous les scénarios reposent sur sa présence au second tour. Elle est l'horizon indépassable de l'élection présidentielle. À tel point qu'on dirait que ce n'est pas Marine Le Pen qui brigue la présidence, mais la présidence qui est candidate à Marine Le Pen.
Après son débat raté avec Emmanuel Macron en 2017, elle avait disparu, pansant ses plaies, préparant le congrès de son parti, son retour dans la lumière. Elle sut se faire oublier, pour mieux réapparaître avec, à ses côtés, l'ex-conseiller de Donald Trump, Steve Bannon, le méchant magnifique, qui lança aux militants du FN réunis à Lille: «Laissez-les vous appeler racistes, xénophobes, islamophobes… Portez-le comme un badge d'honneur parce que chaque jour qui passe nous devenons plus forts, et eux s'affaiblissent.»
L'ancien conseiller Steve Bannon et la présidente du Font national Marine Le Pen au congrès annuel du parti le 10 mars 2018 au Grand Palais de Lille. | Philippe Huguen / AFP
La présence de Bannon à ses côtés ne valait pas approbation de toutes ses lubies, elle signalait un changement de paradigme. Fini le ressassement de l'histoire coloniale jamais digérée, le poujadisme boutiquier, (Le Pen c'est «le petit drapeau français sur le tiroir-caisse», disait Poujade), il était temps de prendre le train du futur, d'adopter le code de l'alt-right américaine et ses méthodes: surfer sur la vague du discrédit grâce aux datas et aux algorithmes.
Glamouriser l'abjection
Au fil de ses trois candidatures (2012, 2017, 2022) Marine Le Pen a exorcisé Le fantôme du père. L'héritière a relooké l'héritage. Elle a dépénalisé le Pen. Oubliés ses jeux de mots antisémites, son racisme indécrottable, ses amitiés douteuses avec d'authentiques néonazis, son ethos de para et ses chants militaires, sans parler des soupçons de torture qu'il aurait pratiquée en Algérie. Marine le Pen a réussi à se défaire de ce père encombrant. Si elle a su vaincre un tel fauve politique, se disent ses électeurs, elle saura résister aux assauts de la mondialisation.
Son père était franchement odieux, sa fille est faussement avenante. Son sourire a remplacé le rictus dans la visagéité de l'extrême droite, il s'étale dans les magazines people. Le Pen faisait le clown, il jouait au méchant, poussant toujours plus loin la limite de l'acceptable, il adorait être détesté. La fille veut être aimée. Elle a normalisé l'odieux, glamourisé l'abjection.
Si elle évite soigneusement toute allusion à la Shoah, elle ne se prive pas de comparer les prières des musulmans dans les rues à une armée d'occupation, réveillant les souvenirs de l'Occupation allemande ou allant jusqu'à convoquer l'imaginaire des croisades en brandissant la menace d'un «nouveau califat» sur le pays.
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Maman Marine et Maîtresse Le Pen
Si on peut parler de virage, il n'est pas seulement idéologique, mais aussi symbolique et même chimique comme un révélateur photographique. Le brun a viré au bleu marine, le Front a muté en Rassemblement, le diable borgne s'est effacé et a cédé la place à la girl next door, un diable charmant qui s'habille en jeans bruts. On raconte même qu'elle s'était fait arracher des molaires pour atténuer ses mâchoires saillantes. Elle a aussi changé de coupe de cheveux: un carré mi-long, effilé et près du visage. «Elle gagne ainsi en finesse dans son allure, mais aussi dans ses idées», affirmait son ancienne conseillère en communication.
En 2016, elle avait perdu 11 kilos grâce à un régime drastique, en 2022 c'est son programme qui a été allégé. Dès juillet 2017 un bureau national du FN avait proposé le changement de nom du parti et un aggiornamento programmatique. L'ex numéro 2 du Front national Florian Philippot, parti fonder Les Patriotes, en avait résumé la portée en un tweet lapidaire. «Fin du Frexit, de la sortie de Schengen. C'est très clair.»
RN 2021 : « On est en train de s’européaniser », promotion de la « souveraineté partagée ». Fin du Frexit, de la sortie de Schengen. C’est très clair.
— Florian Philippot (@f_philippot) February 11, 2021
Comme je l’avais prévu en 2017, le RN a laissé tomber toute idée d’indépendance et fait du Macron.
Nous, nous ne lâcherons rien. https://t.co/vZIXC8nz1E
Depuis Marine Le Pen a négocié un nouveau virage sur la dette publique, elle s'est prononcée pour son remboursement, «un aspect moral essentiel» car un État souverain doit avoir «une parole d'airain». De l'ordolibéralisme dans le texte.
«Il n'y a plus de dédiabolisation. Maintenant, on est dans la présidentialisation», confirme Philippe Olivier, proche conseiller de la candidate. Le vice-président du parti, Jordan Bardella, est allé plus loin: «À quatorze mois d'une élection présidentielle, où les sondages nous mettent entre 46 % et 48 % au second tour face au président sortant, ces sondages nous obligent. On prend en compte les réalités d'un monde qui évolue.» Mais est-ce le monde qui évolue ou le Rassemblement national qui s'affirme comme un modèle de gestion «autoritaire» de la crise?
À force de lui emprunter ses thèmes de prédilection, une grande partie de la classe politique est devenue «lepéno-compatible».
Nicolas Dupont-Aignan n'a pas tort d'affirmer: «Marine Le Pen ne dit plus rien sur rien.» Mais il en tire des conclusions erronées. Si elle n'a plus rien à dire, c'est que les autres se chargent du message. Car elle n'a pas seulement dédiabolisé son parti, elle a infecté tout le spectre politique. Ses porte-parole se recrutent bien au-delà de ses propres rangs. Elle aurait tort d'insister. Sur l'immigration, l'islam, l'identité nationale, la laïcité, peu nombreux sont ceux qui peuvent lui faire la leçon. Et s'ils le font parfois, c'est pour lui reprocher sa trop grande «mollesse» comme le ministre de l'Intérieur, Gérald Darmanin, au cours d'un débat avec Marine Le Pen, qui semblait insinuer mezza voce: «Vous n'avez pas le monopole de la haine!»
Faute de proposer une alternative à l'idéologie du RN, celle-ci a gagné les esprits de ceux-là mêmes qui prétendaient le combattre: ils parlent comme lui, brandissent des drapeaux tricolores en toute occasion, chassent les Roms, poursuivent les réfugiés et s'interrogent gravement sur leur «identité malheureuse». À force de lui emprunter ses thèmes de prédilection, une grande partie de la classe politique est devenue «lepéno-compatible». Il n'y a plus que des ventriloques sur les écrans. La lepénisation des esprits est accomplie.